Kobanê, bientôt deux mois de résistance

Cet article a été publié sur le site de l’Organisation Communiste Libertaire (OCL) le 10 novembre et propose un tour d’horizon à la fois sur l’organisation de la vie quotidienne et de la résistance à Kobanê, mais aussi sur les évolutions politiques de cette dernière et de la bataille qui s’y mène. 

Kobanê, bientôt deux mois de résistance

Ce 9 novembre, les YPG annoncent que les djihadistes ont été contraints de se retirer d’un quartier du centre de Kobanê qu’ils contrôlaient et de reculer en direction de la partie orientale de la ville qu’ils occupent encore. Avant de fuir, ils auraient détruit à l’explosif une mosquée qui leur servait de quartier général.
Par ailleurs, les défenseur-e-s de Kobanê multiplient depuis 48 heures les attaques et les incursions à l’extérieur de la ville, en direction de certains villages, et cela sur tous les fronts, ouest, sud et est.

Deux articles récents sur la bataille de Kobanê, un sur la manière dont s’organise la vie quotidienne et la résistance dans Kobanê, l’autre abordant certaines des dernières évolutions politiques qui accompagnent et caractérisent cette bataille.

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Un reportage sur la ville assiégée de Kobanê

Özgür Gündem

Le 7 novembre 2014

Depuis près de deux mois, les combattants de l’Etat islamique (IS) assiègent la ville kurde de Kobanê dans le Kurdistan occidental. Ersin Çaksu est l’un des rares journalistes qui couvre quotidiennement la ville assiégée de Kobanê.

Je suis arrivé le 19 septembre, quatre jours après le début des attaques de l’IS sur Kobanê. La plupart des civils que j’ai vus ont depuis disparu. Certains d’entre eux ont fui vers la Turquie, d’autres ont malheureusement été tués dans les combats.

A Kobanê et dans les 360 villages environnants vivaient environ 400.000 personnes. Maintenant ne vivent plus que 4000 personnes dans les zones sûres du centre-ville. 5.000 autres civils vivent encore à Til Sheir, un village à l’est de Kobanê. La zone est minée et est situé entre les barbelés de la frontière avec la Turquie et une ligne de chemin de fer.

Lorsque l’IS a commencé avec ses attaques, de nombreuses personnes ont fui avec leurs affaires dans cette zone. Il y a des familles entières, mais leurs yeux sont dirigés vers Pîrsûs (Suruç) la ville frontalière du côté turc.

Le seul lien possible entre Kobanê et Pîrsûs est avec le téléphone portable. Les gens des deux côtés se font du souci réciproquement. Alors que les civils restés dans Kobanê font partie de la lutte contre l’IS, leurs familles et parents dans Pîrsûs combattent comme réfugiés pour leur survie.

L’est de Kobanê ressemble à un tas de gravats provoqués par les attaques au mortier, les attentats-suicides de l’IS avec des explosifs chargés dans des véhicules et les attaques aériennes de la coalition anti-IS. Avant la guerre, l’est était une des parties les plus riches de la ville.

Bien que la partie sud de la ville n’est pas autant endommagé que la partie orientale, les destructions sont partout visibles. Ces parties de la ville ont été le théâtre de féroces combats de rue et aucune des portes de ces maisons n’est ouverte. Tous les logements sont reliés entre eux par de grands trous dans les murs. Il est possible d’aller de maison en maison à travers ces trous, puis de pénétrer dans une autre partie de la ville, quatre ou cinq pâtés de maisons plus loin.

Dans chaque rue, il y a des véhicules détruits. Depuis le début des combats, les rues ne sont pas nettoyées et la ville a été envahie par les mouches. Mais maintenant que le temps est devenu plus frais la puanteur est moins intense. Les pénuries alimentaires et en eau ont considérablement aggravé la situation pour les chiens errants et les autres animaux vivant dans la rue. La plupart des civils sont soit des personnes âgées, soit des femmes avec de jeunes enfants. Bien qu’ils ne soient pas autorisés à aller au front et à lutter contre l’IS, certains brisent l’interdiction.

Xale Osman, 67 ans, s’est armé lui-même et combat aux côtés de ses deux fils. « Alors que les jeunes d’ici meurent, pensez-vous vraiment que j’ai peur de la mort ? » me demande-t-il.
Les civils quittent leurs maisons la nuit, seulement en cas d’urgence. Si quelqu’un tombe malade, les milices locales sont avisées et un véhicule des unités de défense (YPG /YPJ) vient et emmène les gens là où ils peuvent être soignés.

En cas d’attaque ou d’une autre menace de l’IS, les YPG/YPJ déclarent une situation d’urgence à court terme et emmènent les gens dans d’autres maisons jusqu’à ce que le danger soit passé.
A Kobanê il y a une énorme solidarité. Voyager à travers la ville devient plus facile chaque jour, parce que le premier véhicule que l’on rencontre sur la route, s’arrête et vous invite à monter.

C’est peut-être cette solidarité qui explique précisément pourquoi Kobanê a pu résister si longtemps. Il y a peu de personnes qui vivent encore dans leurs propres maisons. S’il le faut, les portes des maisons sont ouvertes à tout moment pour les personnes nécessiteuses. Ceux qui sont encore dans leurs maisons, partagent le fromage, les cornichons, la confiture et les légumes secs, qu’ils avaient cultivés pour l’hiver, avec les personnes dans le besoin.

Bien que les gens aient peu pour survivre, ils le partagent entre eux. Par exemple, si une voiture est nécessaire, les YPG/YPJ ouvre un garage et inscrit au nom du propriétaire du véhicule ainsi que la plaque d’immatriculation et le véhicule peut être utilisé.

Il n’y a aucune activité commerciale dans la ville. Le seul magasin encore ouvert est la boulangerie. Le pain est distribué gratuitement à la population. D’autres aliments, surtout des stocks en conserve et ceux de l’aide humanitaire sont répartis régulièrement entre les habitants certains jours déterminés. L’eau est distribuée dans de grandes bouteilles. L’administration locale distribue également de la farine tous les trois jours. Cinq ménages se partagent un sac de 50 kg de farine.

Il y a des civils qui se mettent volontairement en avant et réalisent des travaux bénévoles. Ils réparent des véhicules, des armes et des générateurs dans une ville qui n’a pas d’électricité depuis 18 mois. Dans de nombreux cas, ils aident les médecins à transporter les blessés, portent des armes et des munitions vers la ligne de front, cuisinent pour les combattants ou cousent des vêtements pour eux. Alors que l’hiver s’installe lentement ici, les maladies et l’hygiène sont devenues un réel problème.

Il n’y a que cinq médecins dans toute la ville, et en raison du manque de matériel médical et de médicaments les médecins dans la plupart des cas ne peuvent traiter les plaies que provisoirement. Les trois hôpitaux de la ville de Kobanê ont été détruits par des attaques à la bombe et les médecins soignent les blessés dans un petit bâtiment. Beaucoup de ceux qui sont malades, refusent d’aller voir le médecin. Une femme âgée explique que l’équipement médical est de toute façon déjà rare. « Les médicaments ne doivent pas être gaspillés sur nous. Nos enfants se battent et se blessent. Les soins médicaux, les médicaments doivent être utilisés pour eux. »

Alors que le cimetière de Kobanê est devenu un champ de bataille, les morts sont enterrés dans une autre partie de la ville. Xatun, une femme me dit après les funérailles d’un parent – un jeune combattant – qu’ils n’ont pas le temps de pleurer correctement. « Nous ne pleurons pas maintenant. Si Kobanê est libre, je pleurerai deux fois. Une fois des larmes de tristesse couleront pour les jeunes que nous avons enterrés. Et aussi des larmes de joie parce qu’ils auront sacrifié leur vie et ainsi libéré Kobanê ».

Özgür Gündem, 07/11/2014, ISKU
ISKU | Informationsstelle Kurdistan

Traduction rapide : XYZ / OCLibertaire

source : ici

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Kobanê, l’ISIS et la Turquie

Amed Dicle

Le 9 novembre 2014

La résistance Kobane en est à son 56ème jour. L’ISIS est conscient qu’il a été brisé à Kobanê. L’impact psychologique de cette perte est clairement visible parmi les groupes d’attaque. Cette réalité est plus visible encore sur la première ligne et repérable dans les communications internes, par talkie-walkie, de l’ISIS.

Cependant, l’ISIS est toujours dans Kobanê et la bataille continue. Comme nous l’avons dit précédemment, tant que l’ISIS est capable de rester à Raqqa, à Jarablus et à Tel Abyad, Kobanê restera une zone de guerre. Mais en même temps, alors que l’ISIS continue de subir des pertes à Kobanê, il est en train de s’affaiblir dans les endroits mentionnés ci-dessus. Cela, en un mot, signifie qu’une victoire contre l’ISIS à Kobanê conduira à long terme à la défaite de l’ISIS dans le reste de la Syrie. Ce processus a commencé et peut durer pendant une grande partie de l’année prochaine.

Je crois que l’ISIS est catégorique sur le fait de rester dans Kobanê parce qu’il est trop conscient de cet enjeu. Parce qu’une éventuelle retraite du centre urbain de Kobanê vers la campagne environnante assurera l’anéantissement complet de l’ISIS. Cela signifiera leur faire perdre l’avantage psychologique face aux YPG/YPJ, aux forces peshmergas et aux forces de Burkan El Firat [“Volcan de l’Euphrate”, combattants locaux officiellement affiliés à l’Armée syrienne libre], tout en en faisant aussi des cibles idéales pour les frappes aériennes de la coalition. Une retraite signifierait un suicide militaire pour l’ISIS. Toutefois, l’insistance de l’ISIS à rester dans Kobanê signifie la même chose ; on peut donc dire qu’en effet ils ont été vaincus.

L’ISIS a attaqué Kobanê pour les intérêts d’autres forces et est maintenant dans le pétrin. La force qui a fait de Kobanê une cible pour l’ISIS et qui lui a offert tout l’appui possible dans ses efforts était et est encore la Turquie.

L’Etat turc voulait que Kobanê tombe, et le veut encore. Il y a deux raisons à cela. La première est que Kobanê est le berceau de la Révolution du Rojava. Il voulait infliger un coup fatal contre le berceau de la révolution. La Turquie ne veut pas que les Kurdes de Syrie obtiennent leurs droits ou statut en tant que peuple, et elle était prête à collaborer avec l’ISIS à cette fin. Deuxièmement, la Turquie voulait faire de la présence de l’ISIS à ses frontières un levier pour ses visées diplomatiques en ce qui concerne la crise syrienne.

Alors, que fait le gouvernement de l’AKP fait pour atteindre ces objectifs ? Rappelons-nous : d’abord, il pensait que l’attaque de l’ISIS contre Kobanê se traduirait par la chute de la ville en un temps très court. Sous le couvert d’accueillir les réfugiés en provenance de Kobanê, il allait utiliser cela contre le mouvement de libération kurde et les puissances mondiales. Le premier scénario envisagé ne s’est pas matérialisé. Les plans d’Ankara ont été sabotés par la résistance de Kobanê.

La tentative suivante a été mise en pratique avec l’invitation de Salih Muslin [co-président du PYD] à Ankara : Ankara avait même déclaré : « Nous allons offrir toute l’aide possible, nous aussi allons les frapper ». Ils voulaient faire monter les attentes parmi les Kurdes. Cependant, après la visite de Muslim [co-président du PYD], le soutien de la Turquie en faveur de l’ISIS s’est intensifié. La déclaration d’Erdoğan selon laquelle« Kobanê peut tomber très bientôt » a montré son optimisme et sa foi en l’ISIS. Cela a démasqué une fois de plus la politique de la Turquie à l’égard de Kobanê.

Malgré cela, le gouvernement turc a essayé de gagner du temps avec de nouveaux coups. Ils ont dit que les peshmergas et l’ASL devaient être autorisés à pénétrer dans Kobanê. En disant cela, la Turquie pensait que le gouvernement régional du Kurdistan n’allait pas envoyer de peshmergas à Kobanê, et en tout cas que le PYD n’accepterait aucun peshmergas à Kobanê. Nous devons nous rappeler qu’avant même qu’un des côtés kurdes ait publié une déclaration sur la question, Erdoğan avait émis des prédictions sur la question de savoir si les Kurdes accepteraient une telle mesure.

Cependant, aucune force kurde n’avait fait le moindre commentaire sur l’envoi de forces peshmergas dans Kobanê [*]. Erdoğan voulait provoquer des luttes intestines entre les Kurdes.

Lorsque les peshmergas sont partis pour Kobanê, les Turcs les ont fait attendre à Suruç pendant trois jours, au cours desquels l’ISIS a intensifié ses attaques sur le poste-frontière de Mursitpinar. Leur but était de s’emparer du point de passage de la frontière afin de stopper la peshmergas et les empêcher de pouvoir réellement entrer dans la ville. Une fois de plus, le plan d’Ankara a échoué. Le point de passage de la frontière de Mursitpinar a été héroïquement défendu par les combattants des YPG et toutes les attaques ont été repoussées avec succès.

Actuellement, la montée de la pression internationale et le statut légendaire de Kobanê ont mis la Turquie dans une situation difficile. La Turquie est tombée dans le trou qu’elle a elle-même creusé. Malgré cela, il est trop tôt pour dire si la Turquie a modifié sa politique en ce qui concerne Kobanê. Et, pour être honnête, si la Turquie ne change fondamentalement sa politique envers les Kurdes, il semble impossible qu’ils changent leur approche de Kobanê. Il semble que la Turquie reste catégorique sur la poursuite de sa politique antikurde irrationnelle dans un proche avenir.

La haine kurde envers les décideurs turcs est en passe de leur rendre la vie difficile. Cela ne peut conduire qu’à une disparition politique. La disparition militaire, culturelle, politique et économique du colonialisme ne peut signifier que la libération des Kurdes et des autres communautés opprimées. La résistance de Kobanê a veillé à ce que cette nouvelle ère soit maintenant à portée de la main…

Traduction rapide : XYZ / OCLibertaire

source : ici

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[*] NdT.

Il n’est pas exact de dire que les Kurdes de Kobanê ont accueilli sans réserve l’arrivée des peshmergas et des renforts de l’ASL (dont Erdoğan voulait faire monter le contingent de ces derniers à 1400 hommes). Ils ont fait savoir que leurs frères kurdes d’Irak feraient mieux d’aller combattre l’ISIS sur le front irakien, et que l’ASL serait plus utile en attaquant l’ISIS ailleurs, et notamment le verrou de Tall Abyad, à l’est de Kobanê, qui bloque la jonction avec le canton de la Jazira. Mais, c’était là des points de vue émanant de commandant-e-s des YPG/YPJ n’engageant pas officiellement la direction du PYD. Dans les faits, l’arrivée d’une petite centaine de combattants de l’ASL et surtout de 150 pechmergas bien équipés en armes (quelques blindés, de l’artillerie et des missiles antichars…), en munitions et en équipements, renforce objectivement la capacité de combat de la résistance de Kobanê sans modifier véritablement l’équilibre des forces politiques dans la ville. Même s’il y a un commandement militaire conjoint (YPG-pechmergas-Burkan El Firat), ce sont les YPG/YPJ qui tiennent la baguette, qui connaissent la ville, qui maitrisent les opérations… C’est un nouvel échec pour Erdoğan.

Source : http://oclibertaire.free.fr/spip.php?breve575

Solidarité libertaire Paris-Kobanê le 1er novembre

Nous reproduisons ici l’article publié sur le site d’Alternative Libertaire, présentant un retour sur la manifestation du 1er novembre à Paris, et une synthèse du meeting anarchiste du 31 octobre à l’Académie des arts et cultures du Kurdistan.

Entre 5.000 et 10.000 personnes ont défilé à Paris, samedi 1er novembre, dans le cadre de la journée mondiale de solidarité avec Kobanê, assiégée par les djihadistes de Daech et menacée par les tanks de l’armée turque.

D’un même mouvement, toutes les formations libertaires (AL, FA, CGA, OCL, CNT-F, CNT-SO, CNT-AIT, collectif Anarchistes solidaires du Rojava) ont répondu présent à cette journée de protestation, pour réclamer « des armes pour le Rojava » et saluer la révolution au Kurdistan syrien.

Un fort contingent rouge et noir était donc présent à la manifestation parisienne, parmi les nombreux drapeaux rouge, jaune et vert caractéristiques de la gauche kurde.

Étaient également présentes des délégations des syndicats SUD-Solidaires, du NPA et du PCF, ainsi que de nombreuses organisations de l’extrême gauche turque, et des féministes.

Il faut noter, pour la première fois depuis le début des manifestations de soutien à Kobanê, l’apparition de drapeaux du Gouvernement régional du Kurdistan irakien. Le récent renfort de peshmergas à Kobanê n’y est sans doute pas étranger.

La marche s’est achevé par un émouvant meeting place de la République.

La veille au soir, un meeting anarchiste s’était tenu dans un haut lieu de la gauche kurde à Paris : l’Académie des arts et cultures du Kurdistan, rue d’Enghien.

Alors que quelques militantes et militants préparaient les banderoles et les pancartes pour la manifestation du lendemain, une centaine de personnes ont débattu de la situation :
- de quelle nature est la révolution au Kurdistan syrien ? Révolution sociale ou démocratique ?
- quel est l’équilibre entre le pouvoir populaire, le parti dirigeant (PYD), les milices YPG-YPJ ?
- quelle est la situation économique au Rojava ? (une campagne de soutien financier a été lancée par les libertaires).
- Kobanê a reçu l’appui aérien de la coalition arabo-occidentale, ainsi que des livraisons d’armes. Mais jusqu’à quel point peut-on être aidé sans perdre son indépendance ?
- quelle forme prend le mouvement des femmes ? (une mission féministe française part le 6 novembre au Kurdistan pour y rencontrer les actrices locales).

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INTRODUCTION AU MEETING ANARCHISTE DU 31 OCTOBRE 2014

Réalisée par un camarade du Collectif Anarchistes Solidaires :

Cher(e)s ami(e)s, cher(e)s camarades, chers frères et sœurs kurdes

C’est avec beaucoup de fierté, qu’en ce vendredi, veille de la journée internationale de solidarité avec Kobanê, je prends la parole dans votre meeting, au nom de l’initiative anarchiste de solidarité avec le Rojava, un collectif qui s’est constitué récemment sur Paris à l’initiative d’individus membres d’organisations libertaires ou non, et qui tente par différents moyens d’attirer l’attention et de développer une solidarité politique et matérielle avec les combattants et les combattantes de Kobanê et plus largement avec les peuples du Rojava en lutte.

Depuis six semaines la ville de Kobanê est le théâtre de combats acharnés de la part des volontaires des YPG et des YPJ. Sous les yeux du monde entier, la lutte des Kurdes pour défendre à la fois l’autonomie territoriale et politique du Rojava et résister jusqu’à la mort aux vagues d’attaques des mercenaires de l’État Islamique, force non seulement le respect et l’admiration, mais est en train d’ouvrir une nouvelle séquence à la fois pour le Kurdistan lui-même, mais aussi pour toute la région, et enfin pour tout ceux qui s’intéressent de près ou de loin à toutes les voies que prennent les tentatives d’émancipation.

La résistance de Kobanê est devenue résistance de l’ensemble des Kurdes, de toute la région et de toute la diaspora, un facteur de premier ordre dans le sentiment d’appartenance et de puissance, dans cette capacité aujourd’hui de prendre son destin en main, d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire de ce peuple certes opprimé, mais qui s’est toujours battu, les armes à la main, pour faire respecter sa dignité, son existence et son droit.

Mobilisation dont témoignent les dernières manifestations en Turquie qui ont connu un niveau de violence rappelant les années 1990 : plus de 50 morts en quelques jours, couvre-feu, déploiement de l’armée dans les villes. Mobilisation de milliers de Kurdes et aussi de Turcs solidaires à la frontière turco-syrienne pour afficher leur soutien au plus près des résistants et en défi vis-à-vis de l’armée turque. Mobilisation avec les centaines, les milliers de jeunes et de moins jeunes qui ont forcé les barrages, découpé les barbelés et ont rejoint pour un jour, pour une semaine ou plus, les habitants qui refusaient de quitter leurs foyers et les combattant-e-s de la cité assiégée.

Le caractère exceptionnel de cette bataille est aussi qualitatif : Il n’a échappé à personne que les combattants et combattantes sont majoritairement issus de la gauche kurde et qu’ils et elles sont les acteurs d’un projet d’autonomie politique et territoriale dans le Rojava, projet basé sur la critique du concept de l’État-nation, sur le pouvoir communal, sur l’égalité hommes femmes, sur la mixité de genre, sur la prise en compte inclusive de toutes les minorités de cette région, sur des formes de justice moins punitive mais basées sur le consensus et l’idée de réhabilitation, sur des formes de démocratie originales.

La révolution du Rojava et ce que le mouvement kurde appelle le « confédéralisme démocratique » est une proposition qu’il faut replacer et qui prend toute son importance dans le contexte des soulèvements du « printemps arabe », de leurs bilans, de leurs échecs et des questions qui avaient été ouvertes alors et qui sont restées sans réponses. Elle doit être considérée comme une proposition valide et concrète pour l’ensemble de la région méditerranéenne et moyen-orientale : une alternative cohérente à tous les régimes d’oppression et de spoliation sans exception, issus des découpages territoriaux de l’époque coloniale et des deux guerres mondiales – aussi bien les chimères du « nationalisme arabe » à parti unique et dictature militaire, que les pétromonarchies, les différentes variantes de l’islamisme politique ou bien encore l’État colonialiste d’Israël.

Si la bataille de Kobanê est dotée d’une spécificité, c’est le champ des possibles qu’ouvre la victoire des combattant-e-s kurdes, ce que Kobanê marque particulièrement comme rupture avec des décennies de domination impériale des puissances capitalistes, c’est que la lutte particulière d’un peuple particulier pour sa liberté est en train de devenir le nom universel de la libération de tous.

C’est le sens qu’incarne le slogan : « la lutte de Kobanê est celle de l’humanité toute entière. »

Les Kurdes du Rojava n’ont pas demandé un « droit à la différence ». Ils ont mis en avant la légitimité de leur combat au regard des critères internationalement admis comme le droit à l’autodétermination. Mais ils ont aussi mis en avant leur projet, leurs réalisations, leur propositions et ont fait valoir que ce pourquoi ils et elles se battaient pouvait être repris partout ailleurs où les questions nationales et les oppressions contre les identités ont été niées ou instrumentalisées par les États, que leurs propositions pouvaient contribuer à inverser le cours de l’histoire, le faire dévier de sa trajectoire et mettre un terme à des siècles de domination coloniale et impériale, qu’il s’agit là d’une lutte pour l’humanité comme l’avaient aussi affirmé les zapatistes dans le fin fond des montagnes du Sud-Est mexicain.

Ce qui est nouveau et remarquable, c’est que le formidable mouvement de sympathie qui s’exprime de manière croissante depuis plusieurs semaines envers les résistants et résistantes de Kobanê, n’est pas orienté vers des figures renouvelées de la « victime » vulnérable et sans défense, en demande d’une « aide humanitaire » auprès de la « communauté internationale ».

Kobanê, n’ a pas non plus demandé que des « sauveurs » viennent se battre pour elle (par une intervention au sol notamment), Kobanê a demandé autre chose de beaucoup plus important politiquement : ses combattantes et ses combattants ont demandé des moyens pour se battre eux-mêmes, et singulièrement des armes, des munitions, des équipements, pour se défendre. Comme des sujets politiques maîtres de leur destin, se battant pour leurs droits, pour leur émancipation et pour la liberté.

C’est là une rupture fondamentale dans la période qui ouvre aussi pour nous, et potentiellement pour des millions de personnes dans le monde, une nouvelle situation dans laquelle la résistance aux attaques subies, comme idée et comme pratiques, n’est plus automatiquement synonyme de défense des acquis ou de retour à un passé glorieux, mais qu’elle peut s’interpréter et se vivre comme l’ouverture sur un nouvel horizon, sur des conquêtes, des avancées : une voie vers l’avant, un parcours de libération, une lutte offensive qui remet d’actualité l’idée, l’hypothèse et la possibilité de transformer l’ordre établi, et que cette transformation prenne un cours révolutionnaire.

Il était certain que cette position ne pouvait qu’être combattu et condamné par les puissances impérialistes, qu’elles soit locale ou occidentale.

La Turquie tout d’abord, après avoir enfermé les combattants et combattantes kurdes dans Kobanê en bloquant les issues nord de la ville, empêchant ainsi les renforts et l’approvisionnement en armes et munitions, après avoir placé en détention plusieurs centaines de Kurdes de Syrie ayant trouvé refuge en traversant la frontière, après avoir réprimé dans le sang les manifestations de soutien à Kobanê, après avoir réaffirmé vouloir établir une « zone tampon » (proposition soutenu par François Hollande) sur le côté syrien de la frontière, c’est-à-dire là où précisément se trouvent les territoires du Rojava, la Turquie reste la principale menace pour les Kurdes. L’État turc qui, depuis 2011, aide les islamismes de divers courants et mouvements, a clairement fait le choix de l’État islamique contre le mouvement de libération kurde.

Les États-Unis ne sont pas sur la même ligne que la Turquie. Pour eux, Kobanê n’est pas un objectif stratégique. D’autre part, officiellement, leur mission en Syrie se limite aux djihadistes. Il faut rappeler qu’officiellement les États-Unis, contrairement à la France, n’ont jamais cru à un renversement imminent du régime d’Assad. Ils sont donc pour une transition et pour un gouvernement syrien de coalition (c’était le sens des discussions de Genève en février 2014). Rappelons que l’approche des États-Unis se fait en prenant en compte les intérêts de la Russie et de l’Iran (d’où l’accord sur la destruction des armes chimiques) alors que la France (et la Grande Bretagne) veut foncer dans le tas, renverser Assad, faire battre les Iraniens en retraite et infliger une défaite à Poutine. Aujourd’hui, les « faucons » occidentaux dans la région sont au quai d’Orsay et à l’Élysée.

Dans l’histoire, les guerres et les révolutions se sont toujours trouvées intimement mêlées : refus des guerres inter-impérialistes débouchant sur des soulèvements révolutionnaires, tentatives révolutionnaires se transformant en guerre ou rattrapés par des foyers de guerre mal éteints et dévorées par les armées des fossoyeurs de la révolution… Nous savons d’expérience que toutes les logiques de guerre, même celles qu’il faut assumer, contiennent les dangers du militarisme, durcissent les rapports, centralisent les formes de pouvoir et de commandement, referment les espaces et les temps de réflexion, rejettent les débats et les contradictions qui font la richesse d’un processus de transformation et vont à l’encontre de la dynamique révolutionnaire. Comme dans de toutes autres circonstances, les Kurdes se retrouvent aujourd’hui à devoir mener conjointement une guerre et une révolution. Ils n’auront probablement pas le loisir de pouvoir choisir entre privilégier l’une au détriment de l’autre, mais une chose est sûre : le type de solidarité qu’ils recevront pourra contribuer à faire pencher l’équilibre d’un côté plutôt que de l’autre. Pour notre part, nous entendons, au sein de la société kurde et du mouvement de libération kurde comme à l’intérieur du mouvement de solidarité, privilégier et appuyer particulièrement les pratiques et les initiatives qui tendent à l’autonomie et l’auto-organisation des populations et des communautés humaines, soutenir les tendances qui poussent à l’émancipation politique et à la révolution sociale.

Le projet de l’autonomie kurde n’est pas un projet anarchiste révolutionnaire et anticapitaliste, il ne vise pas l’établissement du communisme libertaire et l’abolition de toutes les hiérarchies, du capital et du salariat : mais par contre, de sa victoire ou de sa défaite dépendra qu’il sera possible, ou pas, de prononcer et de mettre en discussion certaines idées, certaines exigences, comme l’égalité, le combat contre l’exploitation capitaliste du travail vivant et l’exploitation domestique des femmes, la prise en charge collective des décisions sur l’ensemble des questions touchant la vie des gens, en matière de production, d’habitat, d’éducation, une attention particulière à l’agriculture, une critique du développement et du productivisme…

On ne demande généralement pas aux protagonistes des luttes que l’on soutient qu’ils acceptent l’intégralité de nos références et de nos positions en échange de notre solidarité. Sinon, on reste dans l’entre-soi. La tendance la plus courante consiste plutôt à affirmer une solidarité avec certaines luttes et pas avec d’autres en fonction de la présence ou non d’un certain nombre de critères et d’éléments partiels et potentiels de transformation qu’elles contiennent et font ressortir. Se placer en solidarité avec la lutte des Kurdes pour leur autonomie, obéit aux mêmes règles : ce n’est pas se bercer d’illusions et soutenir une « révolution » les yeux fermés ou encore en partager inconditionnellement les tenants et les aboutissants. C’est, en fonction de ce qui a été avancé précédemment sur la signification de cette lutte dans la période et le contexte, plusieurs choses en même temps : soutenir une résistance contre les tentatives d’extermination, soutenir les significations politiques que ce combat a déjà produites contre la victimisation et dans l’irruption d’une troisième ou quatrième voie dans le cadre syrien, et en même temps, c’est défendre dans le processus même de cette résistance qu’il est possible de prendre son destin en main, d’affirmer des gestes de l’égalité et de s’affirmer comme sujet politique et comme sujet de l’histoire, de tracer un chemin d’émancipation. En somme, de contribuer à la possibilité qu’une révolution sociale en profondeur soit ne serait-ce qu’envisageable, faire en sorte que soient réunies quelques conditions prérequises pour qu’une transformation de cette nature puisse émerger, puisse s’exprimer, trouver un écho, des relais, des points d’appui, parvienne à se traduire dans des conflits, des pratiques, des manières de faire et de vivre, réponde le cas échéant à une nécessité socialement partagée, se transforme en une sorte d’évidence et devienne réalité.

C’est pourquoi, si les combattants et combattantes kurdes et leurs alliés non kurdes sont aujourd’hui en première ligne pour affronter, avec leurs corps, avec leur intelligence, avec leur générosité et les armes à la main, les bandes sanguinaires des cinglés de l’État islamique, et qu’ils et elles ont donc besoin d’avoir les moyens de se battre, il est très important qu’ils soient le moins dépendants possible des diverses puissances, et notamment les États-Unis à qui, outre leur position impériale de superpuissance (surtout militaire) déjà en soi très problématique pour toute tentative révolutionnaire dans le monde, il n’est pas possible de faire confiance (massacre d’Halabja de mars 1988), d’autant plus que la politique extérieure des États-Unis étant connue pour fonctionner par cycles, il est probable que l’approche états-unienne plutôt « pragmatique » actuellement se transformera tôt ou tard dans une nouvelle offensive de « faucons » néo-conservateurs, les mêmes qui ont engagé jadis massivement les États-Unis dans la guerre du Vietnam (Nixon) et plus tard, les guerres en Irak (Bush père et fils), aux effets que l’on connaît.

En tant qu’anarchistes, communistes libertaires, anticapitalistes anti-autoritaires de France, il faut que l’on accorde une mention très spéciale à Hollande. Le chef de l’État français s’est en effet très vite aligné sur les positions de la Turquie en exprimant son soutien à la création d’une « zone tampon » dans le Rojava et le long de toute la frontière syro-turque. Or, si l’armée turque pénètre sur le sol syrien, c’est à la fois une déclaration de guerre contre les Kurdes syriens mais aussi contre le régime de Damas. C’est cela l’autre vrai objectif. Il faut être conscient que c’est cela que veut la France, gouvernement et opposition confondus : une guerre aérienne et au sol, non pas principalement contre les djihadistes mais pour entreprendre le chemin de Damas jusqu’au palais présidentiel.

La France, contrairement aux États-Unis, s’est depuis le début du soulèvement populaire en Syrie (février-mars 2011) alignée sur l’axe Turquie-Qatar-Arabie saoudite, qui sont les principaux fournisseurs de l’aide financière et matérielle aux combattants islamistes, c’est-à-dire dans la position la plus va-t-en-guerre visant à renverser le régime d’Assad et à le remplacer par quoi, sinon par un régime islamiste sunnite, qui deviendra, en outre, avec ou sans démembrement du pays, une colonie ou un protectorat de ces puissances régionales (en particulier de la Turquie qui a une longue frontière commune, qui est de loin la principale puissance militaire et qui verrait bien la région placée une fois de plus sous la coupe d’un nouvel empire ottoman) et un nouveau marché juteux pour les multinationales. En s’alignant sur la Turquie, l’État français se fait le complice objectif du projet d’anéantissement de l’autonomie kurde en Syrie aujourd’hui, et en Turquie bientôt.

La campagne de solidarité avec la lutte de libération des Kurdes ne peut, en France du moins, que cibler et dénoncer la dangereuse politique criminelle et cynique du gouvernement français.

[Le Rémouleur] Soirée autour de la situation au Kurdistan

Jeudi 13 novembre 2014, à 19h, au Rémouleur

Retour sur la situation depuis cet été à Kobané et plus généralement dans la région du Rojava. Quel projet « d’autonomie » pour le Kurdistan ? Comment s’organisent les régions « autonomes » ? Quelle résistance armée pour défendre actuellement la région ? Quelle solidarité est apportée en Turquie, notamment à la frontière ? Débat, discussion autour de ces questions avec une camarade d’Istanbul.

Entrée libre et gratuite.

Le Rémouleur

106, rue Victor Hugo

93170 Bagnolet (M° Robespierre ou Gallieni)

https://infokiosques.net/le_remouleur

Paris, vendredi 31 octobre 2014, Erdogan, n’est pas le bienvenu.

Cet article publié le 4 novembre 2014 par Paris-luttes.infos, relate l’action contre la venue du président turc Erdogan à Paris et donne un aperçu de la manifestation en solidarité avec Kobanê du samedi 1 novembre. 
 

Rassemblement le 31 octobre aux Invalides, à proximité du Quai d’Orsay pour protester contre la venue d’Erdogan à Paris et affirmer le soutien à la résistance de Kobanê. Venu chercher le soutien, acquis, de Hollande à la « zone tampon/d’ occupation « mais aussi renforcer la coopération policière entre les deux états, il était attendu par un rassemblement d’une petite centaine de manifestants-tes.

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A 13h00, les gardes mobiles se positionnent derrière le Quai d’Orsay,

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une demie- heure plus tard, arrivent les civils dans une voiture bleue.

Petit à petit les manifestants-tes sortent du métro Invalides

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déjà décoré d’affiches appelant à la journée internationale pour Kobanê.

Le rassemblement se forme, tandis que flotte un drapeau arménien.

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De nombreuses prises de parole se succèdent, tous-tes ont en tête la mobilisation pour le lendemain.

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Les slogans repris avec vigueur entrecoupe les interventions :

- Kobanê, Résistance !

- Kurdistan, Résistance !

- Vive le Pyd !

- Vive le Ypg !

- Vive la résistance du Rojava !

- Daesh assassin, Erdogan complice !

- Turquie, état fasciste !

- Solution politique pour le kurdistan !

Le lendemain, la mobilisation sera moins importante que souhaitée,

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le cortège n’occupant qu’une seule voie de circulation mais la marée de sucettes restera impressionnante.

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A Filles du calvaire et à République une banderole

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appellera à la manifestation pour Rémi, le dimanche 2 novembre.

Kobanê, la lutte des Kurdes et les dangers qui la guettent

Cet article datant du 19 octobre 2014 est repris du site Serpent – Libertaire où il a été publié avec un commentaire préalable. Nous vous invitons à le lire en actualisant avec les dernières informations qui nous parviennent du Rojava.

Préambule :

Depuis que cet article a été publié, les djihadistes ont lancé de nouvelles offensives grâce à l’arrivée de nouveaux renforts, dont de nombreux kamikazes qui se font exploser en se jetant sur les positions des combattants kurdes au volant de camionnettes piégées. Les États-Unis ont accentué leur aide à coups de bombardements et aussi pour la première fois par le largage d’armes, de munitions et d’équipements de secours aux combattants kurdes et non kurdes qui défendent la ville.

Depuis, Erdoğan a été obligé de faire évoluer sa position en autorisant l’arrivée de renforts… mais à condition qu’ils n’appartiennent pas à la gauche kurde. C’est pourquoi des peshmergas du Kurdistan irakien, gouverné par le parti conservateur PDK de Barzani, devraient faire leur entrée dans Kobanê, alors que des milliers de Kurdes de Syrie sont prêts à se battre.

Pendant ce temps, dans les monts de Sinjar (dans le nord de l’Irak), des milliers de Kurdes yezidis qui y avaient trouvé refuge, sont en ce moment même encerclés par les djihadistes équipés de véhicules blindés Humvees qui ont lancé depuis lundi dernier (20 octobre) une nouvelle offensive… Deux zones résidentielles situées dans la plaine ont été prises par l’EI, forçant des milliers de civils à fuir de nouveau dans la montagne. Les volontaires des milices YBŞ (Yekineyen Berxwedanê Şengalê – Unités de résistance de Sinjar), épaulés par les HPG (Forces de défense du peuple, du PKK) annoncent avoir tué une vingtaine de djihadistes au cours de très violents combats et ont lancé des appels d’alerte et de mobilisation. Des renforts devraient là aussi être envoyés très vite…

La bataille de Kobanê a modifié beaucoup de choses en très peu de temps et se traduit maintenant par une nouvelle alliance assez inédite entre les forces de la gauche kurde et la principale puissance impériale au monde. Les deux n’avaient probablement pas le choix, compte tenu de leur situations et objectifs respectifs.

Le point sur les raisons de cette entente, au départ purement opérationnelle, et sur les dangers que recèlent ces derniers développements.

Serpent Libertaire le 22 octobre 2014 – Publié par Patrick Granet

Kobanê, la lutte des Kurdes et les dangers qui la guettent

par Jelle Bruinsma, le 19 octobre 2014

Alors que l’EIIL a été chassé de Kobanê, les dangers que représentent les prérogatives impériales des États-Unis menacent les ambitions kurdes pour l’autonomie démocratique.

Maintenant que divers rapports confirment que les hommes et les femmes kurdes incroyablement courageux ont réussi à tenir la ville de Kobanê et même à chasser les fascistes de l’EIIL, il est temps de réfléchir. Comment ont-ils réussi à repousser l’EIIL ? Pourquoi les États-Unis se sont-ils plus fortement impliqués ? Et quels dangers peuvent surgir à partir de maintenant ?

Il y a deux semaines, les indomptables Unités de défense du peuple (YPG) avaient rendu publique une déclaration de défi [voir document en annexe] qui soulignait le sens de leurs « responsabilités historiques », promettant que « la défaite et l’extinction de l’EIIL débuteront à Kobanê. Chaque rue, chaque maison de Kobanê seront une tombe pour l’EIIL ». Beaucoup ont admiré le courage des Kurdes. Des camarades turcs et d’ailleurs ont même essayé de se joindre à la défense de Kobanê et des campagnes ont été lancées à travers le monde pour recueillir de l’argent pour eux.

Mais, il y avait probablement peu d’outiders pour croire vraiment que l’assaut meurtrier de l’EIIL pourrait être arrêté, quand plusieurs articles publiés défendaient que Kobanê était pratiquement tombée. Ceci fut dû en grande partie à la position criminelle et intransigeante de la Turquie qui consista à bloquer les lignes d’approvisionnement kurdes, et au manque d’intérêt des États-Unis pour ce qui – selon leurs calculs impériaux – était une ville stratégiquement sans importance.

Deux semaines plus tard, la situation semble avoir été totalement renversée, avec l’EIIL qui semble battre en retraite et un responsable kurde déclarant qu’« il n’y a plus d’EIIL dans Kobanê maintenant », bien que les combats se poursuivent dans la partie est de la ville. Au cours de ces mêmes semaines, les États-Unis ont intensifié leurs bombardements aériens sur les positions de l’EIIL dans et en hors de Kobanê, et ont engagé pour la première fois des pourparlers directs avec le Parti de l’union démocratique kurde (PYD). Le commandant kurde des YPG a quant à lui déclaré que « sa milice avait reçu des armes, des fournitures et des combattants ». Même s’il n’a pas révélé de plus amples informations, des journalistes se trouvant dans la ville turque de Suruç, à 15 kilomètres de la frontière de Kobanê, ont semble-il « rencontré des combattants qui faisaient la navette ». Cela est sans doute redevable à une connaissance intime de la région de la part des combattants, mais un ‟ Turc bien placé”, a déclaré à la BBC « que des fournitures avaient en effet été autorisées à traverser la frontière ».

Comme l’avait indiqué un précédent article de ROAR il y a deux semaines, si Kobanê était tombé, les États-Unis et la Turquie en auraient porté la responsabilité. Les deux États ont le pouvoir et la capacité militaire d’arrêter l’EIIL et de l’empêcher d’atteindre la ville. En outre, et plus important encore, différents rapports semblaient prouver que la Turquie a activement aidé l’EIIL sur plusieurs plans :

1.- en permettant aux combattants de l’EIIL blessés de recevoir un traitement médical dans les hôpitaux turcs, et de repasser en Syrie pour rejoindre le combat ;

2.- en permettant à l’EIIL de traverser la frontière et de vendre du pétrole tiré des gisements qu’il contrôle sur le marché noir de la Turquie, une donnée d’une importance financière considérable pour l’EIIL ;

3.- en bloquant les forces expérimentées du PKK et en les empêchant de pénétrer en Syrie pour aider à défendre Kobanê et combattre l’EIIL, et même en bloquant les approvisionnements en armes et autre fournitures nécessaires ;

4.- la semaine dernière, et là c’est encore plus grave, en réactivant son engagement dans la guerre contre ses propres Kurdes lorsqu’elle a bombardé des positions du PKK dans la région sud-orientale de Dağlıca.

Bien que l’ensemble de ce qui précède demeure, la politique et les calculs impériaux sont complexes et reflètent la nécessité de défendre des intérêts divers et contradictoires. Dans le cas de Kobanê, il est évident que la Turquie était bien heureuse de laisser l’EIIL frapper un grand coup contre les forces kurdes, et potentiellement de massacrer des milliers de Kurdes. Elle a également cherché à obtenir comme contrepartie de réorienter la pression internationale sur la formation d’un nouveau front contre le régime d’Assad de Syrie. Les États-Unis, aussi, étaient parfaitement heureux de laisser ces ‟victimes indignes” mourir et ont déclaré clairement que Kobanê n’avait aucune importance pour eux.

Qu’est-ce qui a changé cette situation ? Bien que les États-Unis accordent encore la priorité à la lutte contre EIIL en Irak, où ils ont beaucoup plus d’intérêts économiques et leur réputation à défendre, ils ont augmenté leurs attaques aériennes sur l’EIIL autour de Kobanê, probablement en coordination avec les Kurdes. Les Kurdes de la région se sont naturellement réjouis de ces frappes aériennes américaines sur les positions de l’EIIL, et d’ailleurs depuis le début la résistance kurde avait appelé à des frappes aériennes plus nombreuses et plus efficaces.

Deux raisons me semblent expliquer l’implication accrue des États-Unis.

Tout d’abord, les forces YPG-PKK bien formées se sont révélées être les adversaires militaires les plus efficaces de l’EIIL, même en tenant compte de leur infériorité numérique et en armement. Alors qu’en Irak, l’armée – malgré une décennie de formation par les États-Unis et un armement sophistiqué – s’est débinée à la simple vue des combattants de l’EIIL, les forces YPG-PKK ont prouvé leur ‟valeur” pour la deuxième fois, après être venus à la rescousse des yézidis d’Irak. Comme les États-Unis ne veulent pas mettre les « bottes sur le terrain », car leurs alliés régionaux n’ont pas fait montre d’un engagement sérieux à ce jour, et comme leur campagne aérienne est vouée à l’échec, ils ont besoin d’alliés qui soient déterminés à combattre l’EIIL.

Deuxièmement, les États-Unis aident Kobanê pour des « raisons de propagande », selon les mots du rédacteur de la BBC spécialiste de diplomatie et de défense, Mark Urban. Comme dans tout bon réseau mafieux, dans les relations internationales, tout repose sur la réputation. Avec les États-Unis ayant annoncé qu’ils allaient « affaiblir et finalement détruire » l’EIIL, et avec les yeux du monde posés sur Kobanê en raison de la bravoure encore endurcie des combattants kurdes et de l’activisme de leurs partisans partout dans le monde, un massacre à Kobanê aurait porté un coup à la crédibilité des États-Unis. Kobanê « est plus un symbole qu’un atout stratégique, mais sa perte renforcerait le sentiment que l’EIIL est imparable », ajoute l’analyste militaire de la Brookings Institution, Michael O’Hanlon.

Les Kurdes ont maintenant été contraints à une alliance stratégique apparemment inévitable, mais dangereuse, avec les États-Unis. Inévitable, car ils étaient dépassés en armement par l’EIIL et qu’ils avaient besoins d’armes sophistiquées avec eux pour bloquer l’EIIL et créer un espace de respiration. Dangereuse, parce que les intérêts et les intentions des Kurdes sont diamétralement opposés à ceux des États-Unis, ce que les savent parfaitement. Les tentatives des Kurdes de créer des zones démocratiques autonomes sont tout autant une menace pour les intérêts impériaux des États-Unis que pour l’EIIL. La pierre angulaire de la politique des États-Unis au Moyen-Orient a toujours été le soutien à des régimes stables qui peuvent réussir à bloquer tous les appels à la démocratie ou au contrôle national sur les ressources naturelles du pays. En ce sens, la comparaison des Kurdes avec les anarchistes espagnols de 1936 que fait David Graeber tient la route : bien que les anarchistes combattaient également des fascistes, l’ensemble des grandes puissances occidentales se sont opposées à eux et ont bloqué l’envoi des armes, avec un Churchill célèbre pour avoir préféré les fascistes aux anarchistes ou communistes.

À la lumière de la coopération YPG-États-Unis, il est utile de rappeler une histoire plus contemporaine, celle de la trahison de chiites et des Kurdes d’Irak en 1991.

C’était en 1991, mais cela aurait tout aussi bien pu être en 2014, qu’un diplomate européen avait noté que « les Américains préfèreraient avoir un autre Assad, ou mieux encore, un autre Moubarak à Bagdad ». Ce fut au cours de la première guerre du Golfe, lancée parce que l’ancien allié Saddam Hussein avait désobéi aux ordres américains en envahissant le Koweit. L’attaque étatsunienne contre l’Irak avait créé un espoir parmi les Kurdes et les chiites opprimés, espoir renforcé par Bush qui les encouragea ouvertement à se soulever contre Saddam Hussein, donnant ainsi l’impression que les États-Unis les appuieraient. Mais les incertitudes devant un Irak post-Saddam ont conduit les États-Unis à décider de maintenir Saddam au pouvoir. Au cours des semaines les plus terribles de l’histoire irakienne, les Etats-Unis – qui contrôlaient alors totalement l’espace aérien irakien – n’ont rien fait et ont permis à Saddam Hussein de briser la zone d’exclusion aérienne contrôlée par les États-Unis et d’utiliser des hélicoptères de combat pour réprimer les soulèvements et massacrer les civils kurdes et chiites.

Les Kurdes n’ont pas besoin qu’on leur rappelle ces faits. Leurs familles ont vécu à travers eux et d’autres trahisons impériales. Dans le même temps, ils n’ont pas de temps à perdre avec des philosophes occidentaux qui, depuis leurs fauteuils, condamnent toute coopération avec des bombes étatsuniennes – et à juste titre. C’était leurs vies qui étaient directement en jeu.

Mais cette nouvelle situation n’est pas sans poser d’énormes difficultés. Le fait que les États-Unis continuent à placer une plus grande importance sur l’Irak que sur Kobanê et que le commandant de l’armée américaine au Moyen-Orient, Lloyd Austin, vendredi dernier [17 octobre] pensait encore « fort possible » que Kobanê finisse par tomber aux mains de l’EIIL, soulève de sérieuses questions. Combien de temps les États-Unis continueront-ils à aider la résistance par des frappes aériennes ? Qu’est-ce qu’il se discute dans les pourparlers de haut niveau entre les représentants du PYD et département d’État des États-Unis ? Qu’est-ce que les Etats-Unis vont essayer d’‟obtenir” des Kurdes ? Une coopération plus active dans la lutte contre l’EIIL ? En échange de quoi ?

Une réponse a été donnée aujourd’hui [19 octobre] dans la déclaration du Commandement général des YPG. Dans cette dernière, ils confirment avoir conclu une entente avec l’Armée syrienne libre (ASL), le groupe qui a combattu le régime tyrannique d’Assad avec un certain soutien de l’Occident. Ils confirment également que l’ASL se bat à leurs côtés dans Kobanê et qu’à partir de maintenant ils vont coopérer dans « lutte contre le terrorisme et à la construction d’une Syrie libre et démocratique ». Il s’agit d’un changement significatif dans la stratégie puisque cela implique non seulement de combattre d’EIIL, mais aussi Assad – une demande-clé de la Turquie – et qui, en outre, se base sur un « véritable partenariat pour l’administration de ce pays » avec toutes ses « classes sociales » [voir la déclaration complète en annexe].

Est-ce là le prix que les YPG de gauche a dû payer pour que s’ouvrent des lignes d’approvisionnement ? C’est une question ouverte sur ce que cela signifie pour la révolution sociale dans le Rojava.

Il n’est pas improbable, par exemple, que les lignes d’approvisionnement à travers les frontières turques aient été secrètement tolérées par la Turquie en raison de la pression des États-Unis et/ou de l’accord qui a été conclu avec l’ASL. Elles peuvent aussi être coupées. Les frappes aériennes étatsuniennes peuvent également s’interrompre et les considérations impériales peuvent changer. La liste de ceux qui, par nécessité ou par choix, ont collaboré avec les puissances impériales mais qui ensuite les ont laissé mourir est infinie. La triste réalité est que les empereurs modernes peuvent encore décider de qui vit et de qui meurt.

Comme les Kurdes en sont conscients, à long terme, la coopération avec les États-Unis est incompatible avec leurs propres ambitions et aspirations à une région et une société libérée de toutes les formes d’oppression. Mais savoir s’il existe d’autres options à court terme est une question pertinente. Même pour l’approvisionnement continu en armes lourdes indispensables et la libre circulation de leurs forces, ils sont dans une large mesure tributaires des préférences des maîtres impériaux.

Cette fois, grâce à leur bravoure, ils forcé la main impériale et sont en mesure de poursuivre leur combat. Mais qu’en sera-t-il demain ? La Turquie a été pendant des décennies l’un des principaux alliés régionaux des États-Unis, et même si les États-Unis ont besoin maintenant des Kurdes, ce sera au mieux une alliance temporaire.

Pour nous, Occidentaux qui nous plaçons en solidarité avec nos camarades kurdes, il est essentiel de poursuivre la pression sur nos propres États, de faire que les yeux du monde restent fixés sur Kobanê et sur la lutte kurde dans son ensemble. Plus que cela, nous devons soutenir ouvertement les appels des YPG pour que des armes leur soient fournies et exiger que le PKK soit retiré de la monstrueuse ‟liste terroriste”. Coincés entre le marteau et l’enclume, les Kurdes au bout du compte ne peuvent compter sur eux-mêmes. Plus grande sera leur liberté de se déplacer, mieux armés ils seront, plus grande sera leur capacité de protéger la révolution sociale dans le Rojava et, aussi, de combattre l’EIIL.

le 19 octobre 2014

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Jelle Bruinsma est doctorant-chercheur en histoire à l’Institut universitaire européen et collaborateur de ROAR Magazine.

ROAR (« Rugissement »), Reflections on a Revolution

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Source : Kobanê, the Kurdish struggle, and the dangers lurking ahead

Traduction : XYZ/ OCL ( http://oclibertaire.free.fr/ )

Annexes :

L’EIIL ne rentrera jamais à Kobanê

(Firat News Agency)

Vendredi 3 octobre 2014.

Le commandement général des YPG (unités de protection du peuple) a publié une déclaration sur les affrontements en cours dans la ville de Kobanê.

Le commandement des YPG a nié les rapports selon lesquels les bandes de l’EIIL seraient entrées à Kobanê, soulignant que « ce rêve de certains cercles ne se réalisera pas. La défaite et l’extinction d’EIIL débuteront à Kobanê. Chaque rue, chaque maison de Kobanê seront une tombe pour l’EIIL ».

Le commandement des YPG a déclaré que les bandes de l’EIIL ont lancé une nouvelle vague d’attaques le 15 septembre pour occuper Kobanê et continuent à attaquer sur les trois fronts de Kobanê, utilisant des armes lourdes et de l’artillerie dans le but d’avancer.

« En tant qu’YPG, nous allons assumer nos responsabilités historiques, peu importe dans quelles circonstances et possibilités, de la même manière que nous avons protégé les peuples et les valeurs d’Efrin à Jazaa dans le Rojava depuis trois ans », indique le communiqué. YPG a promis que « le peuple kurde et leurs amis ne devraient pas être inquiets, Kobanê ne tombera jamais. Il n’est pas possible, en aucune façon, d’entrer dans Kobanê qui sera le témoignage de la résistance du siècle dernier et sera une tombe pour EIIL ».

Le commandement des YPG s’est également engagé à « déclarer la victoire du Kurdistan Ouest et de la Syrie Libre et Démocratique dans le monde entier ».

Le commandement général des YPG a terminé la déclaration en faisant appel à tous les jeunes du Kurdistan, et à tous les jeunes épris de liberté et d’égalité, pour qu’ils rejoignent leurs rangs afin d’assumer leurs responsabilités historiques et de se joindre à la lutte pour l’humanité contre les attaques sauvages des bandes de l’EIIL.

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Déclaration du Commandement général des YPG sur Kobanê et la lutte contre l’EIIL

Le 19 octobre 2014.

Déclaration du Commandement général des YPG

Aux médias et au grand public,

Cela fait 33 jours que la ville de Kobanê se bat contre le terrorisme en des jours tourmentés de résistance, de rédemption et d’énormes sacrifices dans la lutte contre les attaques terroristes de l’EIIL et de ses démons. Pour cette organisation qui est devenue la plus grande menace pour la paix et la stabilité mondiale, la bataille de Kobanê constitue un tournant historique. Nous sommes certains que son issue va façonner l’avenir de la Syrie et de la lutte démocratique pour la liberté et la paix. Nous voulons faire savoir que la victoire de Kobanê sera une victoire pour toute la Syrie, et qu’elle sera également une défaite majeure pour l’EIIL et le terrorisme.

La résistance que nous avons démontrée, nous les Unités de défense du peuple (YPG) et les factions de l’Armée syrienne libre (ASL) est la garantie pour vaincre le terrorisme d’EIIL dans la région. La lutte contre le terrorisme et la construction d’une Syrie libre et démocratique a été la base de l’accord que nous avons signé avec les factions de l’ASL. Comme nous pouvons le voir, la réussite de la révolution dépend de l’évolution des relations entre toutes les factions et les forces du bien dans ce pays.

Nous affirmons que nous, les YPG, nous allons prendre toutes nos responsabilités à l’égard du Rojava et de la Syrie en général. Nous allons travailler à consolider le concept d’un véritable partenariat pour l’administration de ce pays en rapport avec les aspirations du peuple syrien avec toutes ses religions, ethnies et classes sociales.

Nous confirmons également qu’il existe une coordination entre nous et d’importantes factions de l’ASL dans les régions d’Alep, d’Afrin, de Kobanê, et de Jazia. Actuellement, des factions et plusieurs bataillons de l’ASL se battent à nos côtés contre les terroristes de l’EIIL.

Commandement général des YPG

19 octobre 2014

Les anarchistes et le Rojava

La coalition des hypocrites

     Dernièrement, la coalition des impérialistes menée par les Etats-Unis s’est vue obligée de reconnaître la résistance acharnée des combattants et combattantes de Kobané, et les a soutenus par des frappes aériennes. Il ne faut cependant pas être dupes, ce revirement est purement opportuniste. Ils ont fait le pari que Kobané tomberait rapidement, et ce n’est que parce que les unités d’autodéfense ont résisté si longtemps qu’ils se sont vus obligés d’agir. Il aurait été bien trop compliqué d’expliquer pourquoi personne ne soutenait cette ville menacée d’un massacre, que tous les médias annonçaient comme perdue mais qui refusait de tomber. Même la Turquie fait mine de réviser sa position, mais personne n’est dupe, les Kurdes qu’elle soutient sont ceux du clan Barzani, la bourgeoisie nationale d’Irak, et non les militants et militantes révolutionnaires du PYD qui sont en première ligne. La frontière turque n’est toujours pas ouverte, et la répression des manifestations de soutien en Turquie nous montre bien dans quel camp est le gouvernement d’Erdogan. Le gouvernement régional du Kurdistan en Irak fait désormais mine de soutenir la résistance de Kobané, mais c’est bien la première fois que le clan Barzani lève le petit doigt pour la soutenir, ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué. Le revirement de certains Etats du Golfe maintenant présents dans la coaliton ne nous trompe pas plus : on sait qu’ils ont participé financièrement à l’armement des djihadistes de Syrie sous prétexte de lutte contre Bachar El-Assad. Au milieu de tout cela, la France, après avoir soutenu les propositions inadmissibles d’Ankara, notamment de « zone tampon », s’aligne désormais sur celles de la coalition et fait mine de soutenir la résistance kurde. Ce revirement n’aurait certainement pas eu lieu sans les importantes mobilisations de soutien à la résistance.

    Cependant, les armes qu’ils se targuent d’avoir envoyées ne sont jamais parvenues à Kobané car elles ont été livrées intentionnellement aux peshmergas de Barzani en Irak.

Ne pas se tromper d’ennemis

   La lutte de Kobané étant désormais sous les projecteurs, il peut être tentant pour certains de nos ennemis de transformer ce combat pour la liberté en un conflit de civilisations. Certains cherchent à nous convaincre que les Kurdes, présentés comme occidentalisés, chrétiens, seraient menacés par des barbares musulmans. Remettons donc quelques pendules à l’heure : au Rojava la révolution a beau être laïque, une grande partie de la population est musulmane. Les brigades d’autodéfense regroupent tous les groupes, ethnies et religions de la région dans leur combat contre Daesh. Les simplifications islamophobes des médias et des politiciens ne doivent pas nous tromper, le coeur du combat n’est pas une opposition entre l’islam, les Arabes et les Kurdes. La lutte ne se joue pas sur le terrain de la culture ni de la religion ou de la « civilisation », mais entre une révolution multiculturelle pour l’autonomie et une force réactionnaire à visée hégémonique. Ne nous laissons pas diviser par ceux qui voudraient instrumentaliser notre soutien, nos ennemis sont les autoritaires de toutes origines et croyances.

Soutenir et encourager la révolution

   Voilà déjà deux ans que le Rojava, cette région syrienne peuplée majoritairement de Kurdes, s’est lancée dans la construction de son autonomie.

   Il faut avant tout souligner que, dans cette région de peuplement kurde, toutes les cultures et religions sont traitées sur un pied d’égalité, ainsi il n’est pas rare que des cantons adoptent trois langues officielles et que des représentants des peuples ou religions minoritaires aient une place attitrée dans les conseils. On peut ainsi trouver chrétiens et musulmans, Turcs et Kurdes, sunnites et chiites siégeant côte à côte ou combattant dans les mêmes unités d’autodéfense. Un nouveau système judiciaire se met actuellement en place avec pour but principal d’installer un mode de gestion des conflits plus démocratique, visant à la réhabilitation et à la réparation plutôt qu’à la punition. Une forme particulière d’autogestion, appelée confédéralisme démocratique ou autonomie démocratique, propose une forme de gestion collective de la société, basée sur des conseils de communes auxquels participent tous les habitants, ces communes sont ensuite regroupées en communautés de districts ou de villages, et enfin en cantons. Le but affiché est de combattre le principe de l’Etat-nation et de le remplacer par une confédération de communes et de cantons. La résistance, tout en continuant son combat pour la reconnaissance du peuple kurde, ne pense désormais plus que cette libération passe forcément par la construction d’un Etat: celui-ci est désormais perçu comme une menace pour les libertés, quelle que soit son origine.

     La libération des femmes est un des éléments centraux, et les plus mis en avant, mais ne se limite pas aux bataillons des unités d’autodéfense féminines (YPJ). La place des femmes dans la nouvelle organisation de la société a été repensée, et certaines mesures ont été mises en place ; les représentants élus doivent maintenant être deux, un homme et une femme, et un pourcentage minimum de femmes est requis aux postes de décision ou dans les assemblées. La polygamie et les mariages forcés ont été interdits, et des structures spécifiques composées de femmes sont chargées de ces questions ainsi que des problèmes de violence conjugale, de viol, de « crime d’honneur », etc. De façon générale, nous manquons encore d’informations sur cette nouvelle forme d’organisation au Rojava, et nous n’avons pas la naïveté de croire qu’une révolution détruise du jour au lendemain les racines de toute domination. Nous ne croyons pas non plus que toutes les mesures prises soient en accord avec nos convictions anarchistes et que, surtout en période de guerre intense, une solution soit trouvée à tous les problèmes de l’ancien système. Ainsi la question sociale est rarement abordée; or, en tant qu’anarchistes, nous considérons qu’aucune société, aussi « démocratique » soit-elle, ne peut résoudre la question sociale sans redistribution des richesses et des moyens de production, et leur gestion directe par la population. Cependant, nous avons la certitude que quelque chose de nouveau se passe dans la région, et qu’il est possible d’espérer que la révolution se renforcera, s’étendra et vaincra au Rojava.

Des armes pour Kobané !

Ouverture des frontières !

Vive la révolution, au Rojava comme ailleurs !

Anarchistes Solidaires

[Radio] La résistance kurde au Rojava par Vive la sociale

Vous pouvez ré-écouter l’émission de radio de Vive la sociale sur FPP 106.3 du jeudi 16 octobre sur la résistance et la révolution de Kobane et au Rojava zone kurde du nord  ouest de la Syrie en cliquant ici.
Une militante et un militant kurdes, représentant l’une la Maison du Kurdistan à Paris, l’autre une association kurde du Val-d’Oise, nous expliquent les enjeux pour les Kurdes et pour l’ensemble du Moyen-Orient de la résistance du Rojava (nord-ouest de la Syrie) à l’avancée de l’Organisation de l’Etat islamique (Daesh).

Reportage sur Kobanê avec l’Action Anarchiste Révolutionnaire

Nous reproduisons ici un interview réalisé par la revue anarchiste turque Meydan à des membres de l’Action Anarchiste Révolutionnaire (DAF) qui témoignent sur les actions de solidarité réalisées à la frontière avec le kurdistan et sur l’expérience révolutionnaire au Rojava.

Traduit du Turc par Kara Ördek.

Meydan : Il est évident qu’on ne peut pas nier la réalité, à savoir que les politiques opportunistes du capitalisme mondial et de la République Turque se trouvent derrière les tentatives d’attaque de Kobanê depuis 2 ans. Nous nous sommes entretenus sur la Révolution au Rojava et de la résistance de Kobanê, avec Abdülmelik Yalçin et Merve Demir, membres de l’Action Anarchiste Révolutionnaire (DAF), solidaire avec les populations de la région, et présents à Suruç (ville des réfugiés au bord de la frontière turco-syrienne) depuis le premier jour de la résistance, afin de lutter contre ceux qui veulent faire de l’ombre à la révolution populaire.
Vous avez réalisé pas mal d’actions depuis la résistance de Kobanê. Vous avez publié des affiches et des tracts. A part cela, vous avez joué un rôle actif en réalisant des chaines de boucliers humains, à Suruç et dans les villages près de la frontière de Kobanê. Quel était votre objectif en allant à la frontière ? Pouvez-vous nous raconter ce que vous y avez vécu ?

MD : Parallèlement à la Révolution au Rojava, la fracture entre les populations qui se trouvaient au Kurdistan, sur la frontière turco-syrienne. La République Turque a même essayé de construire un mur pour casser les effets de la révolution (au Rojava sur la population kurde de Turquie).  Pendant qu’en Syrie se déroulait des guerres d’opportunisme du capitalisme mondiale et des pays avoisinant, au Rojova, le peuple Kurde a fait un pas de plus vers la révolution populaire. Ce pas a servi à l’ouverture d’un vrai front pour la liberté des peuples. Regardant ce qui se passait particulièrement à Kobanê, et dans tout le Rojova, en tant qu’anarchistes révolutionnaires, il nous était impossible de ne pas nous intégrer à ce processus. Être solidaire avec les peuples qui résistaient à Kobanê, est un point assez important, dans une conjoncture où les frontières des pays disparaissent. Nous étions au 15ème mois de la Révolution de Rojova. Pendant ces 15 mois, nous avions été très actifs, organisant un grand nombre d’actions unitaires, et réalisé de nombreuses affiches et tracts. Lors des dernières attaques contre la révolution de Kobanê, parallèlement à nos travaux d’affiches et tracts, nous avons organisé beaucoup d’actions de rue dans divers quartiers. Mais il nous était nécessaire d’être présents à la frontière de Kobanê, pour saluer la lutte pour la liberté du peuple Kurde, et contre les attaques des gangs de l’EI qui sont de purs produits de violence. Nous sommes partis d’Istanbul, le soir du 24 septembre vers la frontière de Kobanê. Rejoindre nos camarades qui nous ont précédés. Nous avons commencé à former un bouclier humain, dans le village de Boydê, situé à l’Ouest de Kobanê. Comme nous, des centaines de volontaires venus de divers endroits de l’Anatolie, de la Mésapotamie, formaient ce bouclier humain, tout le long de la frontière de 25km, dans des villages comme Boydê, Bethê, Etmankê, Dewşan.

L’un des objectifs de ces boucliers humains, était d’empêcher les aides d’armement, de renforts en hommes, et de logistique de la République Turque dont le soutien à l’Etat Islamique était connu de tous. Avec ces veilles qui durent encore aujourd’hui, la vie dans les villages de la frontière s’est transformée en une vie communautaire, malgré les conditions de guerre. Un autre objectif de nos veilles de boucliers humains était également d’intervenir pour le passage et le soutien du peuple de Kobanê qui a été obligé de fuir les attaques qui ciblaient Kobanê, mais qui se faisait bloquer et devait attendre aux passages frontaliers durant des semaines, subissant de temps à autre les attaques des gendarmes. Les premiers jours de notre garde, avec ceux qui venaient d’Istanbul nous avons coupé les grillages de la frontière et nous sommes passés à Kobanê.

Pouvez-vous nous raconter ce que vous avez vécu après votre arrivée à Kobanê ?

AY: Dès  notre passage à la frontière, nous avons été accueillis avec un grand enthousiasme. Dans les villages à la frontière de Kobanê, toute la population était dehors, de 7 à 77 ans. Les combattants de l’YPG (unités combattantes de l’armée populaire) et YPJ (unités combattantes féminines) ont tiré en l’air, debout sur les toits, dans des rues, pour saluer le fait que nous anéantissions les frontières. Nous avons fait une marche dans les rues de Kobanê. Puis nous avons discuté avec le peuple de Kobanê et les combattants YPG/YPJ qui défendent la révolution. C’est très important de traverser, de cette façon, les frontières mises par les Etats entre les peuples. Cette action a été réalisée en pleine guerre.

Il y a eu beaucoup d’informations sur les attaques faites par la gendarmerie et la police sur les populations à la frontière et sur les veilles de bouclier humain. Par ces intimidations, quel est l’objectif de la République Turque ?

A.Y.: Oui, L’Etat turc a continuellement une politique d’attaque contre les paysans de la frontière et les habitants de Kobanê qui essayent de traverser. Parfois les attaques sont multipliées, et parfois elles durent des jours. Chaque attaque a un prétexte et il est évident que chacune d’elle a un objectif bien particulier. Nous avons observé que quasiment à chaque attaque de gendarmes, il y avait des transferts de véhicules par la frontière. Nous ne savons pas le contenu de ces véhicules qui fournissent l’EI (Etat Islamique). Mais nous pouvions le deviner en faisant le parallèle avec l’intensité des attaques, s’il s’agissait de renforts humains, d’armes ou encore parfois de vivres pour subvenir aux besoins quotidiens de l’EI. Ces transferts se faisaient parfois par des véhicules qui portaient des immatriculations officielles, et d’autres fois par des gangs de « contrebandiers » soutenus par l’Etat.  De plus, ces gangs soutenus par l’Etat, extorquent les biens des habitants de Kobanê qui attendent à la frontière. Et la gendarmerie, à la frontière, donne un droit de passage moyennant une commission d’environ 30%. Les politiques de l’Etat envers les populations de la région fonctionnaient déjà de cette façon, depuis de longues années. Mais prétextant les conditions de guerre ces politiques sont devenus encore plus visibles. Cette visibilité et les attaques ont pour but d’intimider les gardes de bouclier humain et les peuples frontaliers.

Même si l’Etat turc le niait, l’existence et le fonctionnement du soutien à l’EI étaient relativement connus. Mais vous dites que lors de ce processus sa participation a pris des proportions largement observables. C’est à dire l’existence d’un environnement où l’Etat ne cache plus son soutien. Comment fonctionne le soutien de la République Turque à l’EI ?

M.D.: La République turque a nié son soutien à l’EI, avec insistance. Mais ironiquement, à chaque intervention de négation, un nouveau transfert était organisé à la frontière. La plupart de ces organisations étaient d’une grande visibilité. Par exemple, des véhicules différents, laissaient à la frontière, et à plusieurs reprises, des « paquets de secours ». Nous avons été témoins de passage de dizaines de « voitures de service » à vitres fumées passer la frontière à la Porte de Mürşitpinar (ville turque frontalière syrienne). Personne ne se demande ce qu’il y a dans ces voitures car nous savons tous que tous les besoins de l’EI sont satisfaits par cette voie.

daf

Pourriez-vous nous parler de l’importance actuellement historique de l’appropriation de la Résistance de Kobanê et de la Révolution au Rajova, surtout dans ce processus, pour les anarchistes révolutionnaires ?

A.Y.: Il ne faut pas penser la Révolution au Rojova et la Résistance à Kobanê séparément de la lutte pour la liberté  que le peuple Kurde mène depuis des dizaines d’années. La lutte pour la liberté du Peuple Kurde, a été lancée comme un problème dont la source viendrait du peuple et non de l’Etat, et pendant des années, elle a été qualifiée sur les terres où nous vivons de « Problème Kurde ». Nous tenons à le répéter à nouveau, ceci est la lutte du peuple Kurde pour la liberté. Il y a un seul problème ici, et c’est le problème de l’Etat. Le peuple Kurde mène un combat d’existence contre la politique ségrégationniste et destructive exercée depuis des siècles par les pouvoirs politiques successifs dans cette région. Avec le slogan « PKK est le peuple, le Peuple est ici », le sujet politique  prend forme chez chaque personne une par une, et l’identité de la force organisée est claire. Depuis qu’avec cette perception, nous avons concrétisé la lutte, dans différentes zones, de l’individu à la société, la relation que nous avons bâtie avec le peuple Kurde et l’organisation du peuple Kurde est une relation de solidarité mutuelle. Cette relation solidaire, est une relation que nous avons fondée en regardant par le prisme de la lutte pour la liberté des peuples. Dans les luttes pour la liberté, le mouvement anarchiste a été toujours un déclencheur. Dans une période où le socialisme ne pouvait pas sortir du continent européen, alors qu’une théorie comme « Le droit des peuples à disposer d’eux mêmes » n’existait pas encore le mouvement anarchiste s’est habillé des luttes pour la liberté des peuples dans différents endroits du monde. Pour comprendre cela, il faut regarder l’effet de l’anarchisme sur les luttes populaires dans un éventail large, de l’Indonésie au Mexique. De la révolution au Rojava,au combat des Zapatistes du Chiapas, les luttes des peuples pour la liberté ne correspondent pas aux descriptions des luttes nationales classiques. Parce qu’il est évident que concept de « nation » est lié à l’Etat. C’est pourquoi les luttes entreprises par les peuples pour s’organiser sans Etat doivent être étudiées en dehors de la notion « nationale ». Cependant, nous ne faisons pas la démarche de considérer la Résistance de Kobanê par des rapprochements avec d’autres processus historiques. Certains groupes font des renvois à d’autres processus historiques et leurs trouvent des ressemblances avec la Résistance de Kobanê. Mais il faut bien comprendre que la Résistance de Kobanê, c’est la Résistance de Kobanê ; et la Révolution au Rojava, c’est la Révolution au Rojava. Si on tient absolument à faire des parallèles avec la Révolution du Rojava, mais en regardant par le prisme d’une révolution populaire, dans ce cas, il faut aller regarder du côté de la révolution populaire de la péninsule ibérique.

Même si la Résistance à Kobanê se fait près de la frontière de l’Etat turc, de nombreuses actions et manifestations de solidarité on été faites au quatre coins du monde. Comment interprétez-vous les effets de la Résistance de Kobanê, ou, en vérité, la Révolution au Rojava, avant tout sur l’Anatolie, et bien sûr au Moyen Orient et dans le reste du monde ? Quels sont vos prédictions sur ces effets ?

 M.D.: Les appels au « serhildan » (terme turc spécifique désignant les nombreux mouvements populaires d’insurrection kurde contre l’Etat turc depuis les années 90’ sur le slogan « Edi Bese » : Assez !) ont d’abord trouvé réponse dans les villes d’Anatolie, à commencer par les villes du Kurdistan. Dès le premier soir, les populations ont salué la Révolution au Rojava et la Résistance de Kobanê qui combat l’EI assassin et son soutien à l’Etat turc. L’Etat a commencé par attaquer les « serhildan » avec les forces des milices paramilitaires (nota : groupuscules d’extrême droite fomentés par l’Etat turc). Lors de ce processus de « serhildan » l’Etat qui terrorise les rues du Kurdistan, à travers les contra-hizbul, a assassiné 43 de nos frères. Ces assassinats sont le signe de la peur de l’Etat turc de la Révolution au Rojava, et du fait que cette révolution survienne dans ses terres. Une autre peur du capitalisme mondial et de l’Etat turc qui attaque dépité par crainte, est bien sur ; le Moyen Orient. Malgré tant de pillages, de violences, une révolution populaire a pu exister dans le Moyen Orient. Et cela met sens dessus dessous les plans du capitalisme mondial. Un grand chamboulement, car malgré les conditions de guerre, malgré toutes les carences, une révolution populaire a pu fleurir à Rojava. Cette révolution est la réponse apportée à tous les doutes sur la possibilité d’une révolution dans cette région et partout dans le monde, et a consolidé la foi en la révolution chez les peuples de la région et dans le monde. De toutes façons, le but de toutes les révolutions populaires dans l’histoire est de donner naissance à une révolution sociale qui se mondialise. Dans cette perspective nous avons fait un appel à solidarité adressé à l’anarchisme mondial, pour la Résistance de Kobanê et la Révolution au Rojava. Suite à notre appel, les anarchistes de partout dans le monde ont réalisé des actions, en Irlande, en Allemagne, Bruxelles, Amsterdam, Paris, New York… Nous saluons par cette occasion toutes les organisations anarchistes qui ont entendu notre appel et qui ont organisé des actions, qui sont descendues dans la rue, ainsi que celles qui nous ont rejoint à la frontière pour des gardes de bouclier humain.

Depuis le premier jour des attaques de l’EI, Les médias, surtout celles soutenues par l’Etat turc, ont fait couler beaucoup d’encre, en annonçant que Kobanê était sur le point de tomber. Mais depuis un peu plus d’un mois, elles semblent avoir enfin compris que Kobanê n’est pas tombée et ne tombera pas. En tant que journal Meydan, nous saluons votre solidarité avec Kobanê. Voulez-vous ajouter quelque chose ?

M.D.: Nous, anarchistes révolutionnaires, avons vu encore une fois la foi inébranlable en la révolution sur des terres qui vivent dans des conditions de guerre, nous l’avons vécu, nous le vivons. Ce qui se passe au Rojava est une révolution populaire ! Cette révolution, où les frontières disparaissent, les Etats deviennent inefficaces, les plans du capitalisme mondial sont détruits, se socialisera sur notre géographie. Nous appelons tous les opprimés qui sont dans les quatre coins de notre géographie, à regarder par la fenêtre des opprimés, avec cette conscientisation, à agrandir la lutte organisée pour la révolution sociale. C’est la seule solution pour faire vivre dans des géographies plus larges la révolution sociale dont les fondations se sont bâties au Rojava. Vive la Résistance de Kobanê ! Vive la Révolution au Rojava !

Source :  Meydan (la place), gazette mensuelle anarchiste.
http://meydangazetesi.org/gundem/2014/10/devrimci-anarsist-faaliyet-ile-kobane-uzerine-roportaj-dehaklara-karsi-kawayiz/

Kurdistan : Oui, le peuple peut changer les choses (l’expérience du Rojava)

Un reportage de Zaher Baher, du Kurdish Anarchists Forum et du Haringey Solidarity Group (Londres), juillet 2014.

Traduit par Alain KMS, avec Alternative libertaire.

Le texte ci-dessous est un des rares témoignages sur l’expérience d’au-organisation populaire du Kurdistan syrien. C’est la raison pour laquelle il était nécessaire de le rendre accessible aux francophones, en dépit de ses lacunes et de certaines confusions. L’auteur n’ayant pu répondre à nos questions, nous avons recoupé certaines informations avec d’autres sources (merci au journaliste Maxime Azadi, d’Actukurde.fr).

Nous avons fait le choix d’utiliser la version kurde des noms de lieu, tout en indiquant, dans certains cas, leur nom en arabe et en français.

L’intégralité du texte est reproduite, à l’exception d’un passage de géopolitique trop long et trop peu pertinent à notre sens. L’ensemble des analyses appartiennent qu’à leur auteur, et n’engagent pas le blog Anarchistes solidaires.

Les notes sont de l’équipe de traduction.

Texte original en anglais : http://www.anarkismo.net/article/27301

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Manifestation dans la Cizîrê, en soutien à Kobanê (octobre 2014)
© Firat News

En mai 2014, j’ai parcouru pendant quelques semaines le Kurdistan syrien — « le Rojava » [1] — au nord-est du pays, avec un ami. Durant ce séjour, nous avons eu toute latitude pour rencontrer qui nous voulions : femmes, hommes, jeunes, partis politiques. Dans cette région, il y a plus de 20 partis, qu’ils soient étiquetés « kurdes », « chrétiens », ou autres. Quelques-uns participent à l’« auto-administration démocratique » (Democratic Self Administration, DSA) ou d’« autogestion démocratique » (Democratic Self Management) de la région de la Cizîrê [2].

La Cizîrê est l’un des trois cantons du Rojava. Nous avons également rencontré des partis politiques kurdes et chrétiens qui ne participent pas à l’auto-administration. En outre, nous avons rencontré des responsables de l’auto-administration, membres de divers comités, groupes et communes, ainsi que des hommes d’affaires, des commerçants, des ouvriers, ou de simples badauds sur le marché et dans la rue.

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Les trois cantons kurdes en mars 2014. D’ouest en est : Efrîn, Kobanê, Cizîrê. Une carte publiée par Orientxxi.info.

Le contexte

Le Kurdistan est un territoire peuplé d’environ 40 millions d’habitantes et d’habitants, partagé, à la fin de la Première Guerre mondiale, entre l’Irak, la Syrie, l’Iran et la Turquie. Au cours de l’histoire, le peuple kurde a subi des massacres et même un génocide de la part des régimes qui se sont succédé, principalement en Irak et en Turquie. Depuis lors, il a été continuellement opprimé par les gouvernement centraux. En Irak, sous la dictature de Saddam Hussein, les Kurdes ont subi des massacres à l’arme chimique au cours de l’opération Anfal [3].

En Turquie, il n’y a pas si longtemps encore, les Kurdes n’avaient pas le droit de parler leur propre langue, et ils n’étaient reconnus que comme « Turcs des montagnes » – allusion au relief montagneux du Kurdistan de Turquie. En Syrie, la situation des Kurdes était un peu meilleure qu’en Turquie. L’Iran, lui, les reconnaît comme un peuple distinct des Perses et leur a octroyé des droits, mais pas d’autonomie politique.

Après la 1re guerre du Golfe (1991) s’est constitué en Irak un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Après la 2e guerre du Golfe (2003), l’invasion et l’occupation de l’Irak, le GRK a profité de la situation pour se renforcer et se doter d’une administration, d’un budget et d’une armée – les peshmergas – autonomes. A Bagdad, le gouvernement central n’a pu qu’entériner cette autonomisation et, dans une certaine mesure, l’a même soutenue. Ceci a encouragé les autres parties du Kurdistan, particulièrement en Turquie et en Syrie.

Au cours de cette même année 2003, des Kurdes de Syrie ont fondé le Parti de l’union démocratique (PYD, pour Partiya Yekîtiya Demokrat), qui est venu s’ajouter aux partis et organisations kurdes déjà existants dans la région. La plupart remontaient aux années 1960 mais s’étaient révélées peu efficients en comparaison du rapide développement du PYD.

Le Printemps arabe

Le Printemps arabe a secoué la Syrie au début de 2011 et, au bout de quelque temps, s’est propagé dans les régions de la Cizîrê, de Kobanê et d’Efrîn. La protestation populaire y a été profonde et constante. Elle a contribué au retrait de l’armée des cantons kurdes, à l’exception de certains territoires de la Cizîrê dont nous parlerons plus loin.

Pendant ce temps, se constituait – avec l’appui du PKK [4] et du PYD – le Mouvement de la société démocratique (Tev-Dem, pour Tevgera Civaka Demokratîk), qui a rapidement acquis une solide assise populaire [5]. Après le départ de l’armée et de l’administration syrienne, la situation est devenue chaotique – nous verrons pourquoi – et le Tev-Dem s’est trouvé dans l’obligation de mettre en application son programme avant que les choses n’empirent.

Le programme du Tev-Dem était très fédérateur, et couvrait tous les sujets de société. Beaucoup de gens du peuple, venus de différents milieux – kurde, arabe, musulman, chrétien, assyrien et yézidi – s’y sont impliqués. Son premier travail a été de mettre sur pieds toute une série de groupes, de comités et de communes [6], dans les rues, les quartiers, les villages, les cantons, les petites et les grandes villes.

Leur rôle a été de s’occuper de toutes les questions sociales : les problèmes des femmes, l’économie, l’environnement, l’éducation, la santé, l’entraide, les centres pour les familles endeuillées, le commerce et les affaires, les relations avec les pays étrangers. Des groupes ont même été chargés d’arbitrer les contentieux, pour éviter aux plaignants qui le souhaitaient d’avoir à engager des procédures judiciaires.

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Fête de Norouz (le nouvel an kurde) en mars 2014.
© Firat News

Généralement, ces groupes se réunissent chaque semaine pour faire le point sur la situation sociale. Ils ont leur propre représentant dans le conseil du village ou de la ville, nommé « maison du peuple ».

Le Tev-Dem, à mon sens, est un mouvement des plus efficaces, et assume toutes les tâches qu’il s’est fixé. Je pense que les raisons de son succès sont les suivantes :

  1. La volonté, la détermination et l’énergie de gens convaincus qu’ils peuvent changer les choses ;
  2. La participation volontaire d’une majorité de la population, à tous les niveaux, pour assurer la réussite de cette expérience ;
  3. La mise en place d’une de forces défensives reposant sur trois composantes : les Unités de protection populaire (YPG, pour Yekîneyên Parastina Gel), les Unités de protection féminines (YPJ, pour Yekîneyên Parastina Jin) et l’Asayesh (une force mixte présente dans les villes et sur les points de contrôle). En plus de ces trois composantes, il existe une unité spéciale féminine non mixte, pour traiter les questions de violences sexuelles et domestiques.

De ce que j’ai vu, le Kurdistan syrien a suivi – à raison, à mon avis – une voie différente de celle des autres pays touchés par le « Printemps arabe ». Les différences sont flagrantes.

1. Les pays du « Printemps arabe » ont été bouleversés par de grands événements, et plusieurs ont chassé leurs dictateurs. Mais le « Printemps arabe », dans le cas de l’Egypte, a engendré un gouvernement islamiste, puis une nouvelle dictature militaire. D’autres pays n’ont guère fait mieux. Cela montre la puissance du peuple qui peut, à un moment donné, être le héros de l’histoire, mais n’est pas forcément en mesure d’inscrire son succès dans la durée. C’est l’une des principales différences entre le « Printemps arabe » et le « Printemps kurde » du Rojava, qui pourrait bien durer – et qui dure, en tout cas, jusqu’à présent.

2. Au Kurdistan syrien, les gens étaient prêts et savaient ce qu’ils voulaient. Que la révolution devait se faire de bas en haut, et non l’inverse. Que ce devait être une révolution sociale, culturelle et éducative autant que politique. Qu’elle devait se faire contre l’Etat, le pouvoir et l’autorité. Que le dernier mot dans les prises de décision devait revenir aux communautés de base. Ce sont les quatre principes du Tev-Dem. On ne peut que saluer ceux et celles qui ont lancé ces grandes idées et les ont mis en pratique, qu’il s’agisse d’Abdullah Öcalan, de ses camarades ou de quiconque. En conséquence, les Kurdes de Syrie ont créé leurs propres institutions pour mener la révolution. Dans les autres pays du « Printemps arabe », les gens n’étaient pas préparés. Ils voulaient certes renverser le gouvernement, mais pas le système. La majorité pensait que la seule révolution possible se faisait au sommet. La création de groupes de base n’a pas été entreprise, hormis par une minorité d’anarchistes et de libertaires.

L’auto-administration démocratique

Après de longs débats et un dur travail, le Tev-Dem a abouti à la conclusion qu’il était nécessaire d’instituer une auto-administration (DSA) dans chaque canton du Rojava (Cizîrê, Kobanê et Efrîn).

A la mi-janvier 2014, l’Assemblée du peuple de Cizîrê a élu sa propre DSA [7], pour mettre en oeuvre les décisions des maisons du peuple du Tev-Dem, et prendre en main une partie des tâches administratives locales — éducation, santé, commerce, défense, justice, etc. La DSA est composée de 22 hommes et femmes ayant chacun deux adjoints (un homme et une femme). Au total, près de la moitié sont des femmes. Des gens de toutes origines, nationalités et confessions peuvent y participer. Cela permet une atmosphère de confiance, détendue et fraternelle.

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Une des premières réunions de l’Auto-administration démocratique (DSA) du canton de Cizîrê, le 25 janvier.
© Firat News

En peu de temps, cette auto-administration a fourni beaucoup de travail, et a rédigé une Constitution — nommée Contrat social —, une loi sur les transports, une lois sur les partis, et un programme pour le Tev-Dem [8].

La première page du Contrat social stipule que « les territoires de démocratie autogestionnaire n’admettent pas les concepts d’État-nation, d’armée nationale ou de religion d’État, de gestion centralisée et de pouvoir central, mais sont ouvertes à des formes compatibles avec les traditions démocratiques pluralistes, ouvertes à tous les groupes sociaux et toutes les identités culturelles, à la démocratie athénienne, et à l’expression des nationalités à travers leurs organisations. »

Le Contrat social compte de nombreux articles dont quelques uns sont extrêmement importants pour la société, par exemple :

  1. La séparation de l’État et des religions ;
  2. L’interdiction du mariage en dessous de l’âge de 18 ans ;
  3. La protection des droits des femmes et des enfants ;
  4. La prohibition de l’excision ;
  5. La prohibition de la polygamie ;
  6. La révolution doit se faire à la base de la société et être durable ;
  7. La liberté, l’égalité, l’équité et la non-discrimination ;
  8. L’égalité hommes-femmes ;
  9. La reconnaissance de toutes les langues usitées : l’arabe, le kurde et le syriaque sont langues officielles dans la Cizîrê ;
  10. La garantie d’une vie décente aux détenus, afin de faire de la prison un lieu de réhabilitation ;
  11. La reconnaissance du droit d’asile : aucun réfugié ne doit être contraint de partir.

La situation économique de la Cizîrê

La Cizîrê compte plus d’un million d’habitants, kurdes à 80%, mais aussi arabes, chrétiens, tchétchènes, yézidis, turkmènes, assyriens et arméniens. Il y a de nombreux villages arabes et yézidis, ainsi que 43 villages chrétiens.

Dans les années 1960, le régime syrien a appliqué dans les zones kurdes une politique dite « de la ceinture verte » [9], que le parti Baas a poursuivi quand il est arrivé au pouvoir. Elle consistait en une marginalisation des Kurdes sur les plans politique, économique, social et éducatif. L’objectif de la « ceinture verte » était d’implanter une population arabe dans les zones kurdes, en lui distribuant des terres confisquées aux Kurdes. Bref, sous Assad, les Kurdes étaient des citoyens de troisième rang, après les Arabes et les chrétiens.

Une autre politique a été de cantonner la Cizîrê à la production de blé et de pétrole : pas d’usines, d’entreprises ni d’industrie. La Cizîrê produit 70% du blé syrien et est riche en pétrole, gaz et phosphates. La majorité de la population y est employée dans l’agriculture et le petit commerce, et il faut y ajouter les employés de l’éducation, de la santé, des services publics, les militaires et les petits entrepreneurs.

Après 2008, la situation s’est dégradée quand le régime Assad a promulgué un décret spécial interdisant la construction de grands bâtiments, en raison de la situation de guerre larvée dans cette région périphérique et frontalière.

Actuellement, la situation est mauvaise, du fait des sanctions imposées par la Turquie et par le Gouvernement régional du Kurdistan (on verra pourquoi plus loin). Le quotidien dans la Cizîrê est frugal, le niveau de vie est bas, mais ce n’est pas non plus la pauvreté. Les gens, en général, sont heureux de ce qu’ils ont accompli.

On trouve dans le Rojava les biens de première nécessité indispensables à toute société, ce qui est important, au moins pour le moment, pour éviter la famine, se tenir debout et résister aux sanctions de la Turquie et du GRK. Il y a du blé en quantité suffisante pour produire du pain et des pâtisseries. Le pain, du coup, est quasi gratuit.

Le pétrole, est lui aussi très bon marché — on l’a « au prix de l’eau », comme on dit là-bas. On utilise le pétrole pour tout : à la maison, pour les véhicules, pour certains équipements industriels. Le Tev-Dem a rouvert certains puits de pétrole et dépôts de raffinage. A l’heure actuelle, la région produit plus de pétrole que ce dont elle a besoin : elle peut donc en exporter mais aussi stocker les surplus.

L’électricité est un problème, parce qu’elle est en bonne partie produite dans la région voisine, contrôlée par l’État islamique (Daech). Par conséquent, les gens n’ont accès à l’électricité que six heures par jours — mais, au moins, elle est gratuite. Le Tev-Dem a amélioré la situation en vendant du diesel à bas prix aux propriétaires de groupes électrogènes, à la condition qu’ils vendent de l’électricité au voisinage à un prix plafonné.

Pour ce qui est de la téléphonie mobile, les appareils captent, selon la zone, soit le réseau du GRK, soit celui de la Turquie. Les lignes terrestres sont sous le contrôle du Tev-Dem et de la DSA, et semblent bien fonctionner. Là encore, c’est gratuit.

En ville, les boutiques et les marchés sont ouverts tôt le matin, jusqu’à 23 heures. On trouve beaucoup de marchandises de contrebande importées des pays voisins. D’autres produits viennent du reste de la Syrie, mais ils coûtent cher, en raison des taxes prélevées par les forces syriennes ou par les différents groupes armés qui contrôlent les circuits d’approvisionnement.

La situation politique dans la Cizîrê

Comme on l’a dit, la majorité des troupes du d’Assad se sont retirées de la région, ne conservant leurs positions que dans certaines localités. Elles tiennent la moitié de la ville principale, Hesîçe [10], face aux YPG-YPJ. Dans la deuxième ville de la région, Qamişlo [11], 6.000 à 7.000 soldats réguliers occupent toujours l’aéroport et une portion du centre-ville autour de la Poste – évitée du coup par la plupart des habitants.

Les deux parties se toisent et évitent de se frotter l’une à l’autre. Je qualifierais cette situation de « ni paix ni guerre ». Il y a certes déjà eu des affrontements, à Hesîçe comme à Qamişlo, avec des morts de chaque côté, mais jusqu’ici, le chef des tribus arabes a oeuvré à maintenir la coexistence.

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La ville de Qamişlo, en février 2012.
© Firat News

Le repli de l’armée syrienne profite en fait aux deux parties.

D’un côté, Assad s’épargne un affrontement inévitable avec les Kurdes, et s’exonère d’avoir à défendre la région contre d’autres forces insurgées [12], puisque les YPG s’en chargent. Ses troupes ont ainsi pu se porter sur d’autres fronts, prioritaires pour le régime. Les YPG-YPJ protègeront de toute façon mieux le Rojava – y compris vis-à-vis de la Turquie – que l’armée syrienne.

D’un autre côté, les Kurdes ont tiré de cette situation des avantages substantiels :

  1. Ils ont cessé de combattre le régime Assad, ce qui a garanti la paix et la liberté pour la population, la sécurité de leurs terres et de leurs biens, et a épargné bien des vies.
  2. Le gouvernement continue de verser les salaires des fonctionnaires, bien que la quasi totalité travaillent à présent sous le contrôle de la DSA. Cela améliore évidemment la situation économique.
  3. La population y a gagné en autonomie dans sa vie et dans ses choix, dans le cadre du Tev-Dem et de la DSA. Plus cette situation se prolonge, et plus elle a de chances de s’enraciner.
  4. Les YPG-YPJ ont eu l’occasion par elles-mêmes, d’engager le combat avec les groupes terroristes, en particulier Daech, quand elles l’ont jugé nécessaire.

Dans la Cizîrê, il existe plus de 20 partis au sein des populations kurdes et chrétiennes. La majorité sont opposés au PYD, au Tev-Dem et à la DSA pour des raisons qui leur appartiennent – j’y reviendrai. Ils ont cependant la liberté de mener leurs activités sans aucune restriction [13]. La seule chose qui leur soit interdite, c’est de posséder leur propre milice armée.

Les femmes et leur rôle

Les femmes sont largement acceptées et occupent une place importante, à tous les niveaux du Tev-Dem, du PYD et de la DSA. En vertu du système dit des « codirigeants » et des « coorganisateurs » (joint leaders and joint organizers), chaque direction de bureau, d’administration ou d’unité combattante doit inclure des femmes. En outre, les femmes ont leurs propres forces armées. Au sein des institutions, l’égalité hommes-femmes est complète.

Les femmes sont une force majeure, et sont très impliquées dans toutes les commissions des maisons du peuple, dans les comités, les groupes et les communes. Les femmes du Rojava ne forment pas seulement la moitié de la société : elles sont la moitié la plus efficace et la plus importante car si elles arrêtaient de travailler dans ces comités ou s’en retiraient, la société kurde pourrait bien s’effondrer. Beaucoup de femmes actives dans la politique ou dans la défense ont longtemps combattu avec le PKK dans les montagnes. Elles sont aguerries, résolues, dynamiques, responsables et courageuses.

Dans le Rojava, les femmes sont sacrées, et Abdullah Öcalan et les autres dirigeants du PKK-PYD ont pris très au sérieux leur rôle dans la reconstruction de la société, sous tous ses aspects. Dans la philosophie d’Öcalan, on ne verra le meilleur de la nature humaine que si la société redevient matriarcale, d’une façon moderne bien sûr [14].

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Deux miliciennes des YPG.
© Firat News

Malgré cette situation, et bien que toutes les femmes soient libres, les relations amoureuses et sexuelles sont rares pour les combattantes. Les militantes et les militants que nous avons rencontrés estiment que tout cela — amour, sexualité, relations — n’est pas d’époque car leur investissement dans la révolution passe avant tout. Quand j’ai demandé ce qui advenait lorsque deux combattant.e.s ou deux responsables politiques tombaient amoureux, on m’a répondu que nul ne pouvait l’empêcher, mais qu’il valait mieux qu’elles soient mutées des postes plus appropriés.

Cela ébahira bien des Européens. Comment peut-on vivre sans amour, ni sexe, ni relations amoureuses ? Pour moi, c’est tout à fait compréhensible. Je pense que c’est leur choix et, si les gens sont libres de choisir, alors il doit être respecté.

Néanmoins, si on laisse de côté les unités combattantes, le Tev-Dem et les autres partis, j’ai fait une curieuse observation : je n’ai pas vu une seule femme travaillant dans un magasin, une station-service, un marché, un café ou un restaurant. Pourtant, les femmes et les questions féminines sont bien plus avancées ici qu’au Kurdistan irakien, qui a pourtant disposé de vingt-deux ans pour établir ses propres lois, avec une marge de manœuvre bien supérieure. Ceci dit, on ne peut pas non plus dire qu’il y ait un mouvement de femmes spécifique ou indépendant au Kurdistan syrien.

Les communes

Les communes sont les cellules les plus actives des maisons du peuple. Il y en a partout, qui se réunissent une fois par semaine pour discuter des affaires courantes. Chaque commune est basée dans un quartier, un village ou une ville, et a son propre représentant à la maison du peuple.

Ci-dessous, la définition de la commune, tirée du Manifeste du Tev-Dem, traduit de l’arabe :

Les commes sont les plus petites cellules et les plus actives. En pratique, elles constituent une société prenant en compte la liberté des femmes, l’écologie, et où est instituée la démocratie directe.

Les communes œuvrent à développer et à promouvoir des commissions. Sans rien attendre de l’État, celles-ci cherchent par elles-mêmes des solutions aux questions sociales, politiques, éducatives, de sécurité et d’autodéfense. Les communes instituent leur propre pouvoir en construisant des organismes tels que les communes agricoles dans les villages, mais aussi des communes, coopératives et associations dans les quartiers.

Il faut former des communes dans la rue, les villages et les villes, avec la participation de toutes et tous les habitants. Les communes se réunissent chaque semaine, et prennent leurs décisions au grand jour, avec leurs membres de plus de 16 ans.

Nous sommes allés à une réunion d’une des communes basée dans le quartier de Cornish, à Qamişlo. Il y avait là 16 à 17 personnes, pour la plupart des jeunes femmes. Nous avons pu discuter de façon approfondie de leurs activités et de leurs tâches. Elles nous ont dit qu’il y avait 10 communes dans le quartier, composées chacune de 16 personnes. « Nous agissons un peu comme des travailleurs sociaux, nous ont-elles dit, avec tout ce que ça comporte : rencontrer les gens, assister aux réunions hebdomadaires, démêler les problèmes, veiller à la sécurité et à la tranquillité publique, collecter les ordures, protéger l’environnement et assister à la grande réunion pour débriefer ce qui s’est passé durant la semaine. »

Elles m’ont confirmé que personne, pas même les partis politiques, ne s’ingère dans les décisions prises collectivement, et en ont cité quelques-unes : « Nous souhaitions utiliser une vaste parcelle, dans une zone résidentielle, pour créer un petit parc. Nous avons demandé une aide financière à la mairie. Elle n’avait que 100 dollars à nous donner. Nous avons pris l’argent, et collecté 100 dollars supplémentaires auprès des habitants. » Elles nous ont fait visiter ce parc en nous expliquant : « Beaucoup de gens ont travaillé bénévolement pour terminer le travail, sans dépenser davantage d’argent. »

Elles nous ont donné un autre exemple : « Le maire voulait lancer un projet dans le quartier. Nous lui avons répondu que rien ne se ferait sans qu’on ait, au préalable, recueilli l’assentiment des habitants. Nous avons tenu une réunion, qui a rejeté le projet. Tout le monde n’ayant pas pu venir à la réunion, nous sommes allés maison par maison pour recueillir les opinions. Le rejet du projet a été confirmé à l’unanimité. »

Quand, à leur tour, elles ont voulu savoir s’il existait des structures similaires à Londres, je leur ai répondu qu’il y avait certes plusieurs groupements, mais malheureusement aucun qui ressemble au leur — uni, progressiste et engagé. Bref, je leur ai avoué qu’elles étaient bien plus avancées que nous. Surprise, déception et même frustration de leur part : comment leur région pouvait-elle être à un stade plus avancé qu’un pays qui a connu la révolution industrielle il y a des siècles !

L’opposition kurde et chrétienne

Comme je l’ai dit, il y a plus de 20 partis politiques kurdes dans le Rojava. Quelques-uns se sont ralliés à l’auto-administration, mais 16 autres non. Tandis que certains se retiraient de la scène, 12 autres s’unissaient au sein d’une coalition nommée Assemblée patriotique du Kurdistan en Syrie, plus ou moins pro-Barzani, c’est-à-dire dans l’orbite du Parti démocrate kurde (PDK) et du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en Irak.

Dans les années 1990, le sang a coulé entre le PKK et le PDK. De violents affrontements ont opposé les deux partis au Kurdistan irakien, faisant des milliers de morts. La plaie est encore à vif. Il faut avoir à l’esprit que le gouvernement turc soutenait le PDK dans sa lutte contre le PKK, aux confins de l’Irak et de la Turquie.

Le clan Barzani fait surtout grief à Abdullah Öcalan de se poser comme le leader national de tous les Kurdes.

L’auto-administration démocratique (DSA) mise en place au Kurdistan syrien sous l’égide du PYD et du PKK ne pouvait donc que déplaire à la Turquie et au GRK, son allié.

Tout ceci pour expliquer pourquoi le GRK s’oppose au Tev-Dem et à la DSA au Kurdistan syrien. Le PDK se préoccupe beaucoup de ce qui se passe dans le Rojava et, quoiqu’il advienne, cherche à tirer les marrons du feu. Il fournit donc une aide financière et des armes à certains partis locaux, dans l’idée de déstabiliser la région.

Notre rencontre avec les partis d’opposition a duré plus de deux heures, et la majorité d’entre eux étaient là. Nous leur avons demandé quels étaient leurs rapports avec le PYD, la DSA et le Tev-Dem. Sont-ils libres ? Ont-ils eu des militants persécutés ou arrêtés par les YPG-YPJ ? Disposent-ils de la liberté de s’organiser, de manifester ? Et d’autres questions de la sorte. A chaque fois, leur réponse a été : pas d’arrestation, pas de restriction à la liberté de manifester. Mais pas question pour eux de participer à la DSA.

Ils ont trois contentieux avec le PYD et la DSA.

Selon eux le PYD et le Tev-Dem ont trahi le peuple kurde, parce qu’ils ont laissé la moitié de Hesîçe (Hassaké) et une partie de Qamişlo (Kameshli) aux mains du régime de Damas, même si ses forces y sont limitées. Pour eux, cela revient à une compromission avec Bachar el-Assad.

Nous avons suggéré que cette politique “ni paix ni guerre” visait à stabiliser une situation qui a bénéficié à tout le monde dans la région, y compris aux partis d’opposition. Nous leur avons également dit, et ils devaient le savoir mieux que nous, que le PYD pourrait aisément chasser les soldats d’Assad de ces deux villes, au prix de quelques morts, mais la question est : qu’est-ce qui se passe après ?!

Assad ne veut pas renoncer à Hesîçe et, par conséquent, la guerre recommencerait avec son cortège de crimes, de persécutions, de bombardements, de villes et de villages détruits. Cela faciliterait par ailleurs une attaque de Daech ou d’Al Nosra. Cela provoquerait peut-être un affrontement général entre les troupes d’Assad, l’ASL et les organisations terroristes au sein du Rojava, détruisant tout ce qui a été accompli jusqu’ici. Ils n’ont pas répondu à cet argument.

L’opposition ne veut pas participer à la DSA, ni à la prochaine élection, qui aura lieu dans quelques mois si tout va bien. Primo, ils continuent d’accuser le PYD de collaborer avec le régime Assad, sans en apporter la preuve. Secundo, ils estiment que les élections ne seront pas libres puisque le PYD n’est pas un parti démocratique, mais bureaucratique. Pourtant, nous savons qu’il y a à peu près autant de militants du PYD que d’autres partis au sein de la DSA. Nous leur avons dit que s’ils croient dans le processus électoral, ils devraient y participer, pour une DSA plus démocratique et moins bureaucratique. Ils ont accusé le PYD de s’être retiré de la Conférence nationale kurde, impulsée par le GRK en août 2013 à Erbil.

Interrogés par la suite, les militants du PYD et du Tev-Dem ont protesté qu’ils avaient la preuve écrite qu’ils s’étaient engagés dans ce pacte, contrairement à l’opposition.

L’opposition veut mettre sur pieds ses propres milices, mais n’y est pas autorisée par le PYD. Interrogés, le PYD et le Tev-Dem ont confirmé : l’opposition peut avoir ses propres combattants, à la conditon qu’ils soient sous le commandement des YPG-YPJ. Pour eux, la situation est sensible et très tendue. Ils redoutent des heurts armés entre factions, et veulent pas laisser cela advenir. Le PYD dit qu’il ne veut pas reproduire les erreurs commises au Kurdistan irakien où, durant toute la seconde moitié du XXe siècle, des organisations kurdes rivales se sont livrées des combats sanglants.

A la fin, ils nous ont demandé de retourner voir les partis d’opposition pour leur proposer, au nom du PYD et du Tev-Dem, tout ce qu’ils voulaient à l’exception de la liberté de créer leurs propres milices.

Quelques jours plus tard, à Qamişlo, nous avons rencontré, pendant près de trois heures, les leaders de trois partis kurdes : la branche syrienne du PDK (Partiya Demokrat a Kurdistanê li Sûriyê), le Parti du Kurdistan pour la démocratie et l’égalité en Syrie (Partiya Wekhevî ya Demokrat a Kurdî li Sûriyê) et le Parti de la démocratie patriotique kurde en Syrie. Ils ont plus ou moins répété leurs griefs contre la DSA et le Tev-Dem. Nous avons longtemps essayé de les convaincre que s’ils voulaient résoudre la question kurde, il fallait il soient indépendant du GRK et du PDK, et travaillent dans le seul intérêt de la population du Rojava. La plupart du temps, ils sont restés silencieux, sans répondre à nos arguments.

Quelques jours après, nous avons également rencontré les représentants de deux partis chrétiens et l’organisation de jeunesse chrétienne de Qamişlo, qui se participaient pas à la DSA ni au Tev-Dem, mais reconnaissaient qu’ils n’avaient rien contre et approuvaient leur politique. Ils reconnaissaient aussi le mérite des YPG-YPJ qui ont protégé la région contre l’armée syrienne et les groupes terroristes.

Malgré tout, les jeunes militants de Qamişlo n’étaient pas contents de la DSA et du Tev-Dem. Ils se plaignaient du manque d’électricité et de possibilité pour la jeunesse de s’impliquer. Ils cherchent donc une alternative à la DSA et au Tev-Dem car si la situation perdure, disent-ils, il n’y aura d’autre choix que l’émigration vers l’Europe.

Un responsable d’un parti présent à la réunion leur a répondu : « Que dis-tu, fils ? Nous sommes en pleine guerre. Ne voyez-vous pas combien de femmes, d’hommes, de personnes âgées et d’enfants sont tués tous les jours ?!! C’est un sujet grave. Dans cette situation, être au pouvoir n’a pas une grande importance ; nous pouvons utiliser d’autres moyens. Ce qui est important en ce moment c’est : être chez soi sans crainte d’être tué, pouvoir laisser nos enfants jouer dans la rue sans qu’ils soient enlevés ou tués. Nous sommes libres de nos activités, comme d’habitude, personne ne nous en empêche, nous ne sommes ni agressés ni insultés. Nous avons la paix, la liberté et la justice sociale… » Les membres des autres partis approuvèrent.

Avant de quitter la région, nous avons parlé avec des commerçants, des hommes d’affaires et des gens sur le marché. Tout le monde avait une opinion plutôt positive sur la DSA et le Tev-Dem. Ils étaient satisfaient de la paix, de la sécurité et de la liberté et pouvaient gérer leurs activités sans subir l’ingérence d’un parti ou d’un groupe.

La tranchée de la honte

En 2013, avec l’aide du gouvernement irakien, le Gouvernement régional kurde (GRK) a creusé une tranchée de deux mètres de profondeur et de deux mètres de large, sur environ 35 kilomètres de long, le long de la frontière avec le Kurdistan syrien. Les 12 premiers kilomètres ont été réalisés par le GRK, les 18 derniers par Bagdad. Sur la portion restante, le fleuve Tigre constitue un obstacle naturel.

Le KRG et le gouvernement irakien prétendent que la tranchée était une mesure de protection nécessaire à la paix et à la sécurité en Irak, y compris au Kurdistan. Ici, les gens se posent beaucoup de questions sur cette « protection ». Contre qui ? Contre quoi ? Daech ? Mais Daech ne peut pénétrer dans cette partie de la Syrie, gardée par les YPG-YPJ.

La majorité des Kurdes voient en réalité deux raisons à cette tranchée. D’une part, empêcher des réfugiés syriens, mais aussi le PKK et le PYD, d’entrer au Kurdistan irakien ; d’autre part, accroître l’efficacité des sanctions économiques prises contre le Kurdistan syrien pour l’obliger à accepter les conditions du GRK. Toutefois, je pense que les Kurdes de Syrie préfèreront subir la famine plutôt que de passer sous les fourches caudines du GRK. C’est pourquoi, dans tout le Kurdistan, a surnommé cette tranchée la « Tranchée de la honte ».

Les sanctions économiques ont fortement perturbé la vie dans la Cizîrê, où l’on manque de tout : médicaments, argent, médecins, infirmières, enseignants, techniciens et ingénieurs de l’industrie, notamment dans le secteur pétrolier. La Cizîrê, qui a des milliers de tonnes de blé à exporter, est contrainte de vendre son grain 200 à 250 dollars la tonne au gouvernement irakien, alors que celui-ci paie 600 à 700 dollars la tonne quand il l’achète ailleurs.

Dans le Rojava, cette attitude du GRK de Massoud Barzani — qui se qualifie lui-même de grand leader kurde — provoque l’incompréhension. Le 9 mai 2014, une grande manifestation pacifique contre la « Tranchée de la honte » a réuni plusieurs milliers de personnes à Qamişlo, à l’appel du Tev-Dem. On a pu y entendre plusieurs forts discours de différentes organisations, maisons du peuple, groupes et comités. Aucun de ces discours n’a créé de tensions. Les gens se rassemblaient principalement autour de l’idée qu’il fallait rétablir la fraternité, la coopération, et une bonne entente de chaque côté de la frontière, que tous les partis devaient se réconcilier et prononcer des paroles de paix et de liberté. La manifestation s’est achevée en fête de rue avec danses, chansons et hymnes.

Attentes et craintes

Où va le mouvement populaire du Rojava ? C’est difficile à dire, mais cela ne doit pas nous empêcher d’analyser et de réfléchir à son avenir. La victoire ou la défaite complète d’une expérience telle que la région n’en a pas connu depuis longtemps dépend de facteurs internes et externes.

Quoi qu’il arrive, nous devrons y faire face ; ce qui compte, c’est de résister, d’être volontaire et ambitieux, de ne pas capituler, de ne pas se décourager et de croire au changement. Rejeter le système actuel, saisir chaque occasion, cela est plus important, je pense, qu’une victoire temporaire. C’est la clef pour atteindre le but final.

[…]

L’affaiblissement du Tev-Dem

Comme nous l’avons vu, le Tev-Dem est l’âme du mouvement populaire, avec ses groupes, ses comités, ses maisons du peuple. Sans le Tev-Dem, pas d’Auto-administration démocratique (DSA). De façon générale, de l’existence du Tev-Dem dépend l’avenir du Rojava, et du modèle qu’il peut représenter pour l’ensemble de la région.

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Des adultes suivent des cours de langue kurde (interdits avant la révolution).
© Firat News

Il est difficile d’évaluer l’équilibre des forces entre le Tev-Dem et la DSA. J’ai eu le sentiment que quand le pouvoir de la DSA croissait, celui du Tev-Dem diminuait. L’inverse peut être vrai aussi.

J’ai soulevé cette question avec les camarades du Tev-Dem. Ils n’étaient pas d’accord. Ils estiment que plus la DSA sera forte, plus le Tev-Dem sera fort. En effet, ils voient la DSA comme un simple organe exécutif, mettant en œuvre les décisions prises par le Tev-Dem et ses organes. J’ai du mal à fixer mon opinion à ce sujet, l’avenir tranchera.

Le PYD et les structures des partis

Ce sont le PYD et le PKK qui sont derrière le Tev-Dem, et ces deux partis présentent toutes les caractéristiques des grands partis dans cette région du monde : hiérarchie dirigeants-dirigés, tous les ordres descendant du sommet vers la base. Les militants sont peu consultés sur les orientations mais sont très disciplinés, ont des règles des ordres à appliquer, et des relations confidentielles avec différents partis, au pouvoir ou non dans différentes régions du monde.

Et pourtant, le Tev-Dem est tout l’inverse. Beaucoup de ses militants ne sont membres ni du PKK ni du PYD. Ils croient à la révolution par en bas, n’attendent rien de l’État et des autorités, et participent aux réunions où les décisions sont prises souverainement, dans l’intérêt supérieur des habitants. Ensuite, ils demandent à la DSA de mettre en application leurs décisions. Et il y a encore beaucoup d’autres différences entre le PYD-PKK et le Tev-Dem.

La question est : comment se fait le compromis ? Est-ce le Tev-Dem qui suit le PYD-PKK, où bien est-ce eux qui suivent le Tev-Dem ? Qui contrôle qui ?

Je n’ai pas la réponse, je cherche encore, mais je pense qu’on sera bientôt fixés.

Une crainte : la sacralisation de l’idéologie et des idéologues

L’idéologie est un point de vue. Tout voir par le prisme de l’idéologie peut conduire à un désastre, car cela peut donner des réponses toutes faites, et des solutions déconnectées de la réalité. La plupart du temps, les idéologues cherchent le juste mot dans de vieux livres qui ne sont plus pertinents pour comprendre la situation actuelle.

Les idéologues peuvent être dangereux quand ils veulent imposer leurs idées tirées de ces vieux livres. Ils peuvent être bornés, rigides, inflexibles. Ils ne respectent pas les points de vue différents. Ils ont beaucoup de points communs avec les religieux, et certains marxistes ou communistes. Pour résumer, ils croient que l’idéologie, ou la pensée, crée l’insurrection ou les révolutions. Pour des non-idéologues comme quoi, c’est le contraire qui est vrai.

Il est regrettable que j’aie trouvé de nombreux idéologues au sein du PYD et du Tev-Dem, surtout quand nous en sommes venus à parler des idées d’Abdullah Öcalan. Il y a des gens qui ramènent Öcalan à tout propos dans les discussions. Ils ont une confiance totale en lui et, dans une certaine mesure, ils le sacralisent. Que ce soit de la foi ou de la crainte envers le leader, c’est effrayant, et cela ne présage rien de bon. Pour moi, rien ne doit être sacré et tout doit pouvoir être critiqué, et rejeté si besoin.

Le pire, c’est à la Maison des enfants et dans les centres de jeunesse, où les enfants apprennent les idées nouvelles, la révolution et beaucoup de choses positives qu’ils devront savoir pour être utiles à la société. Cependant, en plus, ces enfants apprennent l’idéologie et la pensée d’Öcalan, et à quel point il est le leader du peuple kurde. A mon sens, les enfants ne devraient pas être endoctrinés. On ne devrait pas leur enseigner la religion, la nationalité, la race ou la couleur. Ils devraient avoir leur liberté de conscience et qu’on les laisse tranquille jusqu’à ce qu’à l’âge adulte ils fassent leurs propres choix.

Le rôle des communes

J’ai déjà expliqué ce qu’étaient les communes. Leur mission doit évoluer. Elles ne peuvent pas rester cantonnées au traitement des problèmes locaux. Elles doivent accroître leur rôle, leurs prérogatives et leurs pouvoirs. Certes, il est vrai que le Rojava est dépourvu d’usines, d’entreprises et d’une véritable infrastructure industrielle. Mais dans la Cizîrê, qui produit surtout du blé, l’agriculture occupe beaucoup de monde dans les petites villes et les villages. Et la région est riche en pétrole, gaz et phosphates, bien que la plupart des gisements soient hors d’usage du fait de la guerre ou du manque d’entretien avant même le soulèvement.

Les communes pourraient donc investir ces domaines, les placer sous contrôle collectif et distribuer leurs produits aux gens en fonction de leurs besoins. Ce qu’il resterait après la distribution pourrait être soit vendu, soit échangé contre du matériel, soit stocké. Si les communes ne s’élèvent pas à ces tâches et se limitent à ce qu’elles font actuellement, évidemment, leur tâche restera inachevée.

En conclusion

Il y a beaucoup de choses à dire sur l’expérience du Rojava, et une foule de points de vue, de droite comme de gauche, des indépendantistes, des trotskistes, des marxistes, des communistes, des socialistes, des anarchistes et des libertaires. Pour ma part, en tant qu’anarchiste, je ne vois pas tout en blanc ou tout en noir, je n’ai pas de solution toute faite, et je ne la cherche jamais dans de vieux livres. Je pense que la réalité et les événements créent les idées et la pensée, pas l’inverse. Je les observe avec l’esprit ouvert, et je m’efforce de les relier entre eux.

Quelques mots importants, cependant, au sujet des insurrections et des révolutions. La révolution ne se limite pas à l’expression d’une colère, elle ne se fait pas sur ordonnance ou sur commande, elle ne survient pas en vingt-quatre heures, n’est pas un coup d’État militaire, bolchevique ou une conjuration politicienne. Elle ne se limite pas au démantèlement de l’infrastructure économique et à l’abolition des classes sociales. Tout cela, c’est le point de vue des gauchistes, des marxistes, des communistes et de leurs partis. Ils voient la révolution ainsi parce qu’ils sont dogmatiques et mécanistes. Pour eux, la révolution et l’abolition des classes signifie le socialisme et la fin de l’histoire.

A mon avis, même si la révolution réussit, le désir d’autorité peut survivre au sein de la famille, dans les entreprises, les usines, les écoles, les universités et d’autres lieux et institutions. A cela peut s’ajouter la persistance des différences hommes-femmes et l’autorité des premiers, même sous le socialisme. En outre, il restera nécessairement un résidu de culture égoïste et cupide, hérité du capitalisme. Tout cela ne peut s’évaporer ou disparaître en peu de temps. Cela peut être une menace pour la révolution.

L’évolution de l’infrastructure économique et la victoire sur la société de classe ne garantissent pas la pérennité de la révolution. Je pense qu’une révolution culturelle, éducative et intellectuelle est nécessaire. Les gens n’aiment pas le système actuel et pensent pouvoir le changer. La tendance à la rébellion, le refus d’être exploité, l’esprit de révolte sont des choses très importantes pour maintenir la flamme de la révolution.

A partir de là, que dire de l’expérience du Rojava ?

Cette expérience dure depuis deux ans et marquera des générations. Les Kurdes de Syrie ont l’esprit rebelle, ils vivent en harmonie, dans une atmosphère de liberté, et s’accoutument à une culture nouvelle : une culture du vivre-ensemble dans la paix et la liberté, une culture de tolérance, de partage, de confiance en soi et de fierté, une culture de dévouement et de solidarité. En même temps, il est vrai que la vie est dure, qu’il y a pénurie de biens de première nécessité, et que le niveau de vie est bas, mais les gens sont accueillants, conviviaux, souriants, attentifs et simples. L’écart entre les riches et les pauvres est faible. Tout cela aide les gens à surmonter les difficultés.

Ensuite, les événements et l’environnement actuels ont changé beaucoup de choses. Ils ne supporteront pas une nouvelle dictature ; ils se battront pour leurs acquis ; ils ne tolèreront pas qu’on décide à leur place. Pour toutes ces raisons, ils résisteront au découragement, se dresseront de nouveau, lutteront pour leurs droits et résisteront au retour de l’ordre ancien.

Certains disent que tant que cette expérience aura Abdullah Öcalan, le PKK et le PYD derrière elle, elle court le risque de prendre fin et d’être remplacée par une dictature. C’est possible en effet. Mais même ainsi, je ne pense pas qu’en Syrie ou au Rojava, les gens puissent, plus longtemps, tolérer une dictature ou un gouvernement de type bolchevique. Nous ne sommes plus à l’époque où le gouvernement de Damas pouvait massacrer 30.000 personnes à Alep en quelques jours. Le monde a changé.

Il me reste à dire que tout ce qui s’est passé dans le Kurdistan syrien n’est pas seulement l’idée d’Öcalan, comme beaucoup le croient. En fait, cette idée est très ancienne, et Öcalan l’a développée en prison, en lisant des centaines de livres, en analysant les expériences et les échecs des mouvements nationalistes et communistes dans la région et dans le reste du monde. La base de tout, c’est qu’il est convaincu que l’État, quelle que soit son nom et sa forme, reste l’État, et ne peut disparaître s’il est remplacé par un autre État. Pour cela, il mérite d’être entendu.

Zaher Baher

 Notes:

[1] Kurdistana Rojava signifie “Kurdistan occidental”.

[2] Cizîrê est le nom kurde de cette région appelée Djézireh en français, et Al Jazera en arabe.

[3] L’opération Anfal, conduite par Ali Hassan al-Majid (« Ali le Chimique ») a duré de février à septembre 1988. Environ 2.000 villages ont été détruits et 182.000 personnes assassinées.

[4] Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est le principal parti révolutionnaire kurde en Turquie. Il fait référence pour toute la gauche kurde, qu’elle soit en Syrie (PYD) en Iran (PJAK) ou en Irak (PÇDK).

[5] De fait, le Tev-Dem est une coalition d’organisations dont le PYD est le centre de gravité.

[6] Les communes sont des conseils de quartier qui s’efforcent d’organiser la vie sociale (voir le passage qui leur est consacré.

[7] Élue le 21 janvier, l’Assemblée de la Cizîrê compte 101 sièges. La DSA est en fait une sorte de gouvernement autonome, doté de 22 commissions. Le canton de Kobanê a élu ses propres institutions le 22 janvier 2014 ; celui d’Efrîn, le 29 janvier. Lire Lire : « Les Kurdes syriens formeront leur gouvernement » sur Actukurdes.fr, le 10 juillet 2013, et « Syrie : Une ville libérée et 30 ‘djihadistes’ capturés par les Kurdes », le 17 février 2014.

[8] En réalité le “Contrat social” a été promulgué le 6 janvier 2014, donc avant l’élection de l’auto-administration.

[9] La politique de la “ceinture verte” était également dite de la « ceinture arabe ».

[10] En arabe, Al Ḥasaka ; en français, Hassaké.

[11] En arabe, Al Qāmišlī ; en français, Kameshli.

[12] Notamment l’Armée syrienne libre, le front Al Nosra ou l’État islamique.

[13] Un rapport de Human Rights Watch en date du 19 juin 2014 a en réalité signalé des arrestations arbitraires d’opposants politiques au PYD, des exactions commises à l’encontre de détenus et des affaires non élucidées d’enlèvement et de meurtre.

[14] A partir de la fin des annés 1980, Abdullah Öcalan a élaboré la théorie de la « Femme libre », évoquant un « âge d’or » mésopotamien fondé sur le matriarcat. Il ne s’agit pas d’une théorie féministe, mais elle a puissamment contribué à promouvoir la parité dans le mouvement kurde. A ce sujet, lire Grojean Olivier, « Théorie et construction des rapports de genre dans la guérilla kurde de Turquie », Critique internationale 3/ 2013 (N° 60), p. 21-35.