Le Ministre de l’Économie du Canton d’Efrin : Le Rojava défie les normes de classe, de genre et de pouvoir.

Ce texte est tiré du site en anglais « The Rojava Report : News from the Revolution in Rojava and Wider Kurdistan » (https://rojavareport.wordpress.com/) où Il a été mis en ligne le 22 décembre 2014. Il a été traduit en français en décembre 2014 par une personne du Collectif Anarchiste de Traduction et de Scannérisation de Caen (et d’ailleurs) : http://ablogm.com/cats/

Les noms de lieux ont été repris tels quels pour des raisons de facilité. Le texte a été féminisé et il est librement utilisable par tous et toutes.

Nous l’avons traduit car, directement ou indirectement, il apporte, politiquement, économiquement et socialement, des éléments d’information et de réflexion sur la nature concrète de l’expérience démocratique en cours au Kurdistan Syrien. Or ces d’informations concrètes sont rares, souvent partielles et parfois contradictoires. Et cela devrait nous inciter, en tant que révolutionnaires, à parfois un peu plus de prudence dans nos déclarations et publications, car, sans tomber dans un purisme idéologique facile et méprisant, il ne faudrait pas non plus prendre la réalité pour ce qu’elle n’est pas.

Le Ministre de l’Économie du Canton d’Efrin : Le Rojava défie les normes de classe, de genre et de pouvoir.

L’entretien suivant a eu lieu avec le Dr. Amaad Yousef,le Ministre de l’Économie du Canton d’Efrin au Rojava (Kurdistan syrien) et il a été publié dans le journal « Özgür Gündem ». Yılmaz a parlé avec le Dr. Yousef alors qu’il prenait part à une conférence organisée par le Congrès de la Société Démocratique (DTK en kurde) dans la ville de Van le mois dernier. Le sujet de la conférence était « l’économie démocratique ». L’interview a ensuite été traduite en anglais.

-Parlons un peu d’avant la révolution. Quel était le statut des kurdes ? Quelles choses avaient-ils ?

Géographiquement, le Rojava couvre une zone de 18 300 kilomètres carrés. Il est divisé en trois cantons1. Toutefois le Rojava peut supporter une population deux ou trois fois plus grande que celle qui vit là. 60% des pauvres de Syrie étaient des kurdes. Parce qu’ils (le régime des El Assad – NDT) n’autorisaient pas l’ouverture des usines ou le développement de toute forme d’enrichissement dans la région du Rojava. Par exemple, à Efrin, il y avait près de 200 usines de transformation des olives. En dehors de cela, il n’y avait pas le moindre petit atelier. Les kurdes riches vivaient à Damas et Alep et avaient des relations proches avec le régime. Le régime a pris des terres dans certaines régions en utilisant des arabes qu’il a établis dans certaines régions sous le couvert de sa politique de « ceinture arabe »2. Cette politique fut appliquée particulièrement dans le canton du Cizîrê.

– Comme pour Efrin…

La politique du régime était quelque chose comme « laissons les gens avoir des difficultés à survivre, vendre leurs biens et leur propriété et émigrer ». Ils ont laissés les arabes venir et s’établir dans la zone. Du fait de l’embargo en place sur la région, les gens bougeaient vers Damas et Alep. Par exemple, il y avait un endroit à Damas appelé « Zorava ». Comme on le comprend à partir du nom, les kurdes ont construit cette zone avec leur propre travail. C’était un quartier sous l’administration du centre de la ville et une zone pauvre. Avant la révolution, la population kurde à Alep avait atteint un million. Presque tous et toutes vivaient à Şex Meqsut et Eşrefi. Si cette politique avait continué encore 10 ans de plus, les kurdes auraient perdu toute connexion avec leur propre géographie.

– Qu’est-ce que les kurdes vivant à Alep et Damas faisaient comme travail ?

Ils et elles travaillaient dans les restaurants, les usines, la construction, c’est-à-dire des emplois que personne ne voulait faire. Des travaux difficiles et dangereux… Tous les « sales » boulots que les arabes ne faisaient pas. 90% vivaient dans la pauvreté.

– Était-ce une politique systématique ?

Le régime a passé une loi en 2008 afin de forcer les kurdes à émigrer. Avec cette loi il était très difficile pour les kurdes de posséder une propriété. En même temps elle rendait beaucoup plus facile pour les arabes le fait d’acheter cette propriété.

– Y avait-il des écoles et des hôpitaux ?

Il y avait des écoles élémentaires et moyennes dans chaque village du canton d’Efrin. Ces écoles étaient construites pour l’assimilation. Vous ne trouviez pas un seul lycée ou école professionnelle qui étaient interdits. L’éducation en langue kurde était interdite. Les routes étaient un peu développées pour la sécurité. À Kobanê il y avait un hôpital et dans le canton du Cizîrê, dans la ville de Qamişo, il y avait un hôpital d’État mais ce n’était pas un hôpital avancé. Les patientEs sérieusement malades étaient transféréEs à Alep ou à Damas. UnE patientE à Efrin ne pouvait être traitéE à Efrin. Il n’y avait rien pour satisfaire les nécessités de la vie. Par exemple, si vous alliez acheter des vêtements pour un mariage, vous deviez aller à Damas ou à Alep.

– Si vous parliez des quelques choses qu’il y avait ?

La chose qui était développée, c’était l’usure. Dans le district de Reco du canton d’Efrin, vous saviez quelle maison appartenait à qui. Vous pouviez regarder une maison et dire que c’était celle d’unE usurierE. Il y avait une tribu arabe appelée les Boben. Le travail principal de cette tribu était l’usure. Ils et elles rendaient les kurdes sans maison et sans propriété. En échange de l’intérêt, ils et elles prenaient leur propriété et les forçaient à émigrer. La chose qui nous faisait le plus de peine avant 2011, c’était l’effondrement de la morale et de la conscience. Cette vie était très difficile pour nous…

– Quelle est la situation en ce qui concerne l’infrastructure ?

Il n’y avait pas d’élections au sein du système municipal en Syrie. Le parti Baath était nommé et choisi comme une formalité. Ceux qui voulaient être nommés distribuaient de l’argent et étaient choisis.

– Pouvez vous expliquer un peu à propos des premiers jours de la révolution ?

Le processus appelé le Printemps Arabe a duré 28 jours en Tunisie. En Égypte, la résistance continua durant 18 jours. En Libye plus de sang fut versé et Kadhafi s’en alla. Au Yémen beaucoup de sang fut versé. En ce qui nous concerne nous comptions sur une période de 3,5 ou 10 mois. Nous nous trompions sur ce sujet, toutefois tous nos autres calculs étaient bons. Si nous avions été du coté de l’opposition en Syrie, pas grand-chose n’aurait changé parce que l’approche de l’opposition envers les kurdes n’était pas différente de celle du régime.

– Quelle fut l’attitude du régime durant ces [premiers] jours ?

Les arabes disaient « Nous vous attendons. Rebellez-vous, nous sommes prêts, renversons le régime ». Nous disions « Non, nous sommes 15% de la Syrie et vous êtes 85% de la Syrie. Que 50% d’entre vous se soulève et 100% d’entre nous se soulèvera ». Ils se sont trouvés être des menteurs. Si nous avions fait comme ils voulaient que nous le fassions, le régime aurait dit « Ceux-là veulent briser la Syrie » et ils auraient organisé tous les arabes contre nous. Et les kurdes au Rojava auraient dû faire face à un génocide. Nous avons réalisé la situation. Nous disions que nous allions mettre en application notre modèle sur une fondation démocratique et sans bain de sang et que notre porte était ouverte à celles et ceux qui voulaient se joindre à nous.

-Quelle est la première tâche que vous ayez entreprise ?

Avec le début de la révolution, passé la première année, nous avions fondé un journal et une chaîne de télé. Nous avons formé une assemblée du peuple. Nous avons jeté dehors les éléments du régime qui étaient parmi nous. Nous avons mis à la porte les organisations et les gens connectés au régime mais nous n’avons pas fait de tort où que ce soit. Il était même interdit de forcer une caisse. Avant la révolution, 450 000 personnes vivaient à Efrin. Après la révolution, la population dépassa 1 million. Près de 200 000 arabes sont venuEs et se sont installéEs.

– Quelle fut votre première tâche en terme d’économie ?

Quand Efrin fut sûre et paisible, le développement du commerce rétablit son pas. Des bâtiments furent construits, des ateliers furent ouverts. De manière à mettre un système en place, un Centre de Développement Économique fut fondé dans le district central de Derik. Des branches s’occupant de choses comme le commerce, l’agriculture, les métiers, l’architecture et qui étaient connectées à ce centre furent ouvertes à Qamişlo, Kobanê et Efrin. Après cela, des associations de métiers et de commerce furent fondées.

– Qu’est ce qui existe maintenant en terme d’usines, d’ateliers etc ?

Il y a maintenant à Efrin 50 fabriques de savon, 20 usines de production d’huile d’olive, 250 fabriques de transformation de l’olive, 70 fabriques de matériaux de construction, 400 ateliers textile, 8 usines de chaussures, 5 usines produisant du nylon, 15 fabriques de marbre. 2 minoteries et 2 hôtels ont été construits. Nous sommes le premier et unique lieu de production de savon en Syrie. Nous travaillons à développer le commerce autour des produits de laiterie, des fruits et des autres produits alimentaires. Nous faisons tout cela dans les villages donc les gens retournent à leurs villages. Une nouvelle fois un barrage fut construit pour fournir de l’eau potable. Nous avons créé une marque « Made in Efrin ». Nous avons interdit la création de toute nouvelle usine d’olive dans une perspective environnementale. Nous avons également interdit les ateliers de fonderie de plomb pour protéger la santé humaine.

– Quelle est la situation concernant les droits personnels et l’organisation ?

Plusieurs organisations de droits civiques ont été fondées. Les ingénieurs, les agriculteurs-rices et les fermierEs ont formé leurs propres unions. Des syndicats ont été créés. Pour la première fois à Efrin, six instituts ont été fondés dans les domaines de la santé, du commerce, de l’agriculture, des sports, du théâtre et de la musique.

– Métiers, emploi…

Avant la révolution, il n’y avait pas de travail en dehors d’une paire de métiers. Maintenant, à Efrin, il n’y a pas de chômage avec une population de plus d’un million. Celui ou celle qui le veut peut avoir un emploi…

– Y a-t-il eu un retour des kurdes qui étaient alléEs à Damas ou à Alep comme travailleurs et travailleuses ?

Oui – tailleurs-euses, serveurs-euses, travailleurs de la construction, docteurs, enseignantEs, toutes sortes de gens sont revenus et ils et elles fournissent maintenant des services à leur propre peuple. Certaines personnes ont émigré en Europe, mais une proportion significative de travailleurs et travailleuses qualifiées sont revenus. La qualité a augmenté. Le retour des kurdes qui faisaient les métiers « les plus sales » et les plus difficiles est devenu fantastique3.

– Quelle est la monnaie et comment circule-t-elle ?

Nous continuons avec la monnaie syrienne. Les intérêts sont interdits et personne ne peut en toucher. Celles et ceux qui le font passent en procès et doivent faire face aux conséquences. Il y a des banques d’État, survivance du régime, mais elles ne travaillent pas. Nous avons travaillé autour des banques et il y a des banques dans tous les cantons. Toutefois, dans les villages, des banques de village doivent être ouvertes. Pour l’instant, les gens épargnent en mettant l’argent sous leurs matelas.

– Et les choses comme les taxes, la douane et les importations…

Nous sommes en train d’étudier le système de taxe de la Région Autonome Basque. Les taxes sont collectées et ces taxes sont distribuées aux ministères en fonction des besoins. Il y a une transparence autour de ces questions. Les citoyenNEs savent où les taxes qu’ils et elles payent sont dépensées. Cependant nous ne pouvons pas encore dire que ce système est entièrement en place.

– Comment faites vous pour vos besoins énergétiques ?

Toute notre électricité provient de l’Armée Syrienne Libre et par conséquent nous ne pouvons pas beaucoup la contrôler. Il y a des groupes électrogènes dans tout le canton et dans chaque village. Ils fournissent au moins 12 heures d’électricité [par jour]. Nous avons commencé un projet pour aménager l’énergie éolienne. Auparavant, l’eau était amenée dans des citernes. Grâce à une coopérative populaire qui a été fondée avec la municipalité, un barrage a été construit et il fournit les besoins en haut.

– Comment déterminez vous votre politique des prix ?

Efrin a subi un « siège » l’hiver dernier. Ces circonstances ont rendu les choses un peu difficiles pour nous. Un sac de farine est monté de 3000 à 6500 livres syriennes. L’administration du canton a pris une décision et a annoncé que tout sac de farine vendu plus 4100 livres syriennes serait confisqué. Après cela nous avons formé un comité et déterminé que la farine produite dans le canton d’Efrin serait suffisante pour nous-mêmes. Nous avons immédiatement commencé à faire travailler deux moulins et stoppé l’exportation de farine. De cette manière le prix de la farine a été ramené à 3500 livres syriennes. En même temps nous mettons en place des routes d’importation pour le commerce, les stocks alimentaires et les produits médicaux4.

– Comment faites vous pour la santé et l’éducation ?

Un hôpital appartenant au canton a été construit. Il y a aussi des hôpitaux privés. Maintenant il y a en moyenne près d’un millier de personnes recevant un traitement chaque jour. Il y a même des gens qui viennent d’Alep. Nous travaillons pour que, dans la période qui vient, nous comblions les déficiences technique et médicales de manière que nous puissions faire de la plus grosse chirurgie comme la chirurgie cardiaque. Il n’y a pas de factures encaissées pour les pauvres en échange des services médicaux. Les factures encaissées auprès de celles et ceux qui ont les moyens couvrent complètement les coûts de l’hôpital. Le système de salaire n’a pas encore été entièrement fixé. Cependant, certaines factures sont également prises en charge par le canton. Les écoles ont été ouvertes dans tous les villages. Maintenant nous avons des préparatifs pour ouvrir une université.

– Le gouvernement turc et quelques autres cercles prétendent que « le Rojava est sous l’oppression du PYD »5. Que dites vous de telles affirmations ?

Celles et ceux qui disent cela sont prisES dans une course de chevaux politique. Celles et ceux qui avancent cela ont des intérêts politiques à ce que ce système ne fonctionne pas. Je suis le Ministre du Commerce et de l’Économie pour le canton mais je ne suis pas un membre du PYD. Nous avons nos amiEs arabes. Nous avons des amiEs de différents peuples et différentes organisations sociales qui travaillent avec nous. Nous ouvrons le chemin pour le commerce.

– Il y en a aussi, dans les mêmes cercles, qui décrivent le système comme étant « celui de la Corèe du Nord ». Est-ce que le capital ou la propriété privée sont interdits ou menacés ?

Le capital privé n’est pas interdit mais il est fait pour s’ajuster à nos idées et à notre système. Nous développons un système autour des coopératives et des communes. Cependant, cela ne prouve pas que nous sommes contre le capital privé. Ils se compléteront l’un l’autre. Nous croyons que quand le système des coopératives est développé le capital privé moral peut être ajouté dans certaines parties de l’économie. La société du Rojava sera rendue meilleure de cette manière et éloignée du système libéral. Dans le système libéral, le gros poisson avale le petit et il n’y a pas de moralité. Dans notre canton, une Organisation du Commerce et de l’Industrie a été fondée et elle a 7000 membres. Ici il n’y a qu’une seule chose qui est interdite et c’est le capital financier.

– Il est dit que le régime paye les salaires de vos travailleurs et travailleuses. Est-ce vrai ?

Cela n’est pas vrai. Aucun de nos projets n’est financé par le régime. Maintenant, il y a, dans l’ensemble de la Syrie, d’ancienNEs employéEs de l’État qui vont s’adresser au régime en disant « Je suis en poste et je fais mon travail » et qui prennent leur salaire. Cela ne fait aucune différence qu’ils et elles fassent ou pas leur travail, ils et elles disent cela. C’est pareil dans les zones sous le contrôle de l’Armée Syrienne Libre, et c’est également comme cela dans des zones sous le contrôle d’autres pouvoirs. Les gens prenant un salaire du régime font cela dans toute la Syrie.

-Maintenant, quelle est la chose la plus bon marché et la plus chère dans le canton ?

Tout ce qui est produit dans le canton d’Efrin est bon marché. Parce que c’est une zone sûre, les loyers sont chers, cependant nous avons commencé des préparatifs de coopératives de construction et nous allons assurer le droit au logement pour tous et toutes.

– Vous avez expliqué que vous êtes en train d’instituer une « modernité démocratique » au coté de la « modernité capitaliste ». Y a-t-il des contradictions qui sont en train d’émerger ?

Afin de construire le système d’une nation démocratique, il y a besoin d’un peu de temps. Nous ne pouvons pas tout faire en un jour. Afin de créer ce système, nous avançons jour après jour. Nous travaillerons jusqu’à ce que nous y arrivions et nous agirons toujours par rapport à un compas moral. Nous protègerons les droits des pauvres et des sans pouvoir, des coopératives et des communautés contre le riche.

– Où sont les femmes dans ce système que vous avez décrit ?

Je peux confortablement répondre que les femmes sont le cœur de ce système. Il fonctionne avec un système de quota de 40% de femmes. Les femmes ont eu un rôle dans la sphère économique depuis le début. En fait les femmes ont eu un grand rôle dans tous les aspects du processus révolutionnaire et dans la construction de ce système.

– Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez ajouter ?

Je peux dire ceci aux gens du Kurdistan du Nord (c’est-à-dire la partie du Kurdistan située en territoire turc – NDT). Le Rojava est un tube respiratoire pour le Nord. Et le Nord est un tube respiratoire pour le Rojava. Nous devons travailler ensemble de manière à construire ensemble en suivant ce principe et montrer ses développements. Nous devons faire des efforts ensemble afin de construire le système de la nation démocratique.

– De quoi avez-vous le plus besoin ? Avez-vous un appel pour le gouvernement turc ?

Nous avons besoin que le gouvernement turc ouvre la porte de la frontière.

1 Ces 3 cantons sont le long de la frontière avec la Turquie, qui les place sous blocus, et ils sont séparés entre eux par des zones contrôlées par les djihadistes du Front Al-Nosra ou de l’État Islamique ou par des unités de l’Armée Syrienne Libre.

2 Le régime syrien a favorisé, dans les années 60-70, l’installation de populations arabes afin de mettre en minorité les kurdes dans certaines parties du Kurdistan syrien. Cette politique de colonisation intérieure a pris le nom de « ceinture arabe ».

3 Le retour des kurdes vers le canton d’Efrin est loin de tenir uniquement à d’hypothétiques raisons matérielles, économiques ou politiques. La situation économique du canton d’Efrin est précaire et hormis quelques produits de base dont l’auto-production semble suffisante ou en passe de le devenir, tout le reste doit être importé au prix fort par des filières de contrebande. Cette situation a entraîné il y a peu un appel à la solidarité humanitaire internationale de la part de l’administration du canton, particulièrement en ce qui concerne la situation médicale qui est apparemment très dégradée faute de médicaments et de matériels en quantité suffisante. La situation économique, matérielle des populations du canton d’Efrin n’apparaît pas meilleure que celle des quartiers kurdes de Damas et Alep.

La différence semble surtout concerner la situation sécuritaire des populations. À Damas, elles vivent sous la botte répressive du régime El Assad et dans des zones où des combats intermittents se produisent entre le régime et la rébellion syrienne et à Alep les combats n’ont pratiquement pas cessé soit entre la rébellion et le régime soit entre différentes factions de la rébellion (pour la plupart hostiles aux kurdes). Les kurdes y vivaient retranchéEs, au sens militaire du terme, dans leurs quartiers communautaires, subissant suivant les périodes soit les attaques des troupes du régime, soit celles de tel ou tel groupe rebelle, ou alliance fluctuante et réversible de groupes rebelles, plus ou moins islamistes. Plus que des raisons économiques, c’est cette situation qui semble avoir poussé de nombreux-ses kurdes à aller chercher refuge dans le canton d’Efrin, relativement épargné par les combats terrestres, à part ponctuellement sur sa bordure, et qui n’est pas bombardé par l’aviation du régime.

Cette absence de bombardements, cette situation de « ni paix ni guerre » entre le régime et les territoires kurdes constitue d’ailleurs une zone d’ombre. Le régime est parti des territoires kurdes plus qu’il n’en a été chassé et ce départ a fait l’objet de tractations occultes entre le régime et la direction du PYD. En se retirant des territoires kurdes en 2012, le régime a récupéré une force de frappe militaire qu’il a rapidement retourné contre la rébellion et il a créé, aux portes de la Turquie, un territoire autonome kurde, un véritable cauchemar pour le gouvernement turc qui veut la chute du régime mais est toujours confronté, en Turquie même, aux aspirations autonomistes de la partie kurde de sa propre population. Du coup, le gouvernement turc a poussé les factions islamistes présentes en Syrie (qu’il arme, finance et soutient logistiquement en sous-main) à attaquer militairement les territoires kurdes, ce qui a également contribué à soulager militairement le régime El Assad. Les kurdes y ont quant à eux et elles gagné des territoires autonomes, mais fréquemment attaqués militairement, où ils et elles peuvent mener leur expérience démocratique et aussi apparemment l’assurance que le régime ne les bombarderait pas.

En tout état de cause, et non sans raisons, le mouvement kurde a choisi de ne lier son sort qu’à lui-même et pas au régime ni à la rébellion, celle-ci n’a d’ailleurs jamais rien proposé politiquement aux populations kurdes discriminées en terme de reconnaissance sociale et culturelle et en terme d’autonomie politique régionale et les éléments islamistes qui gangrènent la rébellion ont rapidement attaqué unilatéralement les enclaves kurdes, confirmant ainsi les craintes kurdes quant au type de « libération » que la majeure partie de la rébellion leur réservait. NDT.

4 Le canton d’Efrin est en grande partie enclavé par le territoire turc et le gouvernement turc a placé sous blocus les cantons autonomes kurdes. La situation au sud du canton, la partie qui débouche sur le territoire syrien, semble assez mouvante. L’Armée Syrienne Libre (ASL) y est présente, et les relations de celle-ci avec le canton kurde sont parfois conflictuelles. Des forces djihadistes, comme le Front Al-Nosra, très hostiles aux populations kurdes, sont également de plus en plus présentes et elles semblent chercher à chasser progressivement les forces de l’ASL des abords du canton (qu’elles attaqueront tôt ou tard si elles en ont finalement la possibilité géographique). Les routes commerciales dont il est ici question doivent donc vraisemblablement être entendues plus comme d’onéreuses filières de contrebande, ou des échanges limités et de proximité avec les zones proches tenues par l’ASL, que comme de véritables routes commerciales libres et ouvertes. NDT.

5 Le PYD est le principal parti kurde en Syrie et un des principaux déclencheurs de la dite « révolution démocratique » au Kurdistan syrien. C’est un parti frère du PKK du Kurdistan de Turquie. Son fonctionnement semble assez vertical et autoritaire. Ses bases politiques sont socialisantes, laïques, antisexistes et promeuvent la coexistence démocratique et autonome des différentes communautés ethniques, culturelles et religieuses présentes au Kurdistan syrien. Il est très implanté dans l’administration des cantons et il contrôle la direction des YPG (mixtes) et des YPJ (composées uniquement de femmes), les unités militaires chargées de la défense des cantons.

Radio : Actualité de Murray Bookchin

Murray Bookchin, militant libertaire américain mort en 2006, fondateur de l’écologie sociale et auteur de plusieurs ouvrages, semble redevenir d’actualité. Bien des luttes d’aujourd’hui pourraient en effet se réclamer de cette « écologie sociale » et se nourrir de sa pensée.

Mais en tant que promoteur du « municipalisme libertaire », Bookchin a aussi contribué à l’évolution de la pensée d’Ocalan, et à travers lui à l’évolution vers des positions autogestionnaires du parti kurde PKK. Helen Arnold et Daniel Blanchard, qui ont traduit certains de ses livres et qui l’ont bien connu, nous retracent son parcours de militant et de penseur.

Émission  de radio de « Vive la Sociale » sur FPP à réécouter ici.

Appel féministe en solidarité avec Kobanê

Cet appel est issu du collectif de solidarité avec les femmes de Kobanê, un collectif non-mixte basé à Paris. Vous pouvez retrouver plus d’informations sur leur page facebook Solidarité femmes Kobanê.

Retrouvez également la conférence de presse annonçant le départ d’une délégation féministe pour Kobanê ici, ainsi que les enregistrements de leur intervention de retour de Kobanê lors d’une conférence organisée par le collectif Anarchistes Solidaires.


Kobanê et le peuple de Rojava : les féministes saluent votre détermination et votre résistance armée 

La population de Kobanê est engagée dans un combat contre les attaques des groupes armés de Daesh, dont l’objectif est de faire disparaître l’espoir de l’auto-détermination des peuples de Rojava et un projet social émancipateur et féministe.

Les femmes et les combattantes de Kôbane nous montrent le chemin !

Les femmes de Kobanê s’engagent dans ce combat avec dignité et courage. Si les femmes subissent de graves attaques (viols et enlèvements), elles ne sont pas uniquement des victimes. Elles représentent environ 30 à 40 % des unités de défense multi-ethniques (Kurdes, Arabes, Assyriennes, Chaldéennes, Turkmènes, Arméniennes) et multiconfessionnelles (Musulmanes, Yezidis, Chrétiennes, Juives) qui mènent la résistance contre les attaques de Daesh à Kobanê. Ce sont des combattantes qui défendent les droits de leurs peuples et leurs droits de femmes. Elles n’ont pas attendue la Coalition internationale pour s’organiser.

Nous féministes, sommes fières du combat qu’elles mènent. L’organisation politique de Rojava qu’elles défendent est un combat féministe : présence des femmes à tous les échelons politiques, en tant que co-maire dans toutes les municipalités et comme combattantes dans les unités de défenses du peuple (YPG) ; création de maison des femmes, d’assemblées populaires et d’académies pour les femmes ; création des unités non-mixtes de défense des femmes (YPJ) pour s’organiser contre les violences masculines, et aujourd’hui pour défendre la population contre les attaques de Daesh.

Droit à l’autodétermination du peuple Kurde et des peuples de Rojava ! Non aux projets impérialistes d’occupation !

Dans la région, le peuple Kurde doit faire face à la Turquie, qui a toujours réprimé toutes tentatives d’auto-détermination. La montée en puissance de Daesh a été rendue possible par le régime dictatorial et répressif de Bachar Al Assad, puis par les politiques des Etats-Unis, de l’Europe, des Monarchies du Golf et de la Turquie, qui ont contribué à les armer. « . Ces puissances n’ont aucun intérêt à laisser le peuple de Rojava gagner cette bataille, comme le montre la répression du gouvernement Turque qui arrête, enferme et assassine les militant-e-s qui manifestent leur soutien à Kobanê.

 Nous dénonçons le soutien du gouvernement Hollande au projet de la zone tampon défendue par la Turquie. La zone tampon est récusée par les combattant-e-s de Rojava car c’est une nouvelle tentative d’occupation de l’Ouest Kurdistan. Nous soutenons les combattant-e-s de Rojava dans leur refus d’une intervention des armées impérialistes par voix terrestre, qui, quels que soient leurs noms (« lutte contre la barbarie » ; « mission civilisatrice » ; « défense des femmes ») ne propagent que la guerre et la misère pour les peuples et les femmes, comme en Irak, en Afghanistan, en Palestine, en Centrafrique …

En tant que féministes, nous soutenons la demande des combattan-e-s de Rojava :

des armes sans condition !

Non à la complicité du gouvernement français !

Nous dénonçons la complicité de l’Etat français dans l’agression du peuple kurde. Non seulement le gouvernement français ne soutient pas la résistance du peuple de Rojava ; mais de plus, il a laissé faire l’assassinat de trois militantes Kurdes en plein Paris, en janvier 2013, au su et au vu des services de renseignements français, et, encore aujourd’hui il refuse d’ouvrir les dossiers concernant cette affaire.

 Vive la lutte des femmes ! Vive la solidarité féministe internationaliste !

Nous aussi, nous sommes en lutte contre le capitalisme, contre le racisme, contre l’impérialisme et contre le patriarcat. Nous sommes mobilisées pour les droits des femmes, contre les violences masculines et contre le viol, contre les lois islamophobes, contre les politiques discriminatoires, contre les guerres impérialistes, contre le néo-colonialisme et le sionisme, pour l’auto-détermination des peuples comme pour la Palestine. Les combattantes des YPJ et des YPG défendent une société porteuse d’un projet social et féministe qui remet en cause le patriarcat et l’Etat-Nation, qui défend l’auto-détermination des peuples et l’émancipation des femmes. Aujourd’hui, mobilisons-nous et agissons pour exprimer notre solidarité avec elles ! Les actions et les manifestations de solidarité des féministes du monde entier sont essentielles pour renforcer nos combats communs. La victoire ou la défaite des combattantes à Rojava sera une victoire ou une défaite pour nous, ici, car nos luttes sont liées. En tant que féministes, mobilisons-nous ! Nous refusons toute instrumentalisation de notre solidarité féministe à des fins racistes et islamophobes.

Solidarité féministe avec la résistance des femmes à Kôbane !

Appel à l’initiative de  « Féministes en solidarité avec Kôbanê » : solidaritefemmeskobane@gmail.com

Paris, vendredi 31 octobre 2014, Erdogan, n’est pas le bienvenu.

Cet article publié le 4 novembre 2014 par Paris-luttes.infos, relate l’action contre la venue du président turc Erdogan à Paris et donne un aperçu de la manifestation en solidarité avec Kobanê du samedi 1 novembre. 
 

Rassemblement le 31 octobre aux Invalides, à proximité du Quai d’Orsay pour protester contre la venue d’Erdogan à Paris et affirmer le soutien à la résistance de Kobanê. Venu chercher le soutien, acquis, de Hollande à la « zone tampon/d’ occupation « mais aussi renforcer la coopération policière entre les deux états, il était attendu par un rassemblement d’une petite centaine de manifestants-tes.

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A 13h00, les gardes mobiles se positionnent derrière le Quai d’Orsay,

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une demie- heure plus tard, arrivent les civils dans une voiture bleue.

Petit à petit les manifestants-tes sortent du métro Invalides

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déjà décoré d’affiches appelant à la journée internationale pour Kobanê.

Le rassemblement se forme, tandis que flotte un drapeau arménien.

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De nombreuses prises de parole se succèdent, tous-tes ont en tête la mobilisation pour le lendemain.

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Les slogans repris avec vigueur entrecoupe les interventions :

- Kobanê, Résistance !

- Kurdistan, Résistance !

- Vive le Pyd !

- Vive le Ypg !

- Vive la résistance du Rojava !

- Daesh assassin, Erdogan complice !

- Turquie, état fasciste !

- Solution politique pour le kurdistan !

Le lendemain, la mobilisation sera moins importante que souhaitée,

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le cortège n’occupant qu’une seule voie de circulation mais la marée de sucettes restera impressionnante.

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A Filles du calvaire et à République une banderole

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appellera à la manifestation pour Rémi, le dimanche 2 novembre.

Les anarchistes et le Rojava

La coalition des hypocrites

     Dernièrement, la coalition des impérialistes menée par les Etats-Unis s’est vue obligée de reconnaître la résistance acharnée des combattants et combattantes de Kobané, et les a soutenus par des frappes aériennes. Il ne faut cependant pas être dupes, ce revirement est purement opportuniste. Ils ont fait le pari que Kobané tomberait rapidement, et ce n’est que parce que les unités d’autodéfense ont résisté si longtemps qu’ils se sont vus obligés d’agir. Il aurait été bien trop compliqué d’expliquer pourquoi personne ne soutenait cette ville menacée d’un massacre, que tous les médias annonçaient comme perdue mais qui refusait de tomber. Même la Turquie fait mine de réviser sa position, mais personne n’est dupe, les Kurdes qu’elle soutient sont ceux du clan Barzani, la bourgeoisie nationale d’Irak, et non les militants et militantes révolutionnaires du PYD qui sont en première ligne. La frontière turque n’est toujours pas ouverte, et la répression des manifestations de soutien en Turquie nous montre bien dans quel camp est le gouvernement d’Erdogan. Le gouvernement régional du Kurdistan en Irak fait désormais mine de soutenir la résistance de Kobané, mais c’est bien la première fois que le clan Barzani lève le petit doigt pour la soutenir, ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué. Le revirement de certains Etats du Golfe maintenant présents dans la coaliton ne nous trompe pas plus : on sait qu’ils ont participé financièrement à l’armement des djihadistes de Syrie sous prétexte de lutte contre Bachar El-Assad. Au milieu de tout cela, la France, après avoir soutenu les propositions inadmissibles d’Ankara, notamment de « zone tampon », s’aligne désormais sur celles de la coalition et fait mine de soutenir la résistance kurde. Ce revirement n’aurait certainement pas eu lieu sans les importantes mobilisations de soutien à la résistance.

    Cependant, les armes qu’ils se targuent d’avoir envoyées ne sont jamais parvenues à Kobané car elles ont été livrées intentionnellement aux peshmergas de Barzani en Irak.

Ne pas se tromper d’ennemis

   La lutte de Kobané étant désormais sous les projecteurs, il peut être tentant pour certains de nos ennemis de transformer ce combat pour la liberté en un conflit de civilisations. Certains cherchent à nous convaincre que les Kurdes, présentés comme occidentalisés, chrétiens, seraient menacés par des barbares musulmans. Remettons donc quelques pendules à l’heure : au Rojava la révolution a beau être laïque, une grande partie de la population est musulmane. Les brigades d’autodéfense regroupent tous les groupes, ethnies et religions de la région dans leur combat contre Daesh. Les simplifications islamophobes des médias et des politiciens ne doivent pas nous tromper, le coeur du combat n’est pas une opposition entre l’islam, les Arabes et les Kurdes. La lutte ne se joue pas sur le terrain de la culture ni de la religion ou de la « civilisation », mais entre une révolution multiculturelle pour l’autonomie et une force réactionnaire à visée hégémonique. Ne nous laissons pas diviser par ceux qui voudraient instrumentaliser notre soutien, nos ennemis sont les autoritaires de toutes origines et croyances.

Soutenir et encourager la révolution

   Voilà déjà deux ans que le Rojava, cette région syrienne peuplée majoritairement de Kurdes, s’est lancée dans la construction de son autonomie.

   Il faut avant tout souligner que, dans cette région de peuplement kurde, toutes les cultures et religions sont traitées sur un pied d’égalité, ainsi il n’est pas rare que des cantons adoptent trois langues officielles et que des représentants des peuples ou religions minoritaires aient une place attitrée dans les conseils. On peut ainsi trouver chrétiens et musulmans, Turcs et Kurdes, sunnites et chiites siégeant côte à côte ou combattant dans les mêmes unités d’autodéfense. Un nouveau système judiciaire se met actuellement en place avec pour but principal d’installer un mode de gestion des conflits plus démocratique, visant à la réhabilitation et à la réparation plutôt qu’à la punition. Une forme particulière d’autogestion, appelée confédéralisme démocratique ou autonomie démocratique, propose une forme de gestion collective de la société, basée sur des conseils de communes auxquels participent tous les habitants, ces communes sont ensuite regroupées en communautés de districts ou de villages, et enfin en cantons. Le but affiché est de combattre le principe de l’Etat-nation et de le remplacer par une confédération de communes et de cantons. La résistance, tout en continuant son combat pour la reconnaissance du peuple kurde, ne pense désormais plus que cette libération passe forcément par la construction d’un Etat: celui-ci est désormais perçu comme une menace pour les libertés, quelle que soit son origine.

     La libération des femmes est un des éléments centraux, et les plus mis en avant, mais ne se limite pas aux bataillons des unités d’autodéfense féminines (YPJ). La place des femmes dans la nouvelle organisation de la société a été repensée, et certaines mesures ont été mises en place ; les représentants élus doivent maintenant être deux, un homme et une femme, et un pourcentage minimum de femmes est requis aux postes de décision ou dans les assemblées. La polygamie et les mariages forcés ont été interdits, et des structures spécifiques composées de femmes sont chargées de ces questions ainsi que des problèmes de violence conjugale, de viol, de « crime d’honneur », etc. De façon générale, nous manquons encore d’informations sur cette nouvelle forme d’organisation au Rojava, et nous n’avons pas la naïveté de croire qu’une révolution détruise du jour au lendemain les racines de toute domination. Nous ne croyons pas non plus que toutes les mesures prises soient en accord avec nos convictions anarchistes et que, surtout en période de guerre intense, une solution soit trouvée à tous les problèmes de l’ancien système. Ainsi la question sociale est rarement abordée; or, en tant qu’anarchistes, nous considérons qu’aucune société, aussi « démocratique » soit-elle, ne peut résoudre la question sociale sans redistribution des richesses et des moyens de production, et leur gestion directe par la population. Cependant, nous avons la certitude que quelque chose de nouveau se passe dans la région, et qu’il est possible d’espérer que la révolution se renforcera, s’étendra et vaincra au Rojava.

Des armes pour Kobané !

Ouverture des frontières !

Vive la révolution, au Rojava comme ailleurs !

Anarchistes Solidaires

Kurdistan : Oui, le peuple peut changer les choses (l’expérience du Rojava)

Un reportage de Zaher Baher, du Kurdish Anarchists Forum et du Haringey Solidarity Group (Londres), juillet 2014.

Traduit par Alain KMS, avec Alternative libertaire.

Le texte ci-dessous est un des rares témoignages sur l’expérience d’au-organisation populaire du Kurdistan syrien. C’est la raison pour laquelle il était nécessaire de le rendre accessible aux francophones, en dépit de ses lacunes et de certaines confusions. L’auteur n’ayant pu répondre à nos questions, nous avons recoupé certaines informations avec d’autres sources (merci au journaliste Maxime Azadi, d’Actukurde.fr).

Nous avons fait le choix d’utiliser la version kurde des noms de lieu, tout en indiquant, dans certains cas, leur nom en arabe et en français.

L’intégralité du texte est reproduite, à l’exception d’un passage de géopolitique trop long et trop peu pertinent à notre sens. L’ensemble des analyses appartiennent qu’à leur auteur, et n’engagent pas le blog Anarchistes solidaires.

Les notes sont de l’équipe de traduction.

Texte original en anglais : http://www.anarkismo.net/article/27301

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Manifestation dans la Cizîrê, en soutien à Kobanê (octobre 2014)
© Firat News

En mai 2014, j’ai parcouru pendant quelques semaines le Kurdistan syrien — « le Rojava » [1] — au nord-est du pays, avec un ami. Durant ce séjour, nous avons eu toute latitude pour rencontrer qui nous voulions : femmes, hommes, jeunes, partis politiques. Dans cette région, il y a plus de 20 partis, qu’ils soient étiquetés « kurdes », « chrétiens », ou autres. Quelques-uns participent à l’« auto-administration démocratique » (Democratic Self Administration, DSA) ou d’« autogestion démocratique » (Democratic Self Management) de la région de la Cizîrê [2].

La Cizîrê est l’un des trois cantons du Rojava. Nous avons également rencontré des partis politiques kurdes et chrétiens qui ne participent pas à l’auto-administration. En outre, nous avons rencontré des responsables de l’auto-administration, membres de divers comités, groupes et communes, ainsi que des hommes d’affaires, des commerçants, des ouvriers, ou de simples badauds sur le marché et dans la rue.

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Les trois cantons kurdes en mars 2014. D’ouest en est : Efrîn, Kobanê, Cizîrê. Une carte publiée par Orientxxi.info.

Le contexte

Le Kurdistan est un territoire peuplé d’environ 40 millions d’habitantes et d’habitants, partagé, à la fin de la Première Guerre mondiale, entre l’Irak, la Syrie, l’Iran et la Turquie. Au cours de l’histoire, le peuple kurde a subi des massacres et même un génocide de la part des régimes qui se sont succédé, principalement en Irak et en Turquie. Depuis lors, il a été continuellement opprimé par les gouvernement centraux. En Irak, sous la dictature de Saddam Hussein, les Kurdes ont subi des massacres à l’arme chimique au cours de l’opération Anfal [3].

En Turquie, il n’y a pas si longtemps encore, les Kurdes n’avaient pas le droit de parler leur propre langue, et ils n’étaient reconnus que comme « Turcs des montagnes » – allusion au relief montagneux du Kurdistan de Turquie. En Syrie, la situation des Kurdes était un peu meilleure qu’en Turquie. L’Iran, lui, les reconnaît comme un peuple distinct des Perses et leur a octroyé des droits, mais pas d’autonomie politique.

Après la 1re guerre du Golfe (1991) s’est constitué en Irak un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Après la 2e guerre du Golfe (2003), l’invasion et l’occupation de l’Irak, le GRK a profité de la situation pour se renforcer et se doter d’une administration, d’un budget et d’une armée – les peshmergas – autonomes. A Bagdad, le gouvernement central n’a pu qu’entériner cette autonomisation et, dans une certaine mesure, l’a même soutenue. Ceci a encouragé les autres parties du Kurdistan, particulièrement en Turquie et en Syrie.

Au cours de cette même année 2003, des Kurdes de Syrie ont fondé le Parti de l’union démocratique (PYD, pour Partiya Yekîtiya Demokrat), qui est venu s’ajouter aux partis et organisations kurdes déjà existants dans la région. La plupart remontaient aux années 1960 mais s’étaient révélées peu efficients en comparaison du rapide développement du PYD.

Le Printemps arabe

Le Printemps arabe a secoué la Syrie au début de 2011 et, au bout de quelque temps, s’est propagé dans les régions de la Cizîrê, de Kobanê et d’Efrîn. La protestation populaire y a été profonde et constante. Elle a contribué au retrait de l’armée des cantons kurdes, à l’exception de certains territoires de la Cizîrê dont nous parlerons plus loin.

Pendant ce temps, se constituait – avec l’appui du PKK [4] et du PYD – le Mouvement de la société démocratique (Tev-Dem, pour Tevgera Civaka Demokratîk), qui a rapidement acquis une solide assise populaire [5]. Après le départ de l’armée et de l’administration syrienne, la situation est devenue chaotique – nous verrons pourquoi – et le Tev-Dem s’est trouvé dans l’obligation de mettre en application son programme avant que les choses n’empirent.

Le programme du Tev-Dem était très fédérateur, et couvrait tous les sujets de société. Beaucoup de gens du peuple, venus de différents milieux – kurde, arabe, musulman, chrétien, assyrien et yézidi – s’y sont impliqués. Son premier travail a été de mettre sur pieds toute une série de groupes, de comités et de communes [6], dans les rues, les quartiers, les villages, les cantons, les petites et les grandes villes.

Leur rôle a été de s’occuper de toutes les questions sociales : les problèmes des femmes, l’économie, l’environnement, l’éducation, la santé, l’entraide, les centres pour les familles endeuillées, le commerce et les affaires, les relations avec les pays étrangers. Des groupes ont même été chargés d’arbitrer les contentieux, pour éviter aux plaignants qui le souhaitaient d’avoir à engager des procédures judiciaires.

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Fête de Norouz (le nouvel an kurde) en mars 2014.
© Firat News

Généralement, ces groupes se réunissent chaque semaine pour faire le point sur la situation sociale. Ils ont leur propre représentant dans le conseil du village ou de la ville, nommé « maison du peuple ».

Le Tev-Dem, à mon sens, est un mouvement des plus efficaces, et assume toutes les tâches qu’il s’est fixé. Je pense que les raisons de son succès sont les suivantes :

  1. La volonté, la détermination et l’énergie de gens convaincus qu’ils peuvent changer les choses ;
  2. La participation volontaire d’une majorité de la population, à tous les niveaux, pour assurer la réussite de cette expérience ;
  3. La mise en place d’une de forces défensives reposant sur trois composantes : les Unités de protection populaire (YPG, pour Yekîneyên Parastina Gel), les Unités de protection féminines (YPJ, pour Yekîneyên Parastina Jin) et l’Asayesh (une force mixte présente dans les villes et sur les points de contrôle). En plus de ces trois composantes, il existe une unité spéciale féminine non mixte, pour traiter les questions de violences sexuelles et domestiques.

De ce que j’ai vu, le Kurdistan syrien a suivi – à raison, à mon avis – une voie différente de celle des autres pays touchés par le « Printemps arabe ». Les différences sont flagrantes.

1. Les pays du « Printemps arabe » ont été bouleversés par de grands événements, et plusieurs ont chassé leurs dictateurs. Mais le « Printemps arabe », dans le cas de l’Egypte, a engendré un gouvernement islamiste, puis une nouvelle dictature militaire. D’autres pays n’ont guère fait mieux. Cela montre la puissance du peuple qui peut, à un moment donné, être le héros de l’histoire, mais n’est pas forcément en mesure d’inscrire son succès dans la durée. C’est l’une des principales différences entre le « Printemps arabe » et le « Printemps kurde » du Rojava, qui pourrait bien durer – et qui dure, en tout cas, jusqu’à présent.

2. Au Kurdistan syrien, les gens étaient prêts et savaient ce qu’ils voulaient. Que la révolution devait se faire de bas en haut, et non l’inverse. Que ce devait être une révolution sociale, culturelle et éducative autant que politique. Qu’elle devait se faire contre l’Etat, le pouvoir et l’autorité. Que le dernier mot dans les prises de décision devait revenir aux communautés de base. Ce sont les quatre principes du Tev-Dem. On ne peut que saluer ceux et celles qui ont lancé ces grandes idées et les ont mis en pratique, qu’il s’agisse d’Abdullah Öcalan, de ses camarades ou de quiconque. En conséquence, les Kurdes de Syrie ont créé leurs propres institutions pour mener la révolution. Dans les autres pays du « Printemps arabe », les gens n’étaient pas préparés. Ils voulaient certes renverser le gouvernement, mais pas le système. La majorité pensait que la seule révolution possible se faisait au sommet. La création de groupes de base n’a pas été entreprise, hormis par une minorité d’anarchistes et de libertaires.

L’auto-administration démocratique

Après de longs débats et un dur travail, le Tev-Dem a abouti à la conclusion qu’il était nécessaire d’instituer une auto-administration (DSA) dans chaque canton du Rojava (Cizîrê, Kobanê et Efrîn).

A la mi-janvier 2014, l’Assemblée du peuple de Cizîrê a élu sa propre DSA [7], pour mettre en oeuvre les décisions des maisons du peuple du Tev-Dem, et prendre en main une partie des tâches administratives locales — éducation, santé, commerce, défense, justice, etc. La DSA est composée de 22 hommes et femmes ayant chacun deux adjoints (un homme et une femme). Au total, près de la moitié sont des femmes. Des gens de toutes origines, nationalités et confessions peuvent y participer. Cela permet une atmosphère de confiance, détendue et fraternelle.

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Une des premières réunions de l’Auto-administration démocratique (DSA) du canton de Cizîrê, le 25 janvier.
© Firat News

En peu de temps, cette auto-administration a fourni beaucoup de travail, et a rédigé une Constitution — nommée Contrat social —, une loi sur les transports, une lois sur les partis, et un programme pour le Tev-Dem [8].

La première page du Contrat social stipule que « les territoires de démocratie autogestionnaire n’admettent pas les concepts d’État-nation, d’armée nationale ou de religion d’État, de gestion centralisée et de pouvoir central, mais sont ouvertes à des formes compatibles avec les traditions démocratiques pluralistes, ouvertes à tous les groupes sociaux et toutes les identités culturelles, à la démocratie athénienne, et à l’expression des nationalités à travers leurs organisations. »

Le Contrat social compte de nombreux articles dont quelques uns sont extrêmement importants pour la société, par exemple :

  1. La séparation de l’État et des religions ;
  2. L’interdiction du mariage en dessous de l’âge de 18 ans ;
  3. La protection des droits des femmes et des enfants ;
  4. La prohibition de l’excision ;
  5. La prohibition de la polygamie ;
  6. La révolution doit se faire à la base de la société et être durable ;
  7. La liberté, l’égalité, l’équité et la non-discrimination ;
  8. L’égalité hommes-femmes ;
  9. La reconnaissance de toutes les langues usitées : l’arabe, le kurde et le syriaque sont langues officielles dans la Cizîrê ;
  10. La garantie d’une vie décente aux détenus, afin de faire de la prison un lieu de réhabilitation ;
  11. La reconnaissance du droit d’asile : aucun réfugié ne doit être contraint de partir.

La situation économique de la Cizîrê

La Cizîrê compte plus d’un million d’habitants, kurdes à 80%, mais aussi arabes, chrétiens, tchétchènes, yézidis, turkmènes, assyriens et arméniens. Il y a de nombreux villages arabes et yézidis, ainsi que 43 villages chrétiens.

Dans les années 1960, le régime syrien a appliqué dans les zones kurdes une politique dite « de la ceinture verte » [9], que le parti Baas a poursuivi quand il est arrivé au pouvoir. Elle consistait en une marginalisation des Kurdes sur les plans politique, économique, social et éducatif. L’objectif de la « ceinture verte » était d’implanter une population arabe dans les zones kurdes, en lui distribuant des terres confisquées aux Kurdes. Bref, sous Assad, les Kurdes étaient des citoyens de troisième rang, après les Arabes et les chrétiens.

Une autre politique a été de cantonner la Cizîrê à la production de blé et de pétrole : pas d’usines, d’entreprises ni d’industrie. La Cizîrê produit 70% du blé syrien et est riche en pétrole, gaz et phosphates. La majorité de la population y est employée dans l’agriculture et le petit commerce, et il faut y ajouter les employés de l’éducation, de la santé, des services publics, les militaires et les petits entrepreneurs.

Après 2008, la situation s’est dégradée quand le régime Assad a promulgué un décret spécial interdisant la construction de grands bâtiments, en raison de la situation de guerre larvée dans cette région périphérique et frontalière.

Actuellement, la situation est mauvaise, du fait des sanctions imposées par la Turquie et par le Gouvernement régional du Kurdistan (on verra pourquoi plus loin). Le quotidien dans la Cizîrê est frugal, le niveau de vie est bas, mais ce n’est pas non plus la pauvreté. Les gens, en général, sont heureux de ce qu’ils ont accompli.

On trouve dans le Rojava les biens de première nécessité indispensables à toute société, ce qui est important, au moins pour le moment, pour éviter la famine, se tenir debout et résister aux sanctions de la Turquie et du GRK. Il y a du blé en quantité suffisante pour produire du pain et des pâtisseries. Le pain, du coup, est quasi gratuit.

Le pétrole, est lui aussi très bon marché — on l’a « au prix de l’eau », comme on dit là-bas. On utilise le pétrole pour tout : à la maison, pour les véhicules, pour certains équipements industriels. Le Tev-Dem a rouvert certains puits de pétrole et dépôts de raffinage. A l’heure actuelle, la région produit plus de pétrole que ce dont elle a besoin : elle peut donc en exporter mais aussi stocker les surplus.

L’électricité est un problème, parce qu’elle est en bonne partie produite dans la région voisine, contrôlée par l’État islamique (Daech). Par conséquent, les gens n’ont accès à l’électricité que six heures par jours — mais, au moins, elle est gratuite. Le Tev-Dem a amélioré la situation en vendant du diesel à bas prix aux propriétaires de groupes électrogènes, à la condition qu’ils vendent de l’électricité au voisinage à un prix plafonné.

Pour ce qui est de la téléphonie mobile, les appareils captent, selon la zone, soit le réseau du GRK, soit celui de la Turquie. Les lignes terrestres sont sous le contrôle du Tev-Dem et de la DSA, et semblent bien fonctionner. Là encore, c’est gratuit.

En ville, les boutiques et les marchés sont ouverts tôt le matin, jusqu’à 23 heures. On trouve beaucoup de marchandises de contrebande importées des pays voisins. D’autres produits viennent du reste de la Syrie, mais ils coûtent cher, en raison des taxes prélevées par les forces syriennes ou par les différents groupes armés qui contrôlent les circuits d’approvisionnement.

La situation politique dans la Cizîrê

Comme on l’a dit, la majorité des troupes du d’Assad se sont retirées de la région, ne conservant leurs positions que dans certaines localités. Elles tiennent la moitié de la ville principale, Hesîçe [10], face aux YPG-YPJ. Dans la deuxième ville de la région, Qamişlo [11], 6.000 à 7.000 soldats réguliers occupent toujours l’aéroport et une portion du centre-ville autour de la Poste – évitée du coup par la plupart des habitants.

Les deux parties se toisent et évitent de se frotter l’une à l’autre. Je qualifierais cette situation de « ni paix ni guerre ». Il y a certes déjà eu des affrontements, à Hesîçe comme à Qamişlo, avec des morts de chaque côté, mais jusqu’ici, le chef des tribus arabes a oeuvré à maintenir la coexistence.

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La ville de Qamişlo, en février 2012.
© Firat News

Le repli de l’armée syrienne profite en fait aux deux parties.

D’un côté, Assad s’épargne un affrontement inévitable avec les Kurdes, et s’exonère d’avoir à défendre la région contre d’autres forces insurgées [12], puisque les YPG s’en chargent. Ses troupes ont ainsi pu se porter sur d’autres fronts, prioritaires pour le régime. Les YPG-YPJ protègeront de toute façon mieux le Rojava – y compris vis-à-vis de la Turquie – que l’armée syrienne.

D’un autre côté, les Kurdes ont tiré de cette situation des avantages substantiels :

  1. Ils ont cessé de combattre le régime Assad, ce qui a garanti la paix et la liberté pour la population, la sécurité de leurs terres et de leurs biens, et a épargné bien des vies.
  2. Le gouvernement continue de verser les salaires des fonctionnaires, bien que la quasi totalité travaillent à présent sous le contrôle de la DSA. Cela améliore évidemment la situation économique.
  3. La population y a gagné en autonomie dans sa vie et dans ses choix, dans le cadre du Tev-Dem et de la DSA. Plus cette situation se prolonge, et plus elle a de chances de s’enraciner.
  4. Les YPG-YPJ ont eu l’occasion par elles-mêmes, d’engager le combat avec les groupes terroristes, en particulier Daech, quand elles l’ont jugé nécessaire.

Dans la Cizîrê, il existe plus de 20 partis au sein des populations kurdes et chrétiennes. La majorité sont opposés au PYD, au Tev-Dem et à la DSA pour des raisons qui leur appartiennent – j’y reviendrai. Ils ont cependant la liberté de mener leurs activités sans aucune restriction [13]. La seule chose qui leur soit interdite, c’est de posséder leur propre milice armée.

Les femmes et leur rôle

Les femmes sont largement acceptées et occupent une place importante, à tous les niveaux du Tev-Dem, du PYD et de la DSA. En vertu du système dit des « codirigeants » et des « coorganisateurs » (joint leaders and joint organizers), chaque direction de bureau, d’administration ou d’unité combattante doit inclure des femmes. En outre, les femmes ont leurs propres forces armées. Au sein des institutions, l’égalité hommes-femmes est complète.

Les femmes sont une force majeure, et sont très impliquées dans toutes les commissions des maisons du peuple, dans les comités, les groupes et les communes. Les femmes du Rojava ne forment pas seulement la moitié de la société : elles sont la moitié la plus efficace et la plus importante car si elles arrêtaient de travailler dans ces comités ou s’en retiraient, la société kurde pourrait bien s’effondrer. Beaucoup de femmes actives dans la politique ou dans la défense ont longtemps combattu avec le PKK dans les montagnes. Elles sont aguerries, résolues, dynamiques, responsables et courageuses.

Dans le Rojava, les femmes sont sacrées, et Abdullah Öcalan et les autres dirigeants du PKK-PYD ont pris très au sérieux leur rôle dans la reconstruction de la société, sous tous ses aspects. Dans la philosophie d’Öcalan, on ne verra le meilleur de la nature humaine que si la société redevient matriarcale, d’une façon moderne bien sûr [14].

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Deux miliciennes des YPG.
© Firat News

Malgré cette situation, et bien que toutes les femmes soient libres, les relations amoureuses et sexuelles sont rares pour les combattantes. Les militantes et les militants que nous avons rencontrés estiment que tout cela — amour, sexualité, relations — n’est pas d’époque car leur investissement dans la révolution passe avant tout. Quand j’ai demandé ce qui advenait lorsque deux combattant.e.s ou deux responsables politiques tombaient amoureux, on m’a répondu que nul ne pouvait l’empêcher, mais qu’il valait mieux qu’elles soient mutées des postes plus appropriés.

Cela ébahira bien des Européens. Comment peut-on vivre sans amour, ni sexe, ni relations amoureuses ? Pour moi, c’est tout à fait compréhensible. Je pense que c’est leur choix et, si les gens sont libres de choisir, alors il doit être respecté.

Néanmoins, si on laisse de côté les unités combattantes, le Tev-Dem et les autres partis, j’ai fait une curieuse observation : je n’ai pas vu une seule femme travaillant dans un magasin, une station-service, un marché, un café ou un restaurant. Pourtant, les femmes et les questions féminines sont bien plus avancées ici qu’au Kurdistan irakien, qui a pourtant disposé de vingt-deux ans pour établir ses propres lois, avec une marge de manœuvre bien supérieure. Ceci dit, on ne peut pas non plus dire qu’il y ait un mouvement de femmes spécifique ou indépendant au Kurdistan syrien.

Les communes

Les communes sont les cellules les plus actives des maisons du peuple. Il y en a partout, qui se réunissent une fois par semaine pour discuter des affaires courantes. Chaque commune est basée dans un quartier, un village ou une ville, et a son propre représentant à la maison du peuple.

Ci-dessous, la définition de la commune, tirée du Manifeste du Tev-Dem, traduit de l’arabe :

Les commes sont les plus petites cellules et les plus actives. En pratique, elles constituent une société prenant en compte la liberté des femmes, l’écologie, et où est instituée la démocratie directe.

Les communes œuvrent à développer et à promouvoir des commissions. Sans rien attendre de l’État, celles-ci cherchent par elles-mêmes des solutions aux questions sociales, politiques, éducatives, de sécurité et d’autodéfense. Les communes instituent leur propre pouvoir en construisant des organismes tels que les communes agricoles dans les villages, mais aussi des communes, coopératives et associations dans les quartiers.

Il faut former des communes dans la rue, les villages et les villes, avec la participation de toutes et tous les habitants. Les communes se réunissent chaque semaine, et prennent leurs décisions au grand jour, avec leurs membres de plus de 16 ans.

Nous sommes allés à une réunion d’une des communes basée dans le quartier de Cornish, à Qamişlo. Il y avait là 16 à 17 personnes, pour la plupart des jeunes femmes. Nous avons pu discuter de façon approfondie de leurs activités et de leurs tâches. Elles nous ont dit qu’il y avait 10 communes dans le quartier, composées chacune de 16 personnes. « Nous agissons un peu comme des travailleurs sociaux, nous ont-elles dit, avec tout ce que ça comporte : rencontrer les gens, assister aux réunions hebdomadaires, démêler les problèmes, veiller à la sécurité et à la tranquillité publique, collecter les ordures, protéger l’environnement et assister à la grande réunion pour débriefer ce qui s’est passé durant la semaine. »

Elles m’ont confirmé que personne, pas même les partis politiques, ne s’ingère dans les décisions prises collectivement, et en ont cité quelques-unes : « Nous souhaitions utiliser une vaste parcelle, dans une zone résidentielle, pour créer un petit parc. Nous avons demandé une aide financière à la mairie. Elle n’avait que 100 dollars à nous donner. Nous avons pris l’argent, et collecté 100 dollars supplémentaires auprès des habitants. » Elles nous ont fait visiter ce parc en nous expliquant : « Beaucoup de gens ont travaillé bénévolement pour terminer le travail, sans dépenser davantage d’argent. »

Elles nous ont donné un autre exemple : « Le maire voulait lancer un projet dans le quartier. Nous lui avons répondu que rien ne se ferait sans qu’on ait, au préalable, recueilli l’assentiment des habitants. Nous avons tenu une réunion, qui a rejeté le projet. Tout le monde n’ayant pas pu venir à la réunion, nous sommes allés maison par maison pour recueillir les opinions. Le rejet du projet a été confirmé à l’unanimité. »

Quand, à leur tour, elles ont voulu savoir s’il existait des structures similaires à Londres, je leur ai répondu qu’il y avait certes plusieurs groupements, mais malheureusement aucun qui ressemble au leur — uni, progressiste et engagé. Bref, je leur ai avoué qu’elles étaient bien plus avancées que nous. Surprise, déception et même frustration de leur part : comment leur région pouvait-elle être à un stade plus avancé qu’un pays qui a connu la révolution industrielle il y a des siècles !

L’opposition kurde et chrétienne

Comme je l’ai dit, il y a plus de 20 partis politiques kurdes dans le Rojava. Quelques-uns se sont ralliés à l’auto-administration, mais 16 autres non. Tandis que certains se retiraient de la scène, 12 autres s’unissaient au sein d’une coalition nommée Assemblée patriotique du Kurdistan en Syrie, plus ou moins pro-Barzani, c’est-à-dire dans l’orbite du Parti démocrate kurde (PDK) et du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en Irak.

Dans les années 1990, le sang a coulé entre le PKK et le PDK. De violents affrontements ont opposé les deux partis au Kurdistan irakien, faisant des milliers de morts. La plaie est encore à vif. Il faut avoir à l’esprit que le gouvernement turc soutenait le PDK dans sa lutte contre le PKK, aux confins de l’Irak et de la Turquie.

Le clan Barzani fait surtout grief à Abdullah Öcalan de se poser comme le leader national de tous les Kurdes.

L’auto-administration démocratique (DSA) mise en place au Kurdistan syrien sous l’égide du PYD et du PKK ne pouvait donc que déplaire à la Turquie et au GRK, son allié.

Tout ceci pour expliquer pourquoi le GRK s’oppose au Tev-Dem et à la DSA au Kurdistan syrien. Le PDK se préoccupe beaucoup de ce qui se passe dans le Rojava et, quoiqu’il advienne, cherche à tirer les marrons du feu. Il fournit donc une aide financière et des armes à certains partis locaux, dans l’idée de déstabiliser la région.

Notre rencontre avec les partis d’opposition a duré plus de deux heures, et la majorité d’entre eux étaient là. Nous leur avons demandé quels étaient leurs rapports avec le PYD, la DSA et le Tev-Dem. Sont-ils libres ? Ont-ils eu des militants persécutés ou arrêtés par les YPG-YPJ ? Disposent-ils de la liberté de s’organiser, de manifester ? Et d’autres questions de la sorte. A chaque fois, leur réponse a été : pas d’arrestation, pas de restriction à la liberté de manifester. Mais pas question pour eux de participer à la DSA.

Ils ont trois contentieux avec le PYD et la DSA.

Selon eux le PYD et le Tev-Dem ont trahi le peuple kurde, parce qu’ils ont laissé la moitié de Hesîçe (Hassaké) et une partie de Qamişlo (Kameshli) aux mains du régime de Damas, même si ses forces y sont limitées. Pour eux, cela revient à une compromission avec Bachar el-Assad.

Nous avons suggéré que cette politique “ni paix ni guerre” visait à stabiliser une situation qui a bénéficié à tout le monde dans la région, y compris aux partis d’opposition. Nous leur avons également dit, et ils devaient le savoir mieux que nous, que le PYD pourrait aisément chasser les soldats d’Assad de ces deux villes, au prix de quelques morts, mais la question est : qu’est-ce qui se passe après ?!

Assad ne veut pas renoncer à Hesîçe et, par conséquent, la guerre recommencerait avec son cortège de crimes, de persécutions, de bombardements, de villes et de villages détruits. Cela faciliterait par ailleurs une attaque de Daech ou d’Al Nosra. Cela provoquerait peut-être un affrontement général entre les troupes d’Assad, l’ASL et les organisations terroristes au sein du Rojava, détruisant tout ce qui a été accompli jusqu’ici. Ils n’ont pas répondu à cet argument.

L’opposition ne veut pas participer à la DSA, ni à la prochaine élection, qui aura lieu dans quelques mois si tout va bien. Primo, ils continuent d’accuser le PYD de collaborer avec le régime Assad, sans en apporter la preuve. Secundo, ils estiment que les élections ne seront pas libres puisque le PYD n’est pas un parti démocratique, mais bureaucratique. Pourtant, nous savons qu’il y a à peu près autant de militants du PYD que d’autres partis au sein de la DSA. Nous leur avons dit que s’ils croient dans le processus électoral, ils devraient y participer, pour une DSA plus démocratique et moins bureaucratique. Ils ont accusé le PYD de s’être retiré de la Conférence nationale kurde, impulsée par le GRK en août 2013 à Erbil.

Interrogés par la suite, les militants du PYD et du Tev-Dem ont protesté qu’ils avaient la preuve écrite qu’ils s’étaient engagés dans ce pacte, contrairement à l’opposition.

L’opposition veut mettre sur pieds ses propres milices, mais n’y est pas autorisée par le PYD. Interrogés, le PYD et le Tev-Dem ont confirmé : l’opposition peut avoir ses propres combattants, à la conditon qu’ils soient sous le commandement des YPG-YPJ. Pour eux, la situation est sensible et très tendue. Ils redoutent des heurts armés entre factions, et veulent pas laisser cela advenir. Le PYD dit qu’il ne veut pas reproduire les erreurs commises au Kurdistan irakien où, durant toute la seconde moitié du XXe siècle, des organisations kurdes rivales se sont livrées des combats sanglants.

A la fin, ils nous ont demandé de retourner voir les partis d’opposition pour leur proposer, au nom du PYD et du Tev-Dem, tout ce qu’ils voulaient à l’exception de la liberté de créer leurs propres milices.

Quelques jours plus tard, à Qamişlo, nous avons rencontré, pendant près de trois heures, les leaders de trois partis kurdes : la branche syrienne du PDK (Partiya Demokrat a Kurdistanê li Sûriyê), le Parti du Kurdistan pour la démocratie et l’égalité en Syrie (Partiya Wekhevî ya Demokrat a Kurdî li Sûriyê) et le Parti de la démocratie patriotique kurde en Syrie. Ils ont plus ou moins répété leurs griefs contre la DSA et le Tev-Dem. Nous avons longtemps essayé de les convaincre que s’ils voulaient résoudre la question kurde, il fallait il soient indépendant du GRK et du PDK, et travaillent dans le seul intérêt de la population du Rojava. La plupart du temps, ils sont restés silencieux, sans répondre à nos arguments.

Quelques jours après, nous avons également rencontré les représentants de deux partis chrétiens et l’organisation de jeunesse chrétienne de Qamişlo, qui se participaient pas à la DSA ni au Tev-Dem, mais reconnaissaient qu’ils n’avaient rien contre et approuvaient leur politique. Ils reconnaissaient aussi le mérite des YPG-YPJ qui ont protégé la région contre l’armée syrienne et les groupes terroristes.

Malgré tout, les jeunes militants de Qamişlo n’étaient pas contents de la DSA et du Tev-Dem. Ils se plaignaient du manque d’électricité et de possibilité pour la jeunesse de s’impliquer. Ils cherchent donc une alternative à la DSA et au Tev-Dem car si la situation perdure, disent-ils, il n’y aura d’autre choix que l’émigration vers l’Europe.

Un responsable d’un parti présent à la réunion leur a répondu : « Que dis-tu, fils ? Nous sommes en pleine guerre. Ne voyez-vous pas combien de femmes, d’hommes, de personnes âgées et d’enfants sont tués tous les jours ?!! C’est un sujet grave. Dans cette situation, être au pouvoir n’a pas une grande importance ; nous pouvons utiliser d’autres moyens. Ce qui est important en ce moment c’est : être chez soi sans crainte d’être tué, pouvoir laisser nos enfants jouer dans la rue sans qu’ils soient enlevés ou tués. Nous sommes libres de nos activités, comme d’habitude, personne ne nous en empêche, nous ne sommes ni agressés ni insultés. Nous avons la paix, la liberté et la justice sociale… » Les membres des autres partis approuvèrent.

Avant de quitter la région, nous avons parlé avec des commerçants, des hommes d’affaires et des gens sur le marché. Tout le monde avait une opinion plutôt positive sur la DSA et le Tev-Dem. Ils étaient satisfaient de la paix, de la sécurité et de la liberté et pouvaient gérer leurs activités sans subir l’ingérence d’un parti ou d’un groupe.

La tranchée de la honte

En 2013, avec l’aide du gouvernement irakien, le Gouvernement régional kurde (GRK) a creusé une tranchée de deux mètres de profondeur et de deux mètres de large, sur environ 35 kilomètres de long, le long de la frontière avec le Kurdistan syrien. Les 12 premiers kilomètres ont été réalisés par le GRK, les 18 derniers par Bagdad. Sur la portion restante, le fleuve Tigre constitue un obstacle naturel.

Le KRG et le gouvernement irakien prétendent que la tranchée était une mesure de protection nécessaire à la paix et à la sécurité en Irak, y compris au Kurdistan. Ici, les gens se posent beaucoup de questions sur cette « protection ». Contre qui ? Contre quoi ? Daech ? Mais Daech ne peut pénétrer dans cette partie de la Syrie, gardée par les YPG-YPJ.

La majorité des Kurdes voient en réalité deux raisons à cette tranchée. D’une part, empêcher des réfugiés syriens, mais aussi le PKK et le PYD, d’entrer au Kurdistan irakien ; d’autre part, accroître l’efficacité des sanctions économiques prises contre le Kurdistan syrien pour l’obliger à accepter les conditions du GRK. Toutefois, je pense que les Kurdes de Syrie préfèreront subir la famine plutôt que de passer sous les fourches caudines du GRK. C’est pourquoi, dans tout le Kurdistan, a surnommé cette tranchée la « Tranchée de la honte ».

Les sanctions économiques ont fortement perturbé la vie dans la Cizîrê, où l’on manque de tout : médicaments, argent, médecins, infirmières, enseignants, techniciens et ingénieurs de l’industrie, notamment dans le secteur pétrolier. La Cizîrê, qui a des milliers de tonnes de blé à exporter, est contrainte de vendre son grain 200 à 250 dollars la tonne au gouvernement irakien, alors que celui-ci paie 600 à 700 dollars la tonne quand il l’achète ailleurs.

Dans le Rojava, cette attitude du GRK de Massoud Barzani — qui se qualifie lui-même de grand leader kurde — provoque l’incompréhension. Le 9 mai 2014, une grande manifestation pacifique contre la « Tranchée de la honte » a réuni plusieurs milliers de personnes à Qamişlo, à l’appel du Tev-Dem. On a pu y entendre plusieurs forts discours de différentes organisations, maisons du peuple, groupes et comités. Aucun de ces discours n’a créé de tensions. Les gens se rassemblaient principalement autour de l’idée qu’il fallait rétablir la fraternité, la coopération, et une bonne entente de chaque côté de la frontière, que tous les partis devaient se réconcilier et prononcer des paroles de paix et de liberté. La manifestation s’est achevée en fête de rue avec danses, chansons et hymnes.

Attentes et craintes

Où va le mouvement populaire du Rojava ? C’est difficile à dire, mais cela ne doit pas nous empêcher d’analyser et de réfléchir à son avenir. La victoire ou la défaite complète d’une expérience telle que la région n’en a pas connu depuis longtemps dépend de facteurs internes et externes.

Quoi qu’il arrive, nous devrons y faire face ; ce qui compte, c’est de résister, d’être volontaire et ambitieux, de ne pas capituler, de ne pas se décourager et de croire au changement. Rejeter le système actuel, saisir chaque occasion, cela est plus important, je pense, qu’une victoire temporaire. C’est la clef pour atteindre le but final.

[…]

L’affaiblissement du Tev-Dem

Comme nous l’avons vu, le Tev-Dem est l’âme du mouvement populaire, avec ses groupes, ses comités, ses maisons du peuple. Sans le Tev-Dem, pas d’Auto-administration démocratique (DSA). De façon générale, de l’existence du Tev-Dem dépend l’avenir du Rojava, et du modèle qu’il peut représenter pour l’ensemble de la région.

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Des adultes suivent des cours de langue kurde (interdits avant la révolution).
© Firat News

Il est difficile d’évaluer l’équilibre des forces entre le Tev-Dem et la DSA. J’ai eu le sentiment que quand le pouvoir de la DSA croissait, celui du Tev-Dem diminuait. L’inverse peut être vrai aussi.

J’ai soulevé cette question avec les camarades du Tev-Dem. Ils n’étaient pas d’accord. Ils estiment que plus la DSA sera forte, plus le Tev-Dem sera fort. En effet, ils voient la DSA comme un simple organe exécutif, mettant en œuvre les décisions prises par le Tev-Dem et ses organes. J’ai du mal à fixer mon opinion à ce sujet, l’avenir tranchera.

Le PYD et les structures des partis

Ce sont le PYD et le PKK qui sont derrière le Tev-Dem, et ces deux partis présentent toutes les caractéristiques des grands partis dans cette région du monde : hiérarchie dirigeants-dirigés, tous les ordres descendant du sommet vers la base. Les militants sont peu consultés sur les orientations mais sont très disciplinés, ont des règles des ordres à appliquer, et des relations confidentielles avec différents partis, au pouvoir ou non dans différentes régions du monde.

Et pourtant, le Tev-Dem est tout l’inverse. Beaucoup de ses militants ne sont membres ni du PKK ni du PYD. Ils croient à la révolution par en bas, n’attendent rien de l’État et des autorités, et participent aux réunions où les décisions sont prises souverainement, dans l’intérêt supérieur des habitants. Ensuite, ils demandent à la DSA de mettre en application leurs décisions. Et il y a encore beaucoup d’autres différences entre le PYD-PKK et le Tev-Dem.

La question est : comment se fait le compromis ? Est-ce le Tev-Dem qui suit le PYD-PKK, où bien est-ce eux qui suivent le Tev-Dem ? Qui contrôle qui ?

Je n’ai pas la réponse, je cherche encore, mais je pense qu’on sera bientôt fixés.

Une crainte : la sacralisation de l’idéologie et des idéologues

L’idéologie est un point de vue. Tout voir par le prisme de l’idéologie peut conduire à un désastre, car cela peut donner des réponses toutes faites, et des solutions déconnectées de la réalité. La plupart du temps, les idéologues cherchent le juste mot dans de vieux livres qui ne sont plus pertinents pour comprendre la situation actuelle.

Les idéologues peuvent être dangereux quand ils veulent imposer leurs idées tirées de ces vieux livres. Ils peuvent être bornés, rigides, inflexibles. Ils ne respectent pas les points de vue différents. Ils ont beaucoup de points communs avec les religieux, et certains marxistes ou communistes. Pour résumer, ils croient que l’idéologie, ou la pensée, crée l’insurrection ou les révolutions. Pour des non-idéologues comme quoi, c’est le contraire qui est vrai.

Il est regrettable que j’aie trouvé de nombreux idéologues au sein du PYD et du Tev-Dem, surtout quand nous en sommes venus à parler des idées d’Abdullah Öcalan. Il y a des gens qui ramènent Öcalan à tout propos dans les discussions. Ils ont une confiance totale en lui et, dans une certaine mesure, ils le sacralisent. Que ce soit de la foi ou de la crainte envers le leader, c’est effrayant, et cela ne présage rien de bon. Pour moi, rien ne doit être sacré et tout doit pouvoir être critiqué, et rejeté si besoin.

Le pire, c’est à la Maison des enfants et dans les centres de jeunesse, où les enfants apprennent les idées nouvelles, la révolution et beaucoup de choses positives qu’ils devront savoir pour être utiles à la société. Cependant, en plus, ces enfants apprennent l’idéologie et la pensée d’Öcalan, et à quel point il est le leader du peuple kurde. A mon sens, les enfants ne devraient pas être endoctrinés. On ne devrait pas leur enseigner la religion, la nationalité, la race ou la couleur. Ils devraient avoir leur liberté de conscience et qu’on les laisse tranquille jusqu’à ce qu’à l’âge adulte ils fassent leurs propres choix.

Le rôle des communes

J’ai déjà expliqué ce qu’étaient les communes. Leur mission doit évoluer. Elles ne peuvent pas rester cantonnées au traitement des problèmes locaux. Elles doivent accroître leur rôle, leurs prérogatives et leurs pouvoirs. Certes, il est vrai que le Rojava est dépourvu d’usines, d’entreprises et d’une véritable infrastructure industrielle. Mais dans la Cizîrê, qui produit surtout du blé, l’agriculture occupe beaucoup de monde dans les petites villes et les villages. Et la région est riche en pétrole, gaz et phosphates, bien que la plupart des gisements soient hors d’usage du fait de la guerre ou du manque d’entretien avant même le soulèvement.

Les communes pourraient donc investir ces domaines, les placer sous contrôle collectif et distribuer leurs produits aux gens en fonction de leurs besoins. Ce qu’il resterait après la distribution pourrait être soit vendu, soit échangé contre du matériel, soit stocké. Si les communes ne s’élèvent pas à ces tâches et se limitent à ce qu’elles font actuellement, évidemment, leur tâche restera inachevée.

En conclusion

Il y a beaucoup de choses à dire sur l’expérience du Rojava, et une foule de points de vue, de droite comme de gauche, des indépendantistes, des trotskistes, des marxistes, des communistes, des socialistes, des anarchistes et des libertaires. Pour ma part, en tant qu’anarchiste, je ne vois pas tout en blanc ou tout en noir, je n’ai pas de solution toute faite, et je ne la cherche jamais dans de vieux livres. Je pense que la réalité et les événements créent les idées et la pensée, pas l’inverse. Je les observe avec l’esprit ouvert, et je m’efforce de les relier entre eux.

Quelques mots importants, cependant, au sujet des insurrections et des révolutions. La révolution ne se limite pas à l’expression d’une colère, elle ne se fait pas sur ordonnance ou sur commande, elle ne survient pas en vingt-quatre heures, n’est pas un coup d’État militaire, bolchevique ou une conjuration politicienne. Elle ne se limite pas au démantèlement de l’infrastructure économique et à l’abolition des classes sociales. Tout cela, c’est le point de vue des gauchistes, des marxistes, des communistes et de leurs partis. Ils voient la révolution ainsi parce qu’ils sont dogmatiques et mécanistes. Pour eux, la révolution et l’abolition des classes signifie le socialisme et la fin de l’histoire.

A mon avis, même si la révolution réussit, le désir d’autorité peut survivre au sein de la famille, dans les entreprises, les usines, les écoles, les universités et d’autres lieux et institutions. A cela peut s’ajouter la persistance des différences hommes-femmes et l’autorité des premiers, même sous le socialisme. En outre, il restera nécessairement un résidu de culture égoïste et cupide, hérité du capitalisme. Tout cela ne peut s’évaporer ou disparaître en peu de temps. Cela peut être une menace pour la révolution.

L’évolution de l’infrastructure économique et la victoire sur la société de classe ne garantissent pas la pérennité de la révolution. Je pense qu’une révolution culturelle, éducative et intellectuelle est nécessaire. Les gens n’aiment pas le système actuel et pensent pouvoir le changer. La tendance à la rébellion, le refus d’être exploité, l’esprit de révolte sont des choses très importantes pour maintenir la flamme de la révolution.

A partir de là, que dire de l’expérience du Rojava ?

Cette expérience dure depuis deux ans et marquera des générations. Les Kurdes de Syrie ont l’esprit rebelle, ils vivent en harmonie, dans une atmosphère de liberté, et s’accoutument à une culture nouvelle : une culture du vivre-ensemble dans la paix et la liberté, une culture de tolérance, de partage, de confiance en soi et de fierté, une culture de dévouement et de solidarité. En même temps, il est vrai que la vie est dure, qu’il y a pénurie de biens de première nécessité, et que le niveau de vie est bas, mais les gens sont accueillants, conviviaux, souriants, attentifs et simples. L’écart entre les riches et les pauvres est faible. Tout cela aide les gens à surmonter les difficultés.

Ensuite, les événements et l’environnement actuels ont changé beaucoup de choses. Ils ne supporteront pas une nouvelle dictature ; ils se battront pour leurs acquis ; ils ne tolèreront pas qu’on décide à leur place. Pour toutes ces raisons, ils résisteront au découragement, se dresseront de nouveau, lutteront pour leurs droits et résisteront au retour de l’ordre ancien.

Certains disent que tant que cette expérience aura Abdullah Öcalan, le PKK et le PYD derrière elle, elle court le risque de prendre fin et d’être remplacée par une dictature. C’est possible en effet. Mais même ainsi, je ne pense pas qu’en Syrie ou au Rojava, les gens puissent, plus longtemps, tolérer une dictature ou un gouvernement de type bolchevique. Nous ne sommes plus à l’époque où le gouvernement de Damas pouvait massacrer 30.000 personnes à Alep en quelques jours. Le monde a changé.

Il me reste à dire que tout ce qui s’est passé dans le Kurdistan syrien n’est pas seulement l’idée d’Öcalan, comme beaucoup le croient. En fait, cette idée est très ancienne, et Öcalan l’a développée en prison, en lisant des centaines de livres, en analysant les expériences et les échecs des mouvements nationalistes et communistes dans la région et dans le reste du monde. La base de tout, c’est qu’il est convaincu que l’État, quelle que soit son nom et sa forme, reste l’État, et ne peut disparaître s’il est remplacé par un autre État. Pour cela, il mérite d’être entendu.

Zaher Baher

 Notes:

[1] Kurdistana Rojava signifie “Kurdistan occidental”.

[2] Cizîrê est le nom kurde de cette région appelée Djézireh en français, et Al Jazera en arabe.

[3] L’opération Anfal, conduite par Ali Hassan al-Majid (« Ali le Chimique ») a duré de février à septembre 1988. Environ 2.000 villages ont été détruits et 182.000 personnes assassinées.

[4] Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est le principal parti révolutionnaire kurde en Turquie. Il fait référence pour toute la gauche kurde, qu’elle soit en Syrie (PYD) en Iran (PJAK) ou en Irak (PÇDK).

[5] De fait, le Tev-Dem est une coalition d’organisations dont le PYD est le centre de gravité.

[6] Les communes sont des conseils de quartier qui s’efforcent d’organiser la vie sociale (voir le passage qui leur est consacré.

[7] Élue le 21 janvier, l’Assemblée de la Cizîrê compte 101 sièges. La DSA est en fait une sorte de gouvernement autonome, doté de 22 commissions. Le canton de Kobanê a élu ses propres institutions le 22 janvier 2014 ; celui d’Efrîn, le 29 janvier. Lire Lire : « Les Kurdes syriens formeront leur gouvernement » sur Actukurdes.fr, le 10 juillet 2013, et « Syrie : Une ville libérée et 30 ‘djihadistes’ capturés par les Kurdes », le 17 février 2014.

[8] En réalité le “Contrat social” a été promulgué le 6 janvier 2014, donc avant l’élection de l’auto-administration.

[9] La politique de la “ceinture verte” était également dite de la « ceinture arabe ».

[10] En arabe, Al Ḥasaka ; en français, Hassaké.

[11] En arabe, Al Qāmišlī ; en français, Kameshli.

[12] Notamment l’Armée syrienne libre, le front Al Nosra ou l’État islamique.

[13] Un rapport de Human Rights Watch en date du 19 juin 2014 a en réalité signalé des arrestations arbitraires d’opposants politiques au PYD, des exactions commises à l’encontre de détenus et des affaires non élucidées d’enlèvement et de meurtre.

[14] A partir de la fin des annés 1980, Abdullah Öcalan a élaboré la théorie de la « Femme libre », évoquant un « âge d’or » mésopotamien fondé sur le matriarcat. Il ne s’agit pas d’une théorie féministe, mais elle a puissamment contribué à promouvoir la parité dans le mouvement kurde. A ce sujet, lire Grojean Olivier, « Théorie et construction des rapports de genre dans la guérilla kurde de Turquie », Critique internationale 3/ 2013 (N° 60), p. 21-35.