Radio : Expériences de luttes au Kurdistan sur FPP

Une émission de radio réalisée dans le cadre de l’émmission La jungle des luttes du Comité de Solidarité avec les Peuples en Lutte du Chiapas (CSPCL), sut Fréquences Paris Plurielles (FPP).

Au cours de cette émmission réalisée avec des membres du Collectif Anarchistes Soldiaires sont abordées les questions liées à la résistance au Rojava, les expériences d’auto-organisation liées au projet de confédéralisme démocratique ainsi que les questions que posent cette résistance et les critiques (constructives) qui peuvent lui être adressées.

L’émmission est disponible ici : http://lajungledesluttes.blogspot.fr/2014/12/novembre-2014-rojava-kobane-kurdes.html

Kobanê, bientôt deux mois de résistance

Cet article a été publié sur le site de l’Organisation Communiste Libertaire (OCL) le 10 novembre et propose un tour d’horizon à la fois sur l’organisation de la vie quotidienne et de la résistance à Kobanê, mais aussi sur les évolutions politiques de cette dernière et de la bataille qui s’y mène. 

Kobanê, bientôt deux mois de résistance

Ce 9 novembre, les YPG annoncent que les djihadistes ont été contraints de se retirer d’un quartier du centre de Kobanê qu’ils contrôlaient et de reculer en direction de la partie orientale de la ville qu’ils occupent encore. Avant de fuir, ils auraient détruit à l’explosif une mosquée qui leur servait de quartier général.
Par ailleurs, les défenseur-e-s de Kobanê multiplient depuis 48 heures les attaques et les incursions à l’extérieur de la ville, en direction de certains villages, et cela sur tous les fronts, ouest, sud et est.

Deux articles récents sur la bataille de Kobanê, un sur la manière dont s’organise la vie quotidienne et la résistance dans Kobanê, l’autre abordant certaines des dernières évolutions politiques qui accompagnent et caractérisent cette bataille.

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Un reportage sur la ville assiégée de Kobanê

Özgür Gündem

Le 7 novembre 2014

Depuis près de deux mois, les combattants de l’Etat islamique (IS) assiègent la ville kurde de Kobanê dans le Kurdistan occidental. Ersin Çaksu est l’un des rares journalistes qui couvre quotidiennement la ville assiégée de Kobanê.

Je suis arrivé le 19 septembre, quatre jours après le début des attaques de l’IS sur Kobanê. La plupart des civils que j’ai vus ont depuis disparu. Certains d’entre eux ont fui vers la Turquie, d’autres ont malheureusement été tués dans les combats.

A Kobanê et dans les 360 villages environnants vivaient environ 400.000 personnes. Maintenant ne vivent plus que 4000 personnes dans les zones sûres du centre-ville. 5.000 autres civils vivent encore à Til Sheir, un village à l’est de Kobanê. La zone est minée et est situé entre les barbelés de la frontière avec la Turquie et une ligne de chemin de fer.

Lorsque l’IS a commencé avec ses attaques, de nombreuses personnes ont fui avec leurs affaires dans cette zone. Il y a des familles entières, mais leurs yeux sont dirigés vers Pîrsûs (Suruç) la ville frontalière du côté turc.

Le seul lien possible entre Kobanê et Pîrsûs est avec le téléphone portable. Les gens des deux côtés se font du souci réciproquement. Alors que les civils restés dans Kobanê font partie de la lutte contre l’IS, leurs familles et parents dans Pîrsûs combattent comme réfugiés pour leur survie.

L’est de Kobanê ressemble à un tas de gravats provoqués par les attaques au mortier, les attentats-suicides de l’IS avec des explosifs chargés dans des véhicules et les attaques aériennes de la coalition anti-IS. Avant la guerre, l’est était une des parties les plus riches de la ville.

Bien que la partie sud de la ville n’est pas autant endommagé que la partie orientale, les destructions sont partout visibles. Ces parties de la ville ont été le théâtre de féroces combats de rue et aucune des portes de ces maisons n’est ouverte. Tous les logements sont reliés entre eux par de grands trous dans les murs. Il est possible d’aller de maison en maison à travers ces trous, puis de pénétrer dans une autre partie de la ville, quatre ou cinq pâtés de maisons plus loin.

Dans chaque rue, il y a des véhicules détruits. Depuis le début des combats, les rues ne sont pas nettoyées et la ville a été envahie par les mouches. Mais maintenant que le temps est devenu plus frais la puanteur est moins intense. Les pénuries alimentaires et en eau ont considérablement aggravé la situation pour les chiens errants et les autres animaux vivant dans la rue. La plupart des civils sont soit des personnes âgées, soit des femmes avec de jeunes enfants. Bien qu’ils ne soient pas autorisés à aller au front et à lutter contre l’IS, certains brisent l’interdiction.

Xale Osman, 67 ans, s’est armé lui-même et combat aux côtés de ses deux fils. « Alors que les jeunes d’ici meurent, pensez-vous vraiment que j’ai peur de la mort ? » me demande-t-il.
Les civils quittent leurs maisons la nuit, seulement en cas d’urgence. Si quelqu’un tombe malade, les milices locales sont avisées et un véhicule des unités de défense (YPG /YPJ) vient et emmène les gens là où ils peuvent être soignés.

En cas d’attaque ou d’une autre menace de l’IS, les YPG/YPJ déclarent une situation d’urgence à court terme et emmènent les gens dans d’autres maisons jusqu’à ce que le danger soit passé.
A Kobanê il y a une énorme solidarité. Voyager à travers la ville devient plus facile chaque jour, parce que le premier véhicule que l’on rencontre sur la route, s’arrête et vous invite à monter.

C’est peut-être cette solidarité qui explique précisément pourquoi Kobanê a pu résister si longtemps. Il y a peu de personnes qui vivent encore dans leurs propres maisons. S’il le faut, les portes des maisons sont ouvertes à tout moment pour les personnes nécessiteuses. Ceux qui sont encore dans leurs maisons, partagent le fromage, les cornichons, la confiture et les légumes secs, qu’ils avaient cultivés pour l’hiver, avec les personnes dans le besoin.

Bien que les gens aient peu pour survivre, ils le partagent entre eux. Par exemple, si une voiture est nécessaire, les YPG/YPJ ouvre un garage et inscrit au nom du propriétaire du véhicule ainsi que la plaque d’immatriculation et le véhicule peut être utilisé.

Il n’y a aucune activité commerciale dans la ville. Le seul magasin encore ouvert est la boulangerie. Le pain est distribué gratuitement à la population. D’autres aliments, surtout des stocks en conserve et ceux de l’aide humanitaire sont répartis régulièrement entre les habitants certains jours déterminés. L’eau est distribuée dans de grandes bouteilles. L’administration locale distribue également de la farine tous les trois jours. Cinq ménages se partagent un sac de 50 kg de farine.

Il y a des civils qui se mettent volontairement en avant et réalisent des travaux bénévoles. Ils réparent des véhicules, des armes et des générateurs dans une ville qui n’a pas d’électricité depuis 18 mois. Dans de nombreux cas, ils aident les médecins à transporter les blessés, portent des armes et des munitions vers la ligne de front, cuisinent pour les combattants ou cousent des vêtements pour eux. Alors que l’hiver s’installe lentement ici, les maladies et l’hygiène sont devenues un réel problème.

Il n’y a que cinq médecins dans toute la ville, et en raison du manque de matériel médical et de médicaments les médecins dans la plupart des cas ne peuvent traiter les plaies que provisoirement. Les trois hôpitaux de la ville de Kobanê ont été détruits par des attaques à la bombe et les médecins soignent les blessés dans un petit bâtiment. Beaucoup de ceux qui sont malades, refusent d’aller voir le médecin. Une femme âgée explique que l’équipement médical est de toute façon déjà rare. « Les médicaments ne doivent pas être gaspillés sur nous. Nos enfants se battent et se blessent. Les soins médicaux, les médicaments doivent être utilisés pour eux. »

Alors que le cimetière de Kobanê est devenu un champ de bataille, les morts sont enterrés dans une autre partie de la ville. Xatun, une femme me dit après les funérailles d’un parent – un jeune combattant – qu’ils n’ont pas le temps de pleurer correctement. « Nous ne pleurons pas maintenant. Si Kobanê est libre, je pleurerai deux fois. Une fois des larmes de tristesse couleront pour les jeunes que nous avons enterrés. Et aussi des larmes de joie parce qu’ils auront sacrifié leur vie et ainsi libéré Kobanê ».

Özgür Gündem, 07/11/2014, ISKU
ISKU | Informationsstelle Kurdistan

Traduction rapide : XYZ / OCLibertaire

source : ici

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Kobanê, l’ISIS et la Turquie

Amed Dicle

Le 9 novembre 2014

La résistance Kobane en est à son 56ème jour. L’ISIS est conscient qu’il a été brisé à Kobanê. L’impact psychologique de cette perte est clairement visible parmi les groupes d’attaque. Cette réalité est plus visible encore sur la première ligne et repérable dans les communications internes, par talkie-walkie, de l’ISIS.

Cependant, l’ISIS est toujours dans Kobanê et la bataille continue. Comme nous l’avons dit précédemment, tant que l’ISIS est capable de rester à Raqqa, à Jarablus et à Tel Abyad, Kobanê restera une zone de guerre. Mais en même temps, alors que l’ISIS continue de subir des pertes à Kobanê, il est en train de s’affaiblir dans les endroits mentionnés ci-dessus. Cela, en un mot, signifie qu’une victoire contre l’ISIS à Kobanê conduira à long terme à la défaite de l’ISIS dans le reste de la Syrie. Ce processus a commencé et peut durer pendant une grande partie de l’année prochaine.

Je crois que l’ISIS est catégorique sur le fait de rester dans Kobanê parce qu’il est trop conscient de cet enjeu. Parce qu’une éventuelle retraite du centre urbain de Kobanê vers la campagne environnante assurera l’anéantissement complet de l’ISIS. Cela signifiera leur faire perdre l’avantage psychologique face aux YPG/YPJ, aux forces peshmergas et aux forces de Burkan El Firat [“Volcan de l’Euphrate”, combattants locaux officiellement affiliés à l’Armée syrienne libre], tout en en faisant aussi des cibles idéales pour les frappes aériennes de la coalition. Une retraite signifierait un suicide militaire pour l’ISIS. Toutefois, l’insistance de l’ISIS à rester dans Kobanê signifie la même chose ; on peut donc dire qu’en effet ils ont été vaincus.

L’ISIS a attaqué Kobanê pour les intérêts d’autres forces et est maintenant dans le pétrin. La force qui a fait de Kobanê une cible pour l’ISIS et qui lui a offert tout l’appui possible dans ses efforts était et est encore la Turquie.

L’Etat turc voulait que Kobanê tombe, et le veut encore. Il y a deux raisons à cela. La première est que Kobanê est le berceau de la Révolution du Rojava. Il voulait infliger un coup fatal contre le berceau de la révolution. La Turquie ne veut pas que les Kurdes de Syrie obtiennent leurs droits ou statut en tant que peuple, et elle était prête à collaborer avec l’ISIS à cette fin. Deuxièmement, la Turquie voulait faire de la présence de l’ISIS à ses frontières un levier pour ses visées diplomatiques en ce qui concerne la crise syrienne.

Alors, que fait le gouvernement de l’AKP fait pour atteindre ces objectifs ? Rappelons-nous : d’abord, il pensait que l’attaque de l’ISIS contre Kobanê se traduirait par la chute de la ville en un temps très court. Sous le couvert d’accueillir les réfugiés en provenance de Kobanê, il allait utiliser cela contre le mouvement de libération kurde et les puissances mondiales. Le premier scénario envisagé ne s’est pas matérialisé. Les plans d’Ankara ont été sabotés par la résistance de Kobanê.

La tentative suivante a été mise en pratique avec l’invitation de Salih Muslin [co-président du PYD] à Ankara : Ankara avait même déclaré : « Nous allons offrir toute l’aide possible, nous aussi allons les frapper ». Ils voulaient faire monter les attentes parmi les Kurdes. Cependant, après la visite de Muslim [co-président du PYD], le soutien de la Turquie en faveur de l’ISIS s’est intensifié. La déclaration d’Erdoğan selon laquelle« Kobanê peut tomber très bientôt » a montré son optimisme et sa foi en l’ISIS. Cela a démasqué une fois de plus la politique de la Turquie à l’égard de Kobanê.

Malgré cela, le gouvernement turc a essayé de gagner du temps avec de nouveaux coups. Ils ont dit que les peshmergas et l’ASL devaient être autorisés à pénétrer dans Kobanê. En disant cela, la Turquie pensait que le gouvernement régional du Kurdistan n’allait pas envoyer de peshmergas à Kobanê, et en tout cas que le PYD n’accepterait aucun peshmergas à Kobanê. Nous devons nous rappeler qu’avant même qu’un des côtés kurdes ait publié une déclaration sur la question, Erdoğan avait émis des prédictions sur la question de savoir si les Kurdes accepteraient une telle mesure.

Cependant, aucune force kurde n’avait fait le moindre commentaire sur l’envoi de forces peshmergas dans Kobanê [*]. Erdoğan voulait provoquer des luttes intestines entre les Kurdes.

Lorsque les peshmergas sont partis pour Kobanê, les Turcs les ont fait attendre à Suruç pendant trois jours, au cours desquels l’ISIS a intensifié ses attaques sur le poste-frontière de Mursitpinar. Leur but était de s’emparer du point de passage de la frontière afin de stopper la peshmergas et les empêcher de pouvoir réellement entrer dans la ville. Une fois de plus, le plan d’Ankara a échoué. Le point de passage de la frontière de Mursitpinar a été héroïquement défendu par les combattants des YPG et toutes les attaques ont été repoussées avec succès.

Actuellement, la montée de la pression internationale et le statut légendaire de Kobanê ont mis la Turquie dans une situation difficile. La Turquie est tombée dans le trou qu’elle a elle-même creusé. Malgré cela, il est trop tôt pour dire si la Turquie a modifié sa politique en ce qui concerne Kobanê. Et, pour être honnête, si la Turquie ne change fondamentalement sa politique envers les Kurdes, il semble impossible qu’ils changent leur approche de Kobanê. Il semble que la Turquie reste catégorique sur la poursuite de sa politique antikurde irrationnelle dans un proche avenir.

La haine kurde envers les décideurs turcs est en passe de leur rendre la vie difficile. Cela ne peut conduire qu’à une disparition politique. La disparition militaire, culturelle, politique et économique du colonialisme ne peut signifier que la libération des Kurdes et des autres communautés opprimées. La résistance de Kobanê a veillé à ce que cette nouvelle ère soit maintenant à portée de la main…

Traduction rapide : XYZ / OCLibertaire

source : ici

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[*] NdT.

Il n’est pas exact de dire que les Kurdes de Kobanê ont accueilli sans réserve l’arrivée des peshmergas et des renforts de l’ASL (dont Erdoğan voulait faire monter le contingent de ces derniers à 1400 hommes). Ils ont fait savoir que leurs frères kurdes d’Irak feraient mieux d’aller combattre l’ISIS sur le front irakien, et que l’ASL serait plus utile en attaquant l’ISIS ailleurs, et notamment le verrou de Tall Abyad, à l’est de Kobanê, qui bloque la jonction avec le canton de la Jazira. Mais, c’était là des points de vue émanant de commandant-e-s des YPG/YPJ n’engageant pas officiellement la direction du PYD. Dans les faits, l’arrivée d’une petite centaine de combattants de l’ASL et surtout de 150 pechmergas bien équipés en armes (quelques blindés, de l’artillerie et des missiles antichars…), en munitions et en équipements, renforce objectivement la capacité de combat de la résistance de Kobanê sans modifier véritablement l’équilibre des forces politiques dans la ville. Même s’il y a un commandement militaire conjoint (YPG-pechmergas-Burkan El Firat), ce sont les YPG/YPJ qui tiennent la baguette, qui connaissent la ville, qui maitrisent les opérations… C’est un nouvel échec pour Erdoğan.

Source : http://oclibertaire.free.fr/spip.php?breve575

Les anarchistes et le Rojava

La coalition des hypocrites

     Dernièrement, la coalition des impérialistes menée par les Etats-Unis s’est vue obligée de reconnaître la résistance acharnée des combattants et combattantes de Kobané, et les a soutenus par des frappes aériennes. Il ne faut cependant pas être dupes, ce revirement est purement opportuniste. Ils ont fait le pari que Kobané tomberait rapidement, et ce n’est que parce que les unités d’autodéfense ont résisté si longtemps qu’ils se sont vus obligés d’agir. Il aurait été bien trop compliqué d’expliquer pourquoi personne ne soutenait cette ville menacée d’un massacre, que tous les médias annonçaient comme perdue mais qui refusait de tomber. Même la Turquie fait mine de réviser sa position, mais personne n’est dupe, les Kurdes qu’elle soutient sont ceux du clan Barzani, la bourgeoisie nationale d’Irak, et non les militants et militantes révolutionnaires du PYD qui sont en première ligne. La frontière turque n’est toujours pas ouverte, et la répression des manifestations de soutien en Turquie nous montre bien dans quel camp est le gouvernement d’Erdogan. Le gouvernement régional du Kurdistan en Irak fait désormais mine de soutenir la résistance de Kobané, mais c’est bien la première fois que le clan Barzani lève le petit doigt pour la soutenir, ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont manqué. Le revirement de certains Etats du Golfe maintenant présents dans la coaliton ne nous trompe pas plus : on sait qu’ils ont participé financièrement à l’armement des djihadistes de Syrie sous prétexte de lutte contre Bachar El-Assad. Au milieu de tout cela, la France, après avoir soutenu les propositions inadmissibles d’Ankara, notamment de « zone tampon », s’aligne désormais sur celles de la coalition et fait mine de soutenir la résistance kurde. Ce revirement n’aurait certainement pas eu lieu sans les importantes mobilisations de soutien à la résistance.

    Cependant, les armes qu’ils se targuent d’avoir envoyées ne sont jamais parvenues à Kobané car elles ont été livrées intentionnellement aux peshmergas de Barzani en Irak.

Ne pas se tromper d’ennemis

   La lutte de Kobané étant désormais sous les projecteurs, il peut être tentant pour certains de nos ennemis de transformer ce combat pour la liberté en un conflit de civilisations. Certains cherchent à nous convaincre que les Kurdes, présentés comme occidentalisés, chrétiens, seraient menacés par des barbares musulmans. Remettons donc quelques pendules à l’heure : au Rojava la révolution a beau être laïque, une grande partie de la population est musulmane. Les brigades d’autodéfense regroupent tous les groupes, ethnies et religions de la région dans leur combat contre Daesh. Les simplifications islamophobes des médias et des politiciens ne doivent pas nous tromper, le coeur du combat n’est pas une opposition entre l’islam, les Arabes et les Kurdes. La lutte ne se joue pas sur le terrain de la culture ni de la religion ou de la « civilisation », mais entre une révolution multiculturelle pour l’autonomie et une force réactionnaire à visée hégémonique. Ne nous laissons pas diviser par ceux qui voudraient instrumentaliser notre soutien, nos ennemis sont les autoritaires de toutes origines et croyances.

Soutenir et encourager la révolution

   Voilà déjà deux ans que le Rojava, cette région syrienne peuplée majoritairement de Kurdes, s’est lancée dans la construction de son autonomie.

   Il faut avant tout souligner que, dans cette région de peuplement kurde, toutes les cultures et religions sont traitées sur un pied d’égalité, ainsi il n’est pas rare que des cantons adoptent trois langues officielles et que des représentants des peuples ou religions minoritaires aient une place attitrée dans les conseils. On peut ainsi trouver chrétiens et musulmans, Turcs et Kurdes, sunnites et chiites siégeant côte à côte ou combattant dans les mêmes unités d’autodéfense. Un nouveau système judiciaire se met actuellement en place avec pour but principal d’installer un mode de gestion des conflits plus démocratique, visant à la réhabilitation et à la réparation plutôt qu’à la punition. Une forme particulière d’autogestion, appelée confédéralisme démocratique ou autonomie démocratique, propose une forme de gestion collective de la société, basée sur des conseils de communes auxquels participent tous les habitants, ces communes sont ensuite regroupées en communautés de districts ou de villages, et enfin en cantons. Le but affiché est de combattre le principe de l’Etat-nation et de le remplacer par une confédération de communes et de cantons. La résistance, tout en continuant son combat pour la reconnaissance du peuple kurde, ne pense désormais plus que cette libération passe forcément par la construction d’un Etat: celui-ci est désormais perçu comme une menace pour les libertés, quelle que soit son origine.

     La libération des femmes est un des éléments centraux, et les plus mis en avant, mais ne se limite pas aux bataillons des unités d’autodéfense féminines (YPJ). La place des femmes dans la nouvelle organisation de la société a été repensée, et certaines mesures ont été mises en place ; les représentants élus doivent maintenant être deux, un homme et une femme, et un pourcentage minimum de femmes est requis aux postes de décision ou dans les assemblées. La polygamie et les mariages forcés ont été interdits, et des structures spécifiques composées de femmes sont chargées de ces questions ainsi que des problèmes de violence conjugale, de viol, de « crime d’honneur », etc. De façon générale, nous manquons encore d’informations sur cette nouvelle forme d’organisation au Rojava, et nous n’avons pas la naïveté de croire qu’une révolution détruise du jour au lendemain les racines de toute domination. Nous ne croyons pas non plus que toutes les mesures prises soient en accord avec nos convictions anarchistes et que, surtout en période de guerre intense, une solution soit trouvée à tous les problèmes de l’ancien système. Ainsi la question sociale est rarement abordée; or, en tant qu’anarchistes, nous considérons qu’aucune société, aussi « démocratique » soit-elle, ne peut résoudre la question sociale sans redistribution des richesses et des moyens de production, et leur gestion directe par la population. Cependant, nous avons la certitude que quelque chose de nouveau se passe dans la région, et qu’il est possible d’espérer que la révolution se renforcera, s’étendra et vaincra au Rojava.

Des armes pour Kobané !

Ouverture des frontières !

Vive la révolution, au Rojava comme ailleurs !

Anarchistes Solidaires

Kurdistan : Oui, le peuple peut changer les choses (l’expérience du Rojava)

Un reportage de Zaher Baher, du Kurdish Anarchists Forum et du Haringey Solidarity Group (Londres), juillet 2014.

Traduit par Alain KMS, avec Alternative libertaire.

Le texte ci-dessous est un des rares témoignages sur l’expérience d’au-organisation populaire du Kurdistan syrien. C’est la raison pour laquelle il était nécessaire de le rendre accessible aux francophones, en dépit de ses lacunes et de certaines confusions. L’auteur n’ayant pu répondre à nos questions, nous avons recoupé certaines informations avec d’autres sources (merci au journaliste Maxime Azadi, d’Actukurde.fr).

Nous avons fait le choix d’utiliser la version kurde des noms de lieu, tout en indiquant, dans certains cas, leur nom en arabe et en français.

L’intégralité du texte est reproduite, à l’exception d’un passage de géopolitique trop long et trop peu pertinent à notre sens. L’ensemble des analyses appartiennent qu’à leur auteur, et n’engagent pas le blog Anarchistes solidaires.

Les notes sont de l’équipe de traduction.

Texte original en anglais : http://www.anarkismo.net/article/27301

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Manifestation dans la Cizîrê, en soutien à Kobanê (octobre 2014)
© Firat News

En mai 2014, j’ai parcouru pendant quelques semaines le Kurdistan syrien — « le Rojava » [1] — au nord-est du pays, avec un ami. Durant ce séjour, nous avons eu toute latitude pour rencontrer qui nous voulions : femmes, hommes, jeunes, partis politiques. Dans cette région, il y a plus de 20 partis, qu’ils soient étiquetés « kurdes », « chrétiens », ou autres. Quelques-uns participent à l’« auto-administration démocratique » (Democratic Self Administration, DSA) ou d’« autogestion démocratique » (Democratic Self Management) de la région de la Cizîrê [2].

La Cizîrê est l’un des trois cantons du Rojava. Nous avons également rencontré des partis politiques kurdes et chrétiens qui ne participent pas à l’auto-administration. En outre, nous avons rencontré des responsables de l’auto-administration, membres de divers comités, groupes et communes, ainsi que des hommes d’affaires, des commerçants, des ouvriers, ou de simples badauds sur le marché et dans la rue.

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Les trois cantons kurdes en mars 2014. D’ouest en est : Efrîn, Kobanê, Cizîrê. Une carte publiée par Orientxxi.info.

Le contexte

Le Kurdistan est un territoire peuplé d’environ 40 millions d’habitantes et d’habitants, partagé, à la fin de la Première Guerre mondiale, entre l’Irak, la Syrie, l’Iran et la Turquie. Au cours de l’histoire, le peuple kurde a subi des massacres et même un génocide de la part des régimes qui se sont succédé, principalement en Irak et en Turquie. Depuis lors, il a été continuellement opprimé par les gouvernement centraux. En Irak, sous la dictature de Saddam Hussein, les Kurdes ont subi des massacres à l’arme chimique au cours de l’opération Anfal [3].

En Turquie, il n’y a pas si longtemps encore, les Kurdes n’avaient pas le droit de parler leur propre langue, et ils n’étaient reconnus que comme « Turcs des montagnes » – allusion au relief montagneux du Kurdistan de Turquie. En Syrie, la situation des Kurdes était un peu meilleure qu’en Turquie. L’Iran, lui, les reconnaît comme un peuple distinct des Perses et leur a octroyé des droits, mais pas d’autonomie politique.

Après la 1re guerre du Golfe (1991) s’est constitué en Irak un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Après la 2e guerre du Golfe (2003), l’invasion et l’occupation de l’Irak, le GRK a profité de la situation pour se renforcer et se doter d’une administration, d’un budget et d’une armée – les peshmergas – autonomes. A Bagdad, le gouvernement central n’a pu qu’entériner cette autonomisation et, dans une certaine mesure, l’a même soutenue. Ceci a encouragé les autres parties du Kurdistan, particulièrement en Turquie et en Syrie.

Au cours de cette même année 2003, des Kurdes de Syrie ont fondé le Parti de l’union démocratique (PYD, pour Partiya Yekîtiya Demokrat), qui est venu s’ajouter aux partis et organisations kurdes déjà existants dans la région. La plupart remontaient aux années 1960 mais s’étaient révélées peu efficients en comparaison du rapide développement du PYD.

Le Printemps arabe

Le Printemps arabe a secoué la Syrie au début de 2011 et, au bout de quelque temps, s’est propagé dans les régions de la Cizîrê, de Kobanê et d’Efrîn. La protestation populaire y a été profonde et constante. Elle a contribué au retrait de l’armée des cantons kurdes, à l’exception de certains territoires de la Cizîrê dont nous parlerons plus loin.

Pendant ce temps, se constituait – avec l’appui du PKK [4] et du PYD – le Mouvement de la société démocratique (Tev-Dem, pour Tevgera Civaka Demokratîk), qui a rapidement acquis une solide assise populaire [5]. Après le départ de l’armée et de l’administration syrienne, la situation est devenue chaotique – nous verrons pourquoi – et le Tev-Dem s’est trouvé dans l’obligation de mettre en application son programme avant que les choses n’empirent.

Le programme du Tev-Dem était très fédérateur, et couvrait tous les sujets de société. Beaucoup de gens du peuple, venus de différents milieux – kurde, arabe, musulman, chrétien, assyrien et yézidi – s’y sont impliqués. Son premier travail a été de mettre sur pieds toute une série de groupes, de comités et de communes [6], dans les rues, les quartiers, les villages, les cantons, les petites et les grandes villes.

Leur rôle a été de s’occuper de toutes les questions sociales : les problèmes des femmes, l’économie, l’environnement, l’éducation, la santé, l’entraide, les centres pour les familles endeuillées, le commerce et les affaires, les relations avec les pays étrangers. Des groupes ont même été chargés d’arbitrer les contentieux, pour éviter aux plaignants qui le souhaitaient d’avoir à engager des procédures judiciaires.

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Fête de Norouz (le nouvel an kurde) en mars 2014.
© Firat News

Généralement, ces groupes se réunissent chaque semaine pour faire le point sur la situation sociale. Ils ont leur propre représentant dans le conseil du village ou de la ville, nommé « maison du peuple ».

Le Tev-Dem, à mon sens, est un mouvement des plus efficaces, et assume toutes les tâches qu’il s’est fixé. Je pense que les raisons de son succès sont les suivantes :

  1. La volonté, la détermination et l’énergie de gens convaincus qu’ils peuvent changer les choses ;
  2. La participation volontaire d’une majorité de la population, à tous les niveaux, pour assurer la réussite de cette expérience ;
  3. La mise en place d’une de forces défensives reposant sur trois composantes : les Unités de protection populaire (YPG, pour Yekîneyên Parastina Gel), les Unités de protection féminines (YPJ, pour Yekîneyên Parastina Jin) et l’Asayesh (une force mixte présente dans les villes et sur les points de contrôle). En plus de ces trois composantes, il existe une unité spéciale féminine non mixte, pour traiter les questions de violences sexuelles et domestiques.

De ce que j’ai vu, le Kurdistan syrien a suivi – à raison, à mon avis – une voie différente de celle des autres pays touchés par le « Printemps arabe ». Les différences sont flagrantes.

1. Les pays du « Printemps arabe » ont été bouleversés par de grands événements, et plusieurs ont chassé leurs dictateurs. Mais le « Printemps arabe », dans le cas de l’Egypte, a engendré un gouvernement islamiste, puis une nouvelle dictature militaire. D’autres pays n’ont guère fait mieux. Cela montre la puissance du peuple qui peut, à un moment donné, être le héros de l’histoire, mais n’est pas forcément en mesure d’inscrire son succès dans la durée. C’est l’une des principales différences entre le « Printemps arabe » et le « Printemps kurde » du Rojava, qui pourrait bien durer – et qui dure, en tout cas, jusqu’à présent.

2. Au Kurdistan syrien, les gens étaient prêts et savaient ce qu’ils voulaient. Que la révolution devait se faire de bas en haut, et non l’inverse. Que ce devait être une révolution sociale, culturelle et éducative autant que politique. Qu’elle devait se faire contre l’Etat, le pouvoir et l’autorité. Que le dernier mot dans les prises de décision devait revenir aux communautés de base. Ce sont les quatre principes du Tev-Dem. On ne peut que saluer ceux et celles qui ont lancé ces grandes idées et les ont mis en pratique, qu’il s’agisse d’Abdullah Öcalan, de ses camarades ou de quiconque. En conséquence, les Kurdes de Syrie ont créé leurs propres institutions pour mener la révolution. Dans les autres pays du « Printemps arabe », les gens n’étaient pas préparés. Ils voulaient certes renverser le gouvernement, mais pas le système. La majorité pensait que la seule révolution possible se faisait au sommet. La création de groupes de base n’a pas été entreprise, hormis par une minorité d’anarchistes et de libertaires.

L’auto-administration démocratique

Après de longs débats et un dur travail, le Tev-Dem a abouti à la conclusion qu’il était nécessaire d’instituer une auto-administration (DSA) dans chaque canton du Rojava (Cizîrê, Kobanê et Efrîn).

A la mi-janvier 2014, l’Assemblée du peuple de Cizîrê a élu sa propre DSA [7], pour mettre en oeuvre les décisions des maisons du peuple du Tev-Dem, et prendre en main une partie des tâches administratives locales — éducation, santé, commerce, défense, justice, etc. La DSA est composée de 22 hommes et femmes ayant chacun deux adjoints (un homme et une femme). Au total, près de la moitié sont des femmes. Des gens de toutes origines, nationalités et confessions peuvent y participer. Cela permet une atmosphère de confiance, détendue et fraternelle.

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Une des premières réunions de l’Auto-administration démocratique (DSA) du canton de Cizîrê, le 25 janvier.
© Firat News

En peu de temps, cette auto-administration a fourni beaucoup de travail, et a rédigé une Constitution — nommée Contrat social —, une loi sur les transports, une lois sur les partis, et un programme pour le Tev-Dem [8].

La première page du Contrat social stipule que « les territoires de démocratie autogestionnaire n’admettent pas les concepts d’État-nation, d’armée nationale ou de religion d’État, de gestion centralisée et de pouvoir central, mais sont ouvertes à des formes compatibles avec les traditions démocratiques pluralistes, ouvertes à tous les groupes sociaux et toutes les identités culturelles, à la démocratie athénienne, et à l’expression des nationalités à travers leurs organisations. »

Le Contrat social compte de nombreux articles dont quelques uns sont extrêmement importants pour la société, par exemple :

  1. La séparation de l’État et des religions ;
  2. L’interdiction du mariage en dessous de l’âge de 18 ans ;
  3. La protection des droits des femmes et des enfants ;
  4. La prohibition de l’excision ;
  5. La prohibition de la polygamie ;
  6. La révolution doit se faire à la base de la société et être durable ;
  7. La liberté, l’égalité, l’équité et la non-discrimination ;
  8. L’égalité hommes-femmes ;
  9. La reconnaissance de toutes les langues usitées : l’arabe, le kurde et le syriaque sont langues officielles dans la Cizîrê ;
  10. La garantie d’une vie décente aux détenus, afin de faire de la prison un lieu de réhabilitation ;
  11. La reconnaissance du droit d’asile : aucun réfugié ne doit être contraint de partir.

La situation économique de la Cizîrê

La Cizîrê compte plus d’un million d’habitants, kurdes à 80%, mais aussi arabes, chrétiens, tchétchènes, yézidis, turkmènes, assyriens et arméniens. Il y a de nombreux villages arabes et yézidis, ainsi que 43 villages chrétiens.

Dans les années 1960, le régime syrien a appliqué dans les zones kurdes une politique dite « de la ceinture verte » [9], que le parti Baas a poursuivi quand il est arrivé au pouvoir. Elle consistait en une marginalisation des Kurdes sur les plans politique, économique, social et éducatif. L’objectif de la « ceinture verte » était d’implanter une population arabe dans les zones kurdes, en lui distribuant des terres confisquées aux Kurdes. Bref, sous Assad, les Kurdes étaient des citoyens de troisième rang, après les Arabes et les chrétiens.

Une autre politique a été de cantonner la Cizîrê à la production de blé et de pétrole : pas d’usines, d’entreprises ni d’industrie. La Cizîrê produit 70% du blé syrien et est riche en pétrole, gaz et phosphates. La majorité de la population y est employée dans l’agriculture et le petit commerce, et il faut y ajouter les employés de l’éducation, de la santé, des services publics, les militaires et les petits entrepreneurs.

Après 2008, la situation s’est dégradée quand le régime Assad a promulgué un décret spécial interdisant la construction de grands bâtiments, en raison de la situation de guerre larvée dans cette région périphérique et frontalière.

Actuellement, la situation est mauvaise, du fait des sanctions imposées par la Turquie et par le Gouvernement régional du Kurdistan (on verra pourquoi plus loin). Le quotidien dans la Cizîrê est frugal, le niveau de vie est bas, mais ce n’est pas non plus la pauvreté. Les gens, en général, sont heureux de ce qu’ils ont accompli.

On trouve dans le Rojava les biens de première nécessité indispensables à toute société, ce qui est important, au moins pour le moment, pour éviter la famine, se tenir debout et résister aux sanctions de la Turquie et du GRK. Il y a du blé en quantité suffisante pour produire du pain et des pâtisseries. Le pain, du coup, est quasi gratuit.

Le pétrole, est lui aussi très bon marché — on l’a « au prix de l’eau », comme on dit là-bas. On utilise le pétrole pour tout : à la maison, pour les véhicules, pour certains équipements industriels. Le Tev-Dem a rouvert certains puits de pétrole et dépôts de raffinage. A l’heure actuelle, la région produit plus de pétrole que ce dont elle a besoin : elle peut donc en exporter mais aussi stocker les surplus.

L’électricité est un problème, parce qu’elle est en bonne partie produite dans la région voisine, contrôlée par l’État islamique (Daech). Par conséquent, les gens n’ont accès à l’électricité que six heures par jours — mais, au moins, elle est gratuite. Le Tev-Dem a amélioré la situation en vendant du diesel à bas prix aux propriétaires de groupes électrogènes, à la condition qu’ils vendent de l’électricité au voisinage à un prix plafonné.

Pour ce qui est de la téléphonie mobile, les appareils captent, selon la zone, soit le réseau du GRK, soit celui de la Turquie. Les lignes terrestres sont sous le contrôle du Tev-Dem et de la DSA, et semblent bien fonctionner. Là encore, c’est gratuit.

En ville, les boutiques et les marchés sont ouverts tôt le matin, jusqu’à 23 heures. On trouve beaucoup de marchandises de contrebande importées des pays voisins. D’autres produits viennent du reste de la Syrie, mais ils coûtent cher, en raison des taxes prélevées par les forces syriennes ou par les différents groupes armés qui contrôlent les circuits d’approvisionnement.

La situation politique dans la Cizîrê

Comme on l’a dit, la majorité des troupes du d’Assad se sont retirées de la région, ne conservant leurs positions que dans certaines localités. Elles tiennent la moitié de la ville principale, Hesîçe [10], face aux YPG-YPJ. Dans la deuxième ville de la région, Qamişlo [11], 6.000 à 7.000 soldats réguliers occupent toujours l’aéroport et une portion du centre-ville autour de la Poste – évitée du coup par la plupart des habitants.

Les deux parties se toisent et évitent de se frotter l’une à l’autre. Je qualifierais cette situation de « ni paix ni guerre ». Il y a certes déjà eu des affrontements, à Hesîçe comme à Qamişlo, avec des morts de chaque côté, mais jusqu’ici, le chef des tribus arabes a oeuvré à maintenir la coexistence.

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La ville de Qamişlo, en février 2012.
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Le repli de l’armée syrienne profite en fait aux deux parties.

D’un côté, Assad s’épargne un affrontement inévitable avec les Kurdes, et s’exonère d’avoir à défendre la région contre d’autres forces insurgées [12], puisque les YPG s’en chargent. Ses troupes ont ainsi pu se porter sur d’autres fronts, prioritaires pour le régime. Les YPG-YPJ protègeront de toute façon mieux le Rojava – y compris vis-à-vis de la Turquie – que l’armée syrienne.

D’un autre côté, les Kurdes ont tiré de cette situation des avantages substantiels :

  1. Ils ont cessé de combattre le régime Assad, ce qui a garanti la paix et la liberté pour la population, la sécurité de leurs terres et de leurs biens, et a épargné bien des vies.
  2. Le gouvernement continue de verser les salaires des fonctionnaires, bien que la quasi totalité travaillent à présent sous le contrôle de la DSA. Cela améliore évidemment la situation économique.
  3. La population y a gagné en autonomie dans sa vie et dans ses choix, dans le cadre du Tev-Dem et de la DSA. Plus cette situation se prolonge, et plus elle a de chances de s’enraciner.
  4. Les YPG-YPJ ont eu l’occasion par elles-mêmes, d’engager le combat avec les groupes terroristes, en particulier Daech, quand elles l’ont jugé nécessaire.

Dans la Cizîrê, il existe plus de 20 partis au sein des populations kurdes et chrétiennes. La majorité sont opposés au PYD, au Tev-Dem et à la DSA pour des raisons qui leur appartiennent – j’y reviendrai. Ils ont cependant la liberté de mener leurs activités sans aucune restriction [13]. La seule chose qui leur soit interdite, c’est de posséder leur propre milice armée.

Les femmes et leur rôle

Les femmes sont largement acceptées et occupent une place importante, à tous les niveaux du Tev-Dem, du PYD et de la DSA. En vertu du système dit des « codirigeants » et des « coorganisateurs » (joint leaders and joint organizers), chaque direction de bureau, d’administration ou d’unité combattante doit inclure des femmes. En outre, les femmes ont leurs propres forces armées. Au sein des institutions, l’égalité hommes-femmes est complète.

Les femmes sont une force majeure, et sont très impliquées dans toutes les commissions des maisons du peuple, dans les comités, les groupes et les communes. Les femmes du Rojava ne forment pas seulement la moitié de la société : elles sont la moitié la plus efficace et la plus importante car si elles arrêtaient de travailler dans ces comités ou s’en retiraient, la société kurde pourrait bien s’effondrer. Beaucoup de femmes actives dans la politique ou dans la défense ont longtemps combattu avec le PKK dans les montagnes. Elles sont aguerries, résolues, dynamiques, responsables et courageuses.

Dans le Rojava, les femmes sont sacrées, et Abdullah Öcalan et les autres dirigeants du PKK-PYD ont pris très au sérieux leur rôle dans la reconstruction de la société, sous tous ses aspects. Dans la philosophie d’Öcalan, on ne verra le meilleur de la nature humaine que si la société redevient matriarcale, d’une façon moderne bien sûr [14].

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Deux miliciennes des YPG.
© Firat News

Malgré cette situation, et bien que toutes les femmes soient libres, les relations amoureuses et sexuelles sont rares pour les combattantes. Les militantes et les militants que nous avons rencontrés estiment que tout cela — amour, sexualité, relations — n’est pas d’époque car leur investissement dans la révolution passe avant tout. Quand j’ai demandé ce qui advenait lorsque deux combattant.e.s ou deux responsables politiques tombaient amoureux, on m’a répondu que nul ne pouvait l’empêcher, mais qu’il valait mieux qu’elles soient mutées des postes plus appropriés.

Cela ébahira bien des Européens. Comment peut-on vivre sans amour, ni sexe, ni relations amoureuses ? Pour moi, c’est tout à fait compréhensible. Je pense que c’est leur choix et, si les gens sont libres de choisir, alors il doit être respecté.

Néanmoins, si on laisse de côté les unités combattantes, le Tev-Dem et les autres partis, j’ai fait une curieuse observation : je n’ai pas vu une seule femme travaillant dans un magasin, une station-service, un marché, un café ou un restaurant. Pourtant, les femmes et les questions féminines sont bien plus avancées ici qu’au Kurdistan irakien, qui a pourtant disposé de vingt-deux ans pour établir ses propres lois, avec une marge de manœuvre bien supérieure. Ceci dit, on ne peut pas non plus dire qu’il y ait un mouvement de femmes spécifique ou indépendant au Kurdistan syrien.

Les communes

Les communes sont les cellules les plus actives des maisons du peuple. Il y en a partout, qui se réunissent une fois par semaine pour discuter des affaires courantes. Chaque commune est basée dans un quartier, un village ou une ville, et a son propre représentant à la maison du peuple.

Ci-dessous, la définition de la commune, tirée du Manifeste du Tev-Dem, traduit de l’arabe :

Les commes sont les plus petites cellules et les plus actives. En pratique, elles constituent une société prenant en compte la liberté des femmes, l’écologie, et où est instituée la démocratie directe.

Les communes œuvrent à développer et à promouvoir des commissions. Sans rien attendre de l’État, celles-ci cherchent par elles-mêmes des solutions aux questions sociales, politiques, éducatives, de sécurité et d’autodéfense. Les communes instituent leur propre pouvoir en construisant des organismes tels que les communes agricoles dans les villages, mais aussi des communes, coopératives et associations dans les quartiers.

Il faut former des communes dans la rue, les villages et les villes, avec la participation de toutes et tous les habitants. Les communes se réunissent chaque semaine, et prennent leurs décisions au grand jour, avec leurs membres de plus de 16 ans.

Nous sommes allés à une réunion d’une des communes basée dans le quartier de Cornish, à Qamişlo. Il y avait là 16 à 17 personnes, pour la plupart des jeunes femmes. Nous avons pu discuter de façon approfondie de leurs activités et de leurs tâches. Elles nous ont dit qu’il y avait 10 communes dans le quartier, composées chacune de 16 personnes. « Nous agissons un peu comme des travailleurs sociaux, nous ont-elles dit, avec tout ce que ça comporte : rencontrer les gens, assister aux réunions hebdomadaires, démêler les problèmes, veiller à la sécurité et à la tranquillité publique, collecter les ordures, protéger l’environnement et assister à la grande réunion pour débriefer ce qui s’est passé durant la semaine. »

Elles m’ont confirmé que personne, pas même les partis politiques, ne s’ingère dans les décisions prises collectivement, et en ont cité quelques-unes : « Nous souhaitions utiliser une vaste parcelle, dans une zone résidentielle, pour créer un petit parc. Nous avons demandé une aide financière à la mairie. Elle n’avait que 100 dollars à nous donner. Nous avons pris l’argent, et collecté 100 dollars supplémentaires auprès des habitants. » Elles nous ont fait visiter ce parc en nous expliquant : « Beaucoup de gens ont travaillé bénévolement pour terminer le travail, sans dépenser davantage d’argent. »

Elles nous ont donné un autre exemple : « Le maire voulait lancer un projet dans le quartier. Nous lui avons répondu que rien ne se ferait sans qu’on ait, au préalable, recueilli l’assentiment des habitants. Nous avons tenu une réunion, qui a rejeté le projet. Tout le monde n’ayant pas pu venir à la réunion, nous sommes allés maison par maison pour recueillir les opinions. Le rejet du projet a été confirmé à l’unanimité. »

Quand, à leur tour, elles ont voulu savoir s’il existait des structures similaires à Londres, je leur ai répondu qu’il y avait certes plusieurs groupements, mais malheureusement aucun qui ressemble au leur — uni, progressiste et engagé. Bref, je leur ai avoué qu’elles étaient bien plus avancées que nous. Surprise, déception et même frustration de leur part : comment leur région pouvait-elle être à un stade plus avancé qu’un pays qui a connu la révolution industrielle il y a des siècles !

L’opposition kurde et chrétienne

Comme je l’ai dit, il y a plus de 20 partis politiques kurdes dans le Rojava. Quelques-uns se sont ralliés à l’auto-administration, mais 16 autres non. Tandis que certains se retiraient de la scène, 12 autres s’unissaient au sein d’une coalition nommée Assemblée patriotique du Kurdistan en Syrie, plus ou moins pro-Barzani, c’est-à-dire dans l’orbite du Parti démocrate kurde (PDK) et du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en Irak.

Dans les années 1990, le sang a coulé entre le PKK et le PDK. De violents affrontements ont opposé les deux partis au Kurdistan irakien, faisant des milliers de morts. La plaie est encore à vif. Il faut avoir à l’esprit que le gouvernement turc soutenait le PDK dans sa lutte contre le PKK, aux confins de l’Irak et de la Turquie.

Le clan Barzani fait surtout grief à Abdullah Öcalan de se poser comme le leader national de tous les Kurdes.

L’auto-administration démocratique (DSA) mise en place au Kurdistan syrien sous l’égide du PYD et du PKK ne pouvait donc que déplaire à la Turquie et au GRK, son allié.

Tout ceci pour expliquer pourquoi le GRK s’oppose au Tev-Dem et à la DSA au Kurdistan syrien. Le PDK se préoccupe beaucoup de ce qui se passe dans le Rojava et, quoiqu’il advienne, cherche à tirer les marrons du feu. Il fournit donc une aide financière et des armes à certains partis locaux, dans l’idée de déstabiliser la région.

Notre rencontre avec les partis d’opposition a duré plus de deux heures, et la majorité d’entre eux étaient là. Nous leur avons demandé quels étaient leurs rapports avec le PYD, la DSA et le Tev-Dem. Sont-ils libres ? Ont-ils eu des militants persécutés ou arrêtés par les YPG-YPJ ? Disposent-ils de la liberté de s’organiser, de manifester ? Et d’autres questions de la sorte. A chaque fois, leur réponse a été : pas d’arrestation, pas de restriction à la liberté de manifester. Mais pas question pour eux de participer à la DSA.

Ils ont trois contentieux avec le PYD et la DSA.

Selon eux le PYD et le Tev-Dem ont trahi le peuple kurde, parce qu’ils ont laissé la moitié de Hesîçe (Hassaké) et une partie de Qamişlo (Kameshli) aux mains du régime de Damas, même si ses forces y sont limitées. Pour eux, cela revient à une compromission avec Bachar el-Assad.

Nous avons suggéré que cette politique “ni paix ni guerre” visait à stabiliser une situation qui a bénéficié à tout le monde dans la région, y compris aux partis d’opposition. Nous leur avons également dit, et ils devaient le savoir mieux que nous, que le PYD pourrait aisément chasser les soldats d’Assad de ces deux villes, au prix de quelques morts, mais la question est : qu’est-ce qui se passe après ?!

Assad ne veut pas renoncer à Hesîçe et, par conséquent, la guerre recommencerait avec son cortège de crimes, de persécutions, de bombardements, de villes et de villages détruits. Cela faciliterait par ailleurs une attaque de Daech ou d’Al Nosra. Cela provoquerait peut-être un affrontement général entre les troupes d’Assad, l’ASL et les organisations terroristes au sein du Rojava, détruisant tout ce qui a été accompli jusqu’ici. Ils n’ont pas répondu à cet argument.

L’opposition ne veut pas participer à la DSA, ni à la prochaine élection, qui aura lieu dans quelques mois si tout va bien. Primo, ils continuent d’accuser le PYD de collaborer avec le régime Assad, sans en apporter la preuve. Secundo, ils estiment que les élections ne seront pas libres puisque le PYD n’est pas un parti démocratique, mais bureaucratique. Pourtant, nous savons qu’il y a à peu près autant de militants du PYD que d’autres partis au sein de la DSA. Nous leur avons dit que s’ils croient dans le processus électoral, ils devraient y participer, pour une DSA plus démocratique et moins bureaucratique. Ils ont accusé le PYD de s’être retiré de la Conférence nationale kurde, impulsée par le GRK en août 2013 à Erbil.

Interrogés par la suite, les militants du PYD et du Tev-Dem ont protesté qu’ils avaient la preuve écrite qu’ils s’étaient engagés dans ce pacte, contrairement à l’opposition.

L’opposition veut mettre sur pieds ses propres milices, mais n’y est pas autorisée par le PYD. Interrogés, le PYD et le Tev-Dem ont confirmé : l’opposition peut avoir ses propres combattants, à la conditon qu’ils soient sous le commandement des YPG-YPJ. Pour eux, la situation est sensible et très tendue. Ils redoutent des heurts armés entre factions, et veulent pas laisser cela advenir. Le PYD dit qu’il ne veut pas reproduire les erreurs commises au Kurdistan irakien où, durant toute la seconde moitié du XXe siècle, des organisations kurdes rivales se sont livrées des combats sanglants.

A la fin, ils nous ont demandé de retourner voir les partis d’opposition pour leur proposer, au nom du PYD et du Tev-Dem, tout ce qu’ils voulaient à l’exception de la liberté de créer leurs propres milices.

Quelques jours plus tard, à Qamişlo, nous avons rencontré, pendant près de trois heures, les leaders de trois partis kurdes : la branche syrienne du PDK (Partiya Demokrat a Kurdistanê li Sûriyê), le Parti du Kurdistan pour la démocratie et l’égalité en Syrie (Partiya Wekhevî ya Demokrat a Kurdî li Sûriyê) et le Parti de la démocratie patriotique kurde en Syrie. Ils ont plus ou moins répété leurs griefs contre la DSA et le Tev-Dem. Nous avons longtemps essayé de les convaincre que s’ils voulaient résoudre la question kurde, il fallait il soient indépendant du GRK et du PDK, et travaillent dans le seul intérêt de la population du Rojava. La plupart du temps, ils sont restés silencieux, sans répondre à nos arguments.

Quelques jours après, nous avons également rencontré les représentants de deux partis chrétiens et l’organisation de jeunesse chrétienne de Qamişlo, qui se participaient pas à la DSA ni au Tev-Dem, mais reconnaissaient qu’ils n’avaient rien contre et approuvaient leur politique. Ils reconnaissaient aussi le mérite des YPG-YPJ qui ont protégé la région contre l’armée syrienne et les groupes terroristes.

Malgré tout, les jeunes militants de Qamişlo n’étaient pas contents de la DSA et du Tev-Dem. Ils se plaignaient du manque d’électricité et de possibilité pour la jeunesse de s’impliquer. Ils cherchent donc une alternative à la DSA et au Tev-Dem car si la situation perdure, disent-ils, il n’y aura d’autre choix que l’émigration vers l’Europe.

Un responsable d’un parti présent à la réunion leur a répondu : « Que dis-tu, fils ? Nous sommes en pleine guerre. Ne voyez-vous pas combien de femmes, d’hommes, de personnes âgées et d’enfants sont tués tous les jours ?!! C’est un sujet grave. Dans cette situation, être au pouvoir n’a pas une grande importance ; nous pouvons utiliser d’autres moyens. Ce qui est important en ce moment c’est : être chez soi sans crainte d’être tué, pouvoir laisser nos enfants jouer dans la rue sans qu’ils soient enlevés ou tués. Nous sommes libres de nos activités, comme d’habitude, personne ne nous en empêche, nous ne sommes ni agressés ni insultés. Nous avons la paix, la liberté et la justice sociale… » Les membres des autres partis approuvèrent.

Avant de quitter la région, nous avons parlé avec des commerçants, des hommes d’affaires et des gens sur le marché. Tout le monde avait une opinion plutôt positive sur la DSA et le Tev-Dem. Ils étaient satisfaient de la paix, de la sécurité et de la liberté et pouvaient gérer leurs activités sans subir l’ingérence d’un parti ou d’un groupe.

La tranchée de la honte

En 2013, avec l’aide du gouvernement irakien, le Gouvernement régional kurde (GRK) a creusé une tranchée de deux mètres de profondeur et de deux mètres de large, sur environ 35 kilomètres de long, le long de la frontière avec le Kurdistan syrien. Les 12 premiers kilomètres ont été réalisés par le GRK, les 18 derniers par Bagdad. Sur la portion restante, le fleuve Tigre constitue un obstacle naturel.

Le KRG et le gouvernement irakien prétendent que la tranchée était une mesure de protection nécessaire à la paix et à la sécurité en Irak, y compris au Kurdistan. Ici, les gens se posent beaucoup de questions sur cette « protection ». Contre qui ? Contre quoi ? Daech ? Mais Daech ne peut pénétrer dans cette partie de la Syrie, gardée par les YPG-YPJ.

La majorité des Kurdes voient en réalité deux raisons à cette tranchée. D’une part, empêcher des réfugiés syriens, mais aussi le PKK et le PYD, d’entrer au Kurdistan irakien ; d’autre part, accroître l’efficacité des sanctions économiques prises contre le Kurdistan syrien pour l’obliger à accepter les conditions du GRK. Toutefois, je pense que les Kurdes de Syrie préfèreront subir la famine plutôt que de passer sous les fourches caudines du GRK. C’est pourquoi, dans tout le Kurdistan, a surnommé cette tranchée la « Tranchée de la honte ».

Les sanctions économiques ont fortement perturbé la vie dans la Cizîrê, où l’on manque de tout : médicaments, argent, médecins, infirmières, enseignants, techniciens et ingénieurs de l’industrie, notamment dans le secteur pétrolier. La Cizîrê, qui a des milliers de tonnes de blé à exporter, est contrainte de vendre son grain 200 à 250 dollars la tonne au gouvernement irakien, alors que celui-ci paie 600 à 700 dollars la tonne quand il l’achète ailleurs.

Dans le Rojava, cette attitude du GRK de Massoud Barzani — qui se qualifie lui-même de grand leader kurde — provoque l’incompréhension. Le 9 mai 2014, une grande manifestation pacifique contre la « Tranchée de la honte » a réuni plusieurs milliers de personnes à Qamişlo, à l’appel du Tev-Dem. On a pu y entendre plusieurs forts discours de différentes organisations, maisons du peuple, groupes et comités. Aucun de ces discours n’a créé de tensions. Les gens se rassemblaient principalement autour de l’idée qu’il fallait rétablir la fraternité, la coopération, et une bonne entente de chaque côté de la frontière, que tous les partis devaient se réconcilier et prononcer des paroles de paix et de liberté. La manifestation s’est achevée en fête de rue avec danses, chansons et hymnes.

Attentes et craintes

Où va le mouvement populaire du Rojava ? C’est difficile à dire, mais cela ne doit pas nous empêcher d’analyser et de réfléchir à son avenir. La victoire ou la défaite complète d’une expérience telle que la région n’en a pas connu depuis longtemps dépend de facteurs internes et externes.

Quoi qu’il arrive, nous devrons y faire face ; ce qui compte, c’est de résister, d’être volontaire et ambitieux, de ne pas capituler, de ne pas se décourager et de croire au changement. Rejeter le système actuel, saisir chaque occasion, cela est plus important, je pense, qu’une victoire temporaire. C’est la clef pour atteindre le but final.

[…]

L’affaiblissement du Tev-Dem

Comme nous l’avons vu, le Tev-Dem est l’âme du mouvement populaire, avec ses groupes, ses comités, ses maisons du peuple. Sans le Tev-Dem, pas d’Auto-administration démocratique (DSA). De façon générale, de l’existence du Tev-Dem dépend l’avenir du Rojava, et du modèle qu’il peut représenter pour l’ensemble de la région.

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Des adultes suivent des cours de langue kurde (interdits avant la révolution).
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Il est difficile d’évaluer l’équilibre des forces entre le Tev-Dem et la DSA. J’ai eu le sentiment que quand le pouvoir de la DSA croissait, celui du Tev-Dem diminuait. L’inverse peut être vrai aussi.

J’ai soulevé cette question avec les camarades du Tev-Dem. Ils n’étaient pas d’accord. Ils estiment que plus la DSA sera forte, plus le Tev-Dem sera fort. En effet, ils voient la DSA comme un simple organe exécutif, mettant en œuvre les décisions prises par le Tev-Dem et ses organes. J’ai du mal à fixer mon opinion à ce sujet, l’avenir tranchera.

Le PYD et les structures des partis

Ce sont le PYD et le PKK qui sont derrière le Tev-Dem, et ces deux partis présentent toutes les caractéristiques des grands partis dans cette région du monde : hiérarchie dirigeants-dirigés, tous les ordres descendant du sommet vers la base. Les militants sont peu consultés sur les orientations mais sont très disciplinés, ont des règles des ordres à appliquer, et des relations confidentielles avec différents partis, au pouvoir ou non dans différentes régions du monde.

Et pourtant, le Tev-Dem est tout l’inverse. Beaucoup de ses militants ne sont membres ni du PKK ni du PYD. Ils croient à la révolution par en bas, n’attendent rien de l’État et des autorités, et participent aux réunions où les décisions sont prises souverainement, dans l’intérêt supérieur des habitants. Ensuite, ils demandent à la DSA de mettre en application leurs décisions. Et il y a encore beaucoup d’autres différences entre le PYD-PKK et le Tev-Dem.

La question est : comment se fait le compromis ? Est-ce le Tev-Dem qui suit le PYD-PKK, où bien est-ce eux qui suivent le Tev-Dem ? Qui contrôle qui ?

Je n’ai pas la réponse, je cherche encore, mais je pense qu’on sera bientôt fixés.

Une crainte : la sacralisation de l’idéologie et des idéologues

L’idéologie est un point de vue. Tout voir par le prisme de l’idéologie peut conduire à un désastre, car cela peut donner des réponses toutes faites, et des solutions déconnectées de la réalité. La plupart du temps, les idéologues cherchent le juste mot dans de vieux livres qui ne sont plus pertinents pour comprendre la situation actuelle.

Les idéologues peuvent être dangereux quand ils veulent imposer leurs idées tirées de ces vieux livres. Ils peuvent être bornés, rigides, inflexibles. Ils ne respectent pas les points de vue différents. Ils ont beaucoup de points communs avec les religieux, et certains marxistes ou communistes. Pour résumer, ils croient que l’idéologie, ou la pensée, crée l’insurrection ou les révolutions. Pour des non-idéologues comme quoi, c’est le contraire qui est vrai.

Il est regrettable que j’aie trouvé de nombreux idéologues au sein du PYD et du Tev-Dem, surtout quand nous en sommes venus à parler des idées d’Abdullah Öcalan. Il y a des gens qui ramènent Öcalan à tout propos dans les discussions. Ils ont une confiance totale en lui et, dans une certaine mesure, ils le sacralisent. Que ce soit de la foi ou de la crainte envers le leader, c’est effrayant, et cela ne présage rien de bon. Pour moi, rien ne doit être sacré et tout doit pouvoir être critiqué, et rejeté si besoin.

Le pire, c’est à la Maison des enfants et dans les centres de jeunesse, où les enfants apprennent les idées nouvelles, la révolution et beaucoup de choses positives qu’ils devront savoir pour être utiles à la société. Cependant, en plus, ces enfants apprennent l’idéologie et la pensée d’Öcalan, et à quel point il est le leader du peuple kurde. A mon sens, les enfants ne devraient pas être endoctrinés. On ne devrait pas leur enseigner la religion, la nationalité, la race ou la couleur. Ils devraient avoir leur liberté de conscience et qu’on les laisse tranquille jusqu’à ce qu’à l’âge adulte ils fassent leurs propres choix.

Le rôle des communes

J’ai déjà expliqué ce qu’étaient les communes. Leur mission doit évoluer. Elles ne peuvent pas rester cantonnées au traitement des problèmes locaux. Elles doivent accroître leur rôle, leurs prérogatives et leurs pouvoirs. Certes, il est vrai que le Rojava est dépourvu d’usines, d’entreprises et d’une véritable infrastructure industrielle. Mais dans la Cizîrê, qui produit surtout du blé, l’agriculture occupe beaucoup de monde dans les petites villes et les villages. Et la région est riche en pétrole, gaz et phosphates, bien que la plupart des gisements soient hors d’usage du fait de la guerre ou du manque d’entretien avant même le soulèvement.

Les communes pourraient donc investir ces domaines, les placer sous contrôle collectif et distribuer leurs produits aux gens en fonction de leurs besoins. Ce qu’il resterait après la distribution pourrait être soit vendu, soit échangé contre du matériel, soit stocké. Si les communes ne s’élèvent pas à ces tâches et se limitent à ce qu’elles font actuellement, évidemment, leur tâche restera inachevée.

En conclusion

Il y a beaucoup de choses à dire sur l’expérience du Rojava, et une foule de points de vue, de droite comme de gauche, des indépendantistes, des trotskistes, des marxistes, des communistes, des socialistes, des anarchistes et des libertaires. Pour ma part, en tant qu’anarchiste, je ne vois pas tout en blanc ou tout en noir, je n’ai pas de solution toute faite, et je ne la cherche jamais dans de vieux livres. Je pense que la réalité et les événements créent les idées et la pensée, pas l’inverse. Je les observe avec l’esprit ouvert, et je m’efforce de les relier entre eux.

Quelques mots importants, cependant, au sujet des insurrections et des révolutions. La révolution ne se limite pas à l’expression d’une colère, elle ne se fait pas sur ordonnance ou sur commande, elle ne survient pas en vingt-quatre heures, n’est pas un coup d’État militaire, bolchevique ou une conjuration politicienne. Elle ne se limite pas au démantèlement de l’infrastructure économique et à l’abolition des classes sociales. Tout cela, c’est le point de vue des gauchistes, des marxistes, des communistes et de leurs partis. Ils voient la révolution ainsi parce qu’ils sont dogmatiques et mécanistes. Pour eux, la révolution et l’abolition des classes signifie le socialisme et la fin de l’histoire.

A mon avis, même si la révolution réussit, le désir d’autorité peut survivre au sein de la famille, dans les entreprises, les usines, les écoles, les universités et d’autres lieux et institutions. A cela peut s’ajouter la persistance des différences hommes-femmes et l’autorité des premiers, même sous le socialisme. En outre, il restera nécessairement un résidu de culture égoïste et cupide, hérité du capitalisme. Tout cela ne peut s’évaporer ou disparaître en peu de temps. Cela peut être une menace pour la révolution.

L’évolution de l’infrastructure économique et la victoire sur la société de classe ne garantissent pas la pérennité de la révolution. Je pense qu’une révolution culturelle, éducative et intellectuelle est nécessaire. Les gens n’aiment pas le système actuel et pensent pouvoir le changer. La tendance à la rébellion, le refus d’être exploité, l’esprit de révolte sont des choses très importantes pour maintenir la flamme de la révolution.

A partir de là, que dire de l’expérience du Rojava ?

Cette expérience dure depuis deux ans et marquera des générations. Les Kurdes de Syrie ont l’esprit rebelle, ils vivent en harmonie, dans une atmosphère de liberté, et s’accoutument à une culture nouvelle : une culture du vivre-ensemble dans la paix et la liberté, une culture de tolérance, de partage, de confiance en soi et de fierté, une culture de dévouement et de solidarité. En même temps, il est vrai que la vie est dure, qu’il y a pénurie de biens de première nécessité, et que le niveau de vie est bas, mais les gens sont accueillants, conviviaux, souriants, attentifs et simples. L’écart entre les riches et les pauvres est faible. Tout cela aide les gens à surmonter les difficultés.

Ensuite, les événements et l’environnement actuels ont changé beaucoup de choses. Ils ne supporteront pas une nouvelle dictature ; ils se battront pour leurs acquis ; ils ne tolèreront pas qu’on décide à leur place. Pour toutes ces raisons, ils résisteront au découragement, se dresseront de nouveau, lutteront pour leurs droits et résisteront au retour de l’ordre ancien.

Certains disent que tant que cette expérience aura Abdullah Öcalan, le PKK et le PYD derrière elle, elle court le risque de prendre fin et d’être remplacée par une dictature. C’est possible en effet. Mais même ainsi, je ne pense pas qu’en Syrie ou au Rojava, les gens puissent, plus longtemps, tolérer une dictature ou un gouvernement de type bolchevique. Nous ne sommes plus à l’époque où le gouvernement de Damas pouvait massacrer 30.000 personnes à Alep en quelques jours. Le monde a changé.

Il me reste à dire que tout ce qui s’est passé dans le Kurdistan syrien n’est pas seulement l’idée d’Öcalan, comme beaucoup le croient. En fait, cette idée est très ancienne, et Öcalan l’a développée en prison, en lisant des centaines de livres, en analysant les expériences et les échecs des mouvements nationalistes et communistes dans la région et dans le reste du monde. La base de tout, c’est qu’il est convaincu que l’État, quelle que soit son nom et sa forme, reste l’État, et ne peut disparaître s’il est remplacé par un autre État. Pour cela, il mérite d’être entendu.

Zaher Baher

 Notes:

[1] Kurdistana Rojava signifie “Kurdistan occidental”.

[2] Cizîrê est le nom kurde de cette région appelée Djézireh en français, et Al Jazera en arabe.

[3] L’opération Anfal, conduite par Ali Hassan al-Majid (« Ali le Chimique ») a duré de février à septembre 1988. Environ 2.000 villages ont été détruits et 182.000 personnes assassinées.

[4] Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est le principal parti révolutionnaire kurde en Turquie. Il fait référence pour toute la gauche kurde, qu’elle soit en Syrie (PYD) en Iran (PJAK) ou en Irak (PÇDK).

[5] De fait, le Tev-Dem est une coalition d’organisations dont le PYD est le centre de gravité.

[6] Les communes sont des conseils de quartier qui s’efforcent d’organiser la vie sociale (voir le passage qui leur est consacré.

[7] Élue le 21 janvier, l’Assemblée de la Cizîrê compte 101 sièges. La DSA est en fait une sorte de gouvernement autonome, doté de 22 commissions. Le canton de Kobanê a élu ses propres institutions le 22 janvier 2014 ; celui d’Efrîn, le 29 janvier. Lire Lire : « Les Kurdes syriens formeront leur gouvernement » sur Actukurdes.fr, le 10 juillet 2013, et « Syrie : Une ville libérée et 30 ‘djihadistes’ capturés par les Kurdes », le 17 février 2014.

[8] En réalité le “Contrat social” a été promulgué le 6 janvier 2014, donc avant l’élection de l’auto-administration.

[9] La politique de la “ceinture verte” était également dite de la « ceinture arabe ».

[10] En arabe, Al Ḥasaka ; en français, Hassaké.

[11] En arabe, Al Qāmišlī ; en français, Kameshli.

[12] Notamment l’Armée syrienne libre, le front Al Nosra ou l’État islamique.

[13] Un rapport de Human Rights Watch en date du 19 juin 2014 a en réalité signalé des arrestations arbitraires d’opposants politiques au PYD, des exactions commises à l’encontre de détenus et des affaires non élucidées d’enlèvement et de meurtre.

[14] A partir de la fin des annés 1980, Abdullah Öcalan a élaboré la théorie de la « Femme libre », évoquant un « âge d’or » mésopotamien fondé sur le matriarcat. Il ne s’agit pas d’une théorie féministe, mais elle a puissamment contribué à promouvoir la parité dans le mouvement kurde. A ce sujet, lire Grojean Olivier, « Théorie et construction des rapports de genre dans la guérilla kurde de Turquie », Critique internationale 3/ 2013 (N° 60), p. 21-35.