Parution de « Où en est la révolution au Rojava ? – #1 »

Publié sur Paris-lutte.info le 16 décembre.

Ce petit recueil de textes est proposé sous forme de brochure (36p A5) par le collectif Marseille-Rojava

JPEG - 151.9 ko

Introduction :

« Que faire en solidarité avec les habitant.e.s et les combattant.e.s – kurdes ou non – du Rojava et du Kurdistan qui luttent contre Daesh, l’état Turc ou même le régime de Damas ? Peut-être peut-on commencer par faire circuler des textes et des informations de première main, des traductions, des idées de lectures, pour tenter de se faire une idée plus claire de ce qu’il se joue là-bas. Ce recueil de textes se veut être une modeste contribution à cette tâche. Bien-sûr, il est loin, très loin d’être exhaustif, et ne prétend pas du tout faire le tour de la question « Où en est la révolution au Rojava ? »… Et nous n’y abordons essentiellement que deux dimensions : celle de la guerre contre l’état Islamique et de la résistance de la ville de Kobanê, et celle d’une certaine autonomie – ou autogestion – en marche dans les 3 poches du Rojava dans le Kurdistan Syrien.
Bien conscients que bien d’autres aspects seraient à explorer – comme celui de la question des femmes, ou bien celui du casse-tête des centaines de milliers de réfugiés migrant au Kurdistan turc –, nous espérons sortir bientôt un second volume à cette brochure.
Bonne lecture ! »

Sommaire :

INTRODUCTION

LA RÉSISTANCE À KOBANÊ : ENTRE GUERRE ET GÉOPOLITIQUE

VERS L’AUTOGESTION AU ROJAVA ?

ANNEXES

  • Glossaire.
  • Plus d’infos.

Télécharger les versions PDF  complètes ici :

rojava-brochure1

rojava-brochure1-cahier

Le Ministre de l’Économie du Canton d’Efrin : Le Rojava défie les normes de classe, de genre et de pouvoir.

Ce texte est tiré du site en anglais « The Rojava Report : News from the Revolution in Rojava and Wider Kurdistan » (https://rojavareport.wordpress.com/) où Il a été mis en ligne le 22 décembre 2014. Il a été traduit en français en décembre 2014 par une personne du Collectif Anarchiste de Traduction et de Scannérisation de Caen (et d’ailleurs) : http://ablogm.com/cats/

Les noms de lieux ont été repris tels quels pour des raisons de facilité. Le texte a été féminisé et il est librement utilisable par tous et toutes.

Nous l’avons traduit car, directement ou indirectement, il apporte, politiquement, économiquement et socialement, des éléments d’information et de réflexion sur la nature concrète de l’expérience démocratique en cours au Kurdistan Syrien. Or ces d’informations concrètes sont rares, souvent partielles et parfois contradictoires. Et cela devrait nous inciter, en tant que révolutionnaires, à parfois un peu plus de prudence dans nos déclarations et publications, car, sans tomber dans un purisme idéologique facile et méprisant, il ne faudrait pas non plus prendre la réalité pour ce qu’elle n’est pas.

Le Ministre de l’Économie du Canton d’Efrin : Le Rojava défie les normes de classe, de genre et de pouvoir.

L’entretien suivant a eu lieu avec le Dr. Amaad Yousef,le Ministre de l’Économie du Canton d’Efrin au Rojava (Kurdistan syrien) et il a été publié dans le journal « Özgür Gündem ». Yılmaz a parlé avec le Dr. Yousef alors qu’il prenait part à une conférence organisée par le Congrès de la Société Démocratique (DTK en kurde) dans la ville de Van le mois dernier. Le sujet de la conférence était « l’économie démocratique ». L’interview a ensuite été traduite en anglais.

-Parlons un peu d’avant la révolution. Quel était le statut des kurdes ? Quelles choses avaient-ils ?

Géographiquement, le Rojava couvre une zone de 18 300 kilomètres carrés. Il est divisé en trois cantons1. Toutefois le Rojava peut supporter une population deux ou trois fois plus grande que celle qui vit là. 60% des pauvres de Syrie étaient des kurdes. Parce qu’ils (le régime des El Assad – NDT) n’autorisaient pas l’ouverture des usines ou le développement de toute forme d’enrichissement dans la région du Rojava. Par exemple, à Efrin, il y avait près de 200 usines de transformation des olives. En dehors de cela, il n’y avait pas le moindre petit atelier. Les kurdes riches vivaient à Damas et Alep et avaient des relations proches avec le régime. Le régime a pris des terres dans certaines régions en utilisant des arabes qu’il a établis dans certaines régions sous le couvert de sa politique de « ceinture arabe »2. Cette politique fut appliquée particulièrement dans le canton du Cizîrê.

– Comme pour Efrin…

La politique du régime était quelque chose comme « laissons les gens avoir des difficultés à survivre, vendre leurs biens et leur propriété et émigrer ». Ils ont laissés les arabes venir et s’établir dans la zone. Du fait de l’embargo en place sur la région, les gens bougeaient vers Damas et Alep. Par exemple, il y avait un endroit à Damas appelé « Zorava ». Comme on le comprend à partir du nom, les kurdes ont construit cette zone avec leur propre travail. C’était un quartier sous l’administration du centre de la ville et une zone pauvre. Avant la révolution, la population kurde à Alep avait atteint un million. Presque tous et toutes vivaient à Şex Meqsut et Eşrefi. Si cette politique avait continué encore 10 ans de plus, les kurdes auraient perdu toute connexion avec leur propre géographie.

– Qu’est-ce que les kurdes vivant à Alep et Damas faisaient comme travail ?

Ils et elles travaillaient dans les restaurants, les usines, la construction, c’est-à-dire des emplois que personne ne voulait faire. Des travaux difficiles et dangereux… Tous les « sales » boulots que les arabes ne faisaient pas. 90% vivaient dans la pauvreté.

– Était-ce une politique systématique ?

Le régime a passé une loi en 2008 afin de forcer les kurdes à émigrer. Avec cette loi il était très difficile pour les kurdes de posséder une propriété. En même temps elle rendait beaucoup plus facile pour les arabes le fait d’acheter cette propriété.

– Y avait-il des écoles et des hôpitaux ?

Il y avait des écoles élémentaires et moyennes dans chaque village du canton d’Efrin. Ces écoles étaient construites pour l’assimilation. Vous ne trouviez pas un seul lycée ou école professionnelle qui étaient interdits. L’éducation en langue kurde était interdite. Les routes étaient un peu développées pour la sécurité. À Kobanê il y avait un hôpital et dans le canton du Cizîrê, dans la ville de Qamişo, il y avait un hôpital d’État mais ce n’était pas un hôpital avancé. Les patientEs sérieusement malades étaient transféréEs à Alep ou à Damas. UnE patientE à Efrin ne pouvait être traitéE à Efrin. Il n’y avait rien pour satisfaire les nécessités de la vie. Par exemple, si vous alliez acheter des vêtements pour un mariage, vous deviez aller à Damas ou à Alep.

– Si vous parliez des quelques choses qu’il y avait ?

La chose qui était développée, c’était l’usure. Dans le district de Reco du canton d’Efrin, vous saviez quelle maison appartenait à qui. Vous pouviez regarder une maison et dire que c’était celle d’unE usurierE. Il y avait une tribu arabe appelée les Boben. Le travail principal de cette tribu était l’usure. Ils et elles rendaient les kurdes sans maison et sans propriété. En échange de l’intérêt, ils et elles prenaient leur propriété et les forçaient à émigrer. La chose qui nous faisait le plus de peine avant 2011, c’était l’effondrement de la morale et de la conscience. Cette vie était très difficile pour nous…

– Quelle est la situation en ce qui concerne l’infrastructure ?

Il n’y avait pas d’élections au sein du système municipal en Syrie. Le parti Baath était nommé et choisi comme une formalité. Ceux qui voulaient être nommés distribuaient de l’argent et étaient choisis.

– Pouvez vous expliquer un peu à propos des premiers jours de la révolution ?

Le processus appelé le Printemps Arabe a duré 28 jours en Tunisie. En Égypte, la résistance continua durant 18 jours. En Libye plus de sang fut versé et Kadhafi s’en alla. Au Yémen beaucoup de sang fut versé. En ce qui nous concerne nous comptions sur une période de 3,5 ou 10 mois. Nous nous trompions sur ce sujet, toutefois tous nos autres calculs étaient bons. Si nous avions été du coté de l’opposition en Syrie, pas grand-chose n’aurait changé parce que l’approche de l’opposition envers les kurdes n’était pas différente de celle du régime.

– Quelle fut l’attitude du régime durant ces [premiers] jours ?

Les arabes disaient « Nous vous attendons. Rebellez-vous, nous sommes prêts, renversons le régime ». Nous disions « Non, nous sommes 15% de la Syrie et vous êtes 85% de la Syrie. Que 50% d’entre vous se soulève et 100% d’entre nous se soulèvera ». Ils se sont trouvés être des menteurs. Si nous avions fait comme ils voulaient que nous le fassions, le régime aurait dit « Ceux-là veulent briser la Syrie » et ils auraient organisé tous les arabes contre nous. Et les kurdes au Rojava auraient dû faire face à un génocide. Nous avons réalisé la situation. Nous disions que nous allions mettre en application notre modèle sur une fondation démocratique et sans bain de sang et que notre porte était ouverte à celles et ceux qui voulaient se joindre à nous.

-Quelle est la première tâche que vous ayez entreprise ?

Avec le début de la révolution, passé la première année, nous avions fondé un journal et une chaîne de télé. Nous avons formé une assemblée du peuple. Nous avons jeté dehors les éléments du régime qui étaient parmi nous. Nous avons mis à la porte les organisations et les gens connectés au régime mais nous n’avons pas fait de tort où que ce soit. Il était même interdit de forcer une caisse. Avant la révolution, 450 000 personnes vivaient à Efrin. Après la révolution, la population dépassa 1 million. Près de 200 000 arabes sont venuEs et se sont installéEs.

– Quelle fut votre première tâche en terme d’économie ?

Quand Efrin fut sûre et paisible, le développement du commerce rétablit son pas. Des bâtiments furent construits, des ateliers furent ouverts. De manière à mettre un système en place, un Centre de Développement Économique fut fondé dans le district central de Derik. Des branches s’occupant de choses comme le commerce, l’agriculture, les métiers, l’architecture et qui étaient connectées à ce centre furent ouvertes à Qamişlo, Kobanê et Efrin. Après cela, des associations de métiers et de commerce furent fondées.

– Qu’est ce qui existe maintenant en terme d’usines, d’ateliers etc ?

Il y a maintenant à Efrin 50 fabriques de savon, 20 usines de production d’huile d’olive, 250 fabriques de transformation de l’olive, 70 fabriques de matériaux de construction, 400 ateliers textile, 8 usines de chaussures, 5 usines produisant du nylon, 15 fabriques de marbre. 2 minoteries et 2 hôtels ont été construits. Nous sommes le premier et unique lieu de production de savon en Syrie. Nous travaillons à développer le commerce autour des produits de laiterie, des fruits et des autres produits alimentaires. Nous faisons tout cela dans les villages donc les gens retournent à leurs villages. Une nouvelle fois un barrage fut construit pour fournir de l’eau potable. Nous avons créé une marque « Made in Efrin ». Nous avons interdit la création de toute nouvelle usine d’olive dans une perspective environnementale. Nous avons également interdit les ateliers de fonderie de plomb pour protéger la santé humaine.

– Quelle est la situation concernant les droits personnels et l’organisation ?

Plusieurs organisations de droits civiques ont été fondées. Les ingénieurs, les agriculteurs-rices et les fermierEs ont formé leurs propres unions. Des syndicats ont été créés. Pour la première fois à Efrin, six instituts ont été fondés dans les domaines de la santé, du commerce, de l’agriculture, des sports, du théâtre et de la musique.

– Métiers, emploi…

Avant la révolution, il n’y avait pas de travail en dehors d’une paire de métiers. Maintenant, à Efrin, il n’y a pas de chômage avec une population de plus d’un million. Celui ou celle qui le veut peut avoir un emploi…

– Y a-t-il eu un retour des kurdes qui étaient alléEs à Damas ou à Alep comme travailleurs et travailleuses ?

Oui – tailleurs-euses, serveurs-euses, travailleurs de la construction, docteurs, enseignantEs, toutes sortes de gens sont revenus et ils et elles fournissent maintenant des services à leur propre peuple. Certaines personnes ont émigré en Europe, mais une proportion significative de travailleurs et travailleuses qualifiées sont revenus. La qualité a augmenté. Le retour des kurdes qui faisaient les métiers « les plus sales » et les plus difficiles est devenu fantastique3.

– Quelle est la monnaie et comment circule-t-elle ?

Nous continuons avec la monnaie syrienne. Les intérêts sont interdits et personne ne peut en toucher. Celles et ceux qui le font passent en procès et doivent faire face aux conséquences. Il y a des banques d’État, survivance du régime, mais elles ne travaillent pas. Nous avons travaillé autour des banques et il y a des banques dans tous les cantons. Toutefois, dans les villages, des banques de village doivent être ouvertes. Pour l’instant, les gens épargnent en mettant l’argent sous leurs matelas.

– Et les choses comme les taxes, la douane et les importations…

Nous sommes en train d’étudier le système de taxe de la Région Autonome Basque. Les taxes sont collectées et ces taxes sont distribuées aux ministères en fonction des besoins. Il y a une transparence autour de ces questions. Les citoyenNEs savent où les taxes qu’ils et elles payent sont dépensées. Cependant nous ne pouvons pas encore dire que ce système est entièrement en place.

– Comment faites vous pour vos besoins énergétiques ?

Toute notre électricité provient de l’Armée Syrienne Libre et par conséquent nous ne pouvons pas beaucoup la contrôler. Il y a des groupes électrogènes dans tout le canton et dans chaque village. Ils fournissent au moins 12 heures d’électricité [par jour]. Nous avons commencé un projet pour aménager l’énergie éolienne. Auparavant, l’eau était amenée dans des citernes. Grâce à une coopérative populaire qui a été fondée avec la municipalité, un barrage a été construit et il fournit les besoins en haut.

– Comment déterminez vous votre politique des prix ?

Efrin a subi un « siège » l’hiver dernier. Ces circonstances ont rendu les choses un peu difficiles pour nous. Un sac de farine est monté de 3000 à 6500 livres syriennes. L’administration du canton a pris une décision et a annoncé que tout sac de farine vendu plus 4100 livres syriennes serait confisqué. Après cela nous avons formé un comité et déterminé que la farine produite dans le canton d’Efrin serait suffisante pour nous-mêmes. Nous avons immédiatement commencé à faire travailler deux moulins et stoppé l’exportation de farine. De cette manière le prix de la farine a été ramené à 3500 livres syriennes. En même temps nous mettons en place des routes d’importation pour le commerce, les stocks alimentaires et les produits médicaux4.

– Comment faites vous pour la santé et l’éducation ?

Un hôpital appartenant au canton a été construit. Il y a aussi des hôpitaux privés. Maintenant il y a en moyenne près d’un millier de personnes recevant un traitement chaque jour. Il y a même des gens qui viennent d’Alep. Nous travaillons pour que, dans la période qui vient, nous comblions les déficiences technique et médicales de manière que nous puissions faire de la plus grosse chirurgie comme la chirurgie cardiaque. Il n’y a pas de factures encaissées pour les pauvres en échange des services médicaux. Les factures encaissées auprès de celles et ceux qui ont les moyens couvrent complètement les coûts de l’hôpital. Le système de salaire n’a pas encore été entièrement fixé. Cependant, certaines factures sont également prises en charge par le canton. Les écoles ont été ouvertes dans tous les villages. Maintenant nous avons des préparatifs pour ouvrir une université.

– Le gouvernement turc et quelques autres cercles prétendent que « le Rojava est sous l’oppression du PYD »5. Que dites vous de telles affirmations ?

Celles et ceux qui disent cela sont prisES dans une course de chevaux politique. Celles et ceux qui avancent cela ont des intérêts politiques à ce que ce système ne fonctionne pas. Je suis le Ministre du Commerce et de l’Économie pour le canton mais je ne suis pas un membre du PYD. Nous avons nos amiEs arabes. Nous avons des amiEs de différents peuples et différentes organisations sociales qui travaillent avec nous. Nous ouvrons le chemin pour le commerce.

– Il y en a aussi, dans les mêmes cercles, qui décrivent le système comme étant « celui de la Corèe du Nord ». Est-ce que le capital ou la propriété privée sont interdits ou menacés ?

Le capital privé n’est pas interdit mais il est fait pour s’ajuster à nos idées et à notre système. Nous développons un système autour des coopératives et des communes. Cependant, cela ne prouve pas que nous sommes contre le capital privé. Ils se compléteront l’un l’autre. Nous croyons que quand le système des coopératives est développé le capital privé moral peut être ajouté dans certaines parties de l’économie. La société du Rojava sera rendue meilleure de cette manière et éloignée du système libéral. Dans le système libéral, le gros poisson avale le petit et il n’y a pas de moralité. Dans notre canton, une Organisation du Commerce et de l’Industrie a été fondée et elle a 7000 membres. Ici il n’y a qu’une seule chose qui est interdite et c’est le capital financier.

– Il est dit que le régime paye les salaires de vos travailleurs et travailleuses. Est-ce vrai ?

Cela n’est pas vrai. Aucun de nos projets n’est financé par le régime. Maintenant, il y a, dans l’ensemble de la Syrie, d’ancienNEs employéEs de l’État qui vont s’adresser au régime en disant « Je suis en poste et je fais mon travail » et qui prennent leur salaire. Cela ne fait aucune différence qu’ils et elles fassent ou pas leur travail, ils et elles disent cela. C’est pareil dans les zones sous le contrôle de l’Armée Syrienne Libre, et c’est également comme cela dans des zones sous le contrôle d’autres pouvoirs. Les gens prenant un salaire du régime font cela dans toute la Syrie.

-Maintenant, quelle est la chose la plus bon marché et la plus chère dans le canton ?

Tout ce qui est produit dans le canton d’Efrin est bon marché. Parce que c’est une zone sûre, les loyers sont chers, cependant nous avons commencé des préparatifs de coopératives de construction et nous allons assurer le droit au logement pour tous et toutes.

– Vous avez expliqué que vous êtes en train d’instituer une « modernité démocratique » au coté de la « modernité capitaliste ». Y a-t-il des contradictions qui sont en train d’émerger ?

Afin de construire le système d’une nation démocratique, il y a besoin d’un peu de temps. Nous ne pouvons pas tout faire en un jour. Afin de créer ce système, nous avançons jour après jour. Nous travaillerons jusqu’à ce que nous y arrivions et nous agirons toujours par rapport à un compas moral. Nous protègerons les droits des pauvres et des sans pouvoir, des coopératives et des communautés contre le riche.

– Où sont les femmes dans ce système que vous avez décrit ?

Je peux confortablement répondre que les femmes sont le cœur de ce système. Il fonctionne avec un système de quota de 40% de femmes. Les femmes ont eu un rôle dans la sphère économique depuis le début. En fait les femmes ont eu un grand rôle dans tous les aspects du processus révolutionnaire et dans la construction de ce système.

– Y a-t-il quelque chose que vous aimeriez ajouter ?

Je peux dire ceci aux gens du Kurdistan du Nord (c’est-à-dire la partie du Kurdistan située en territoire turc – NDT). Le Rojava est un tube respiratoire pour le Nord. Et le Nord est un tube respiratoire pour le Rojava. Nous devons travailler ensemble de manière à construire ensemble en suivant ce principe et montrer ses développements. Nous devons faire des efforts ensemble afin de construire le système de la nation démocratique.

– De quoi avez-vous le plus besoin ? Avez-vous un appel pour le gouvernement turc ?

Nous avons besoin que le gouvernement turc ouvre la porte de la frontière.

1 Ces 3 cantons sont le long de la frontière avec la Turquie, qui les place sous blocus, et ils sont séparés entre eux par des zones contrôlées par les djihadistes du Front Al-Nosra ou de l’État Islamique ou par des unités de l’Armée Syrienne Libre.

2 Le régime syrien a favorisé, dans les années 60-70, l’installation de populations arabes afin de mettre en minorité les kurdes dans certaines parties du Kurdistan syrien. Cette politique de colonisation intérieure a pris le nom de « ceinture arabe ».

3 Le retour des kurdes vers le canton d’Efrin est loin de tenir uniquement à d’hypothétiques raisons matérielles, économiques ou politiques. La situation économique du canton d’Efrin est précaire et hormis quelques produits de base dont l’auto-production semble suffisante ou en passe de le devenir, tout le reste doit être importé au prix fort par des filières de contrebande. Cette situation a entraîné il y a peu un appel à la solidarité humanitaire internationale de la part de l’administration du canton, particulièrement en ce qui concerne la situation médicale qui est apparemment très dégradée faute de médicaments et de matériels en quantité suffisante. La situation économique, matérielle des populations du canton d’Efrin n’apparaît pas meilleure que celle des quartiers kurdes de Damas et Alep.

La différence semble surtout concerner la situation sécuritaire des populations. À Damas, elles vivent sous la botte répressive du régime El Assad et dans des zones où des combats intermittents se produisent entre le régime et la rébellion syrienne et à Alep les combats n’ont pratiquement pas cessé soit entre la rébellion et le régime soit entre différentes factions de la rébellion (pour la plupart hostiles aux kurdes). Les kurdes y vivaient retranchéEs, au sens militaire du terme, dans leurs quartiers communautaires, subissant suivant les périodes soit les attaques des troupes du régime, soit celles de tel ou tel groupe rebelle, ou alliance fluctuante et réversible de groupes rebelles, plus ou moins islamistes. Plus que des raisons économiques, c’est cette situation qui semble avoir poussé de nombreux-ses kurdes à aller chercher refuge dans le canton d’Efrin, relativement épargné par les combats terrestres, à part ponctuellement sur sa bordure, et qui n’est pas bombardé par l’aviation du régime.

Cette absence de bombardements, cette situation de « ni paix ni guerre » entre le régime et les territoires kurdes constitue d’ailleurs une zone d’ombre. Le régime est parti des territoires kurdes plus qu’il n’en a été chassé et ce départ a fait l’objet de tractations occultes entre le régime et la direction du PYD. En se retirant des territoires kurdes en 2012, le régime a récupéré une force de frappe militaire qu’il a rapidement retourné contre la rébellion et il a créé, aux portes de la Turquie, un territoire autonome kurde, un véritable cauchemar pour le gouvernement turc qui veut la chute du régime mais est toujours confronté, en Turquie même, aux aspirations autonomistes de la partie kurde de sa propre population. Du coup, le gouvernement turc a poussé les factions islamistes présentes en Syrie (qu’il arme, finance et soutient logistiquement en sous-main) à attaquer militairement les territoires kurdes, ce qui a également contribué à soulager militairement le régime El Assad. Les kurdes y ont quant à eux et elles gagné des territoires autonomes, mais fréquemment attaqués militairement, où ils et elles peuvent mener leur expérience démocratique et aussi apparemment l’assurance que le régime ne les bombarderait pas.

En tout état de cause, et non sans raisons, le mouvement kurde a choisi de ne lier son sort qu’à lui-même et pas au régime ni à la rébellion, celle-ci n’a d’ailleurs jamais rien proposé politiquement aux populations kurdes discriminées en terme de reconnaissance sociale et culturelle et en terme d’autonomie politique régionale et les éléments islamistes qui gangrènent la rébellion ont rapidement attaqué unilatéralement les enclaves kurdes, confirmant ainsi les craintes kurdes quant au type de « libération » que la majeure partie de la rébellion leur réservait. NDT.

4 Le canton d’Efrin est en grande partie enclavé par le territoire turc et le gouvernement turc a placé sous blocus les cantons autonomes kurdes. La situation au sud du canton, la partie qui débouche sur le territoire syrien, semble assez mouvante. L’Armée Syrienne Libre (ASL) y est présente, et les relations de celle-ci avec le canton kurde sont parfois conflictuelles. Des forces djihadistes, comme le Front Al-Nosra, très hostiles aux populations kurdes, sont également de plus en plus présentes et elles semblent chercher à chasser progressivement les forces de l’ASL des abords du canton (qu’elles attaqueront tôt ou tard si elles en ont finalement la possibilité géographique). Les routes commerciales dont il est ici question doivent donc vraisemblablement être entendues plus comme d’onéreuses filières de contrebande, ou des échanges limités et de proximité avec les zones proches tenues par l’ASL, que comme de véritables routes commerciales libres et ouvertes. NDT.

5 Le PYD est le principal parti kurde en Syrie et un des principaux déclencheurs de la dite « révolution démocratique » au Kurdistan syrien. C’est un parti frère du PKK du Kurdistan de Turquie. Son fonctionnement semble assez vertical et autoritaire. Ses bases politiques sont socialisantes, laïques, antisexistes et promeuvent la coexistence démocratique et autonome des différentes communautés ethniques, culturelles et religieuses présentes au Kurdistan syrien. Il est très implanté dans l’administration des cantons et il contrôle la direction des YPG (mixtes) et des YPJ (composées uniquement de femmes), les unités militaires chargées de la défense des cantons.

De retour du Rojava : impressions et réflexions

Par Janet Biehl / David Graeber

Ce texte a été publié le 30 décembre sur le site de l’OCL qui a assuré la traduction au français.

Ces derniers mois, parler du Kurdistan syrien, c’était parler de la bataille de Kobanê, de ce qui s’y joue et de sa signification. Or dans cette dernière, l’expérience sociale et politique originale de l’autonomie proclamée du Rojava occupe pratiquement tout l’espace… quand elle n’est pas justement niée ou dénigrée, au profit de considérations géostratégiques mettant en scène les seules puissances impériales, leurs intérêts et leur défense des cadres nationaux existant dans la région. D’où l’intérêt d’y revenir, pour apprendre, en savoir plus, faire connaître et de tenter de comprendre. Ce qui signifie aussi, par définition, poser des questions.

Début décembre 2014, un groupe d’une dizaine de personnes (activistes, étudiants, universitaires) de différents pays d’Europe et des États-Unis, ont visité la plus grande région du Rojava (Kurdistan de Syrie) pendant 10 jours. Tournée de personnes a priori sympathisantes et solidaires de l’expérience en cours autant que voyage d’étude du « modèle kurde » avec de multiples rencontres, discussions, visites d’écoles, de conseils communaux, d’assemblées de femmes, de coopératives et de diverses réalités nées de la “révolution du Rojava”.

Voici deux premiers ‟compte rendus” que nous avons reçu. L’un est de Janet Biehl, proche des idées de Murray Bookchin sur l’écologie sociale et le communalisme libertaire. L’autre, sous la forme d’une interview publiée dans un quotidien turc, de David Graeber, anthropologue, activiste anarchiste issu du mouvement altermondialiste et engagé dans le mouvement Occupy Wall Street, et beaucoup plus connu pour ses écrits, en particulier son ouvrage sur l’histoire de la dette.

Un troisième texte, qui aborde un peu plus les questions de classe dans le processus en cours, sera disponible dans le numéro à paraître de Courant Alternatif (janvier 2015).


Mes impressions du Rojava

par Janet Biehl (*)

Publié le 15 décembre 2014

Du 1er au 9 décembre, j’ai eu le privilège de visiter le Rojava dans le cadre d’une délégation d’universitaires d’Autriche, d’Allemagne, de Norvège, de Turquie, du Royaume-Uni et des États-Unis.
Nous nous sommes retrouvés à Erbil, en Irak, le 29 novembre et avons consacré la journée du lendemain à nous renseigner sur ce pétro-État connu sous le nom de Gouvernement régional kurde (KRG), avec sa politique pétrolière, sa politique clientéliste, ses partis rivaux (PDK et UPK) et ses aspirations apparentes à imiter Dubaï. Nous en avons rapidement eu assez et le lundi matin nous avons été soulagés de nous rendre jusqu’au Tigre, où nous avons traversé la frontière avec la Syrie et sommes entrés dans le Rojava, la région autonome majoritairement kurde du nord de la Syrie.

Le lit du Tigre était étroit, mais la société en pleine révolution sociale et politique que nous avons rencontrée sur la rive opposée ne pouvait pas être plus différente que celle du KRG. Quand nous avons débarqué, nous avons été accueillis par les Asayis, ou forces de sécurité civiles de la révolution ; les Asayis rejettent l’étiquette de police, car la police sert l’État, alors qu’eux servent la société. Au cours des neuf jours suivants, nous allons explorer l’autogouvernement révolutionnaire du Rojava dans un état d’immersion totale à l’ancienne (nous n’avons pas eu accès à Internet pour nous distraire).
Les deux organisateurs de notre délégation – Dilar Dirik (talentueuse doctorante à l’Université de Cambridge) et Devris Çimen (leader de Civaka Azad, le Centre kurde pour les relations publiques en Allemagne) – nous avaient préparé une tournée intensive des différentes institutions révolutionnaires.
Le Rojava se compose de trois cantons non contigus géographiquement ; nous ne verrons que celui situé le plus à l’est, Cizîrê, à cause de la guerre en cours avec l’État islamique qui fait rage à l’ouest, en particulier à Kobanê. Mais partout où nous sommes allé, nous avons été chaleureusement accueillis.

Au début, la vice-ministre des Affaires étrangères, Amina Ossi, nous a présenté l’histoire de la révolution. Le régime baasiste, un système de pouvoir à parti unique, avait depuis longtemps insisté sur le fait que tous les Syriens étaient des Arabes et a tenté d’‟arabiser” de quatre millions de Kurdes du pays, en réprimant leur identité et en retirant la citoyenneté à ceux qui s’opposaient. Après que les groupes d’opposants tunisiens et égyptiens se soient insurgés au cours du Printemps arabe de 2011, les Syriens rebelles, pour se soulever, se sont lancés dans une guerre civile. Au cours de l’été 2012, l’autorité du régime s’est effondrée dans le Rojava et les Kurdes n’ont pas eu trop de mal à convaincre de façon non violente ses fonctionnaires de partir. Les Rojavans (je vais les appeler ainsi parce que, s’ils sont Kurdes pour la plupart, il y a aussi des Arabes, des Assyriens, des Tchétchènes et d’autres) ont dû faire face à un choix : s’aligner soit avec le régime qui les avait persécutés, soit avec les groupes de combattants de l’opposition, le plus souvent islamiques.

Les Kurdes de Rojava étant relativement laïcs, ils ont refusé les deux bords et ont préféré décider de se lancer dans une Troisième Voie, fondée sur les idées d’Abdullah Öcalan, le leader kurde emprisonné qui a repensé la question kurde, la nature de la révolution et une modernité alternative à l’État-nation et au capitalisme. Initialement, sous sa direction, les Kurdes avaient combattu pour un État, mais il y a plusieurs décennies, toujours sous sa direction, leur objectif a commencé à changer : ils rejettent maintenant l’État en tant que source d’oppression et à la place s’efforcent de conquérir l’autonomie, une démocratie populaire. En s’inspirant de manière éclectique de diverses sources situées dans l’histoire, la philosophie, la politique et l’anthropologie, Öcalan a proposé le Confédéralisme Démocratique, nom donné à un programme global comprenant une démocratie de bas en haut [bottom-up], l’égalité des genres, l’écologie et une économie coopérative. La mise en œuvre de ces principes, dans les institutions non seulement de l’autogouvernement démocratique, mais aussi dans l’économie, l’éducation, la santé et les questions de genre, est appelé Autonomie Démocratique.

Sous leur Troisième Voie, les trois cantons du Rojava ont déclaré l’Autonomie Démocratique et l’ont formellement établie dans un ‟contrat social” (le terme non étatiste utilisé à la place de ‟constitution”). En vertu de ce programme, ils ont créé un système d’autogouvernement populaire, basé sur des assemblées communales de voisinage (comprenant plusieurs centaines de ménages chacune), auxquelles n’importe qui peut participer et avec le pouvoir s’exerçant de bas en haut par des députés élus au niveau de la ville et des cantons.
Lorsque notre délégation a visité un quartier de Qamislo, nous avons assisté à une réunion du conseil populaire local, où l’électricité et les questions relatives aux femmes, la résolution de conflits et les familles des martyrs étaient discutés ; des hommes et des femmes avaient pris place, étaient assis et participaient ensemble. Ailleurs dans Qamislo, nous avons assisté à une assemblée de femmes qui s’attaquait aux problèmes spécifiques à leur genre.

Le genre est d’une importance particulière pour ce projet d’émancipation humaine. Nous avons rapidement réalisé que la Révolution du Rojava est fondamentalement une révolution de femmes. Cette partie du monde est traditionnellement une terre d’extrême oppression patriarcale : être née femme, c’est courir le risque d’abus violents, le mariage dès l’enfance, les crimes d’honneur, la polygamie, et plus encore. Mais aujourd’hui, les femmes du Rojava s’affranchissent de cette tradition et participent pleinement à la vie publique : à tous les niveaux de la politique et de la société, le leadership institutionnel ne consiste plus en une position unique, mais en deux, un homme et une femme, tous deux responsables, par souci d’égalité de genres mais aussi pour que le pouvoir ne soit pas concentré dans les mains d’une seule personne.

Les représentantes des Yekitiya Star, l’organisation qui chapeaute les groupes de femmes, ont expliqué que les femmes sont essentielles pour la démocratie – elles ont même défini, de façon saisissante, que ce qui s’oppose à la liberté des femmes n’était pas tant le patriarcat que l’État-nation et la modernité capitaliste. La révolution des femmes vise à libérer tout le monde. Les femmes sont à cette révolution ce que le prolétariat était pour les révolutions marxistes-léninistes du siècle passé. Elle a profondément transformé non seulement le statut des femmes, mais tous les aspects de la société.

Même ceux qui sont traditionnellement des mâles comme les militaires. Les Unité de Protection du Peuple (YPG), qui ont été rejoints par les YPJ, des unités de femmes, dont les photos sont maintenant mondialement connues, défendent la société contre les forces djihadistes de l’ISIS et d’Al-Nosra avec des kalachnikovs et avec, peut-être tout aussi redoutablement, un engagement intellectuel et émotionnel féroce, non seulement pour la survie de leur communauté, mais pour leurs idées et aspirations politiques. Lorsque nous avons visité une réunion des YPJ, on nous a dit que l’éducation des combattantes se compose non seulement d’une formation sur des questions pratiques comme les armes mais aussi sur l’Autonomie Démocratique. Nous nous battons pour nos idées, ont elles souligné à chaque fois. Deux des femmes qui nous ont rencontrées avaient été blessées dans la bataille ; une assise avec une poche IV [intraveineuse], une autre avec une béquille en métal ; les deux, grimaçantes de douleur, mais avec le courage et l’autodiscipline nécessaires pour participer à notre session.

Les Rojavans se battent pour la survie de leur communauté, mais surtout, comme les combattantes des YPJ nous l’ont affirmé, pour leurs idées. Ils ont même placé l’instauration réussie de la démocratie au-dessus de l’ethnicité. Leur contrat social affirme l’inclusion des minorités ethniques (Arabes, Tchétchènes, Assyriens) et des religions (musulmans, chrétiens, yézidis). L’Autonomie Démocratique dans la pratique semble faire l’impossible pour inclure les minorités, sans l’imposer aux autres contre leur gré, laissant la porte ouverte à tous.
Lorsque notre délégation a demandé à un groupe d’Assyriens de nous raconter les défis que leur posent l’Autonomie Démocratique, ils nous ont dit qu’ils n’en avaient aucun. En neuf jours, nous ne pouvions pas écumer l’ensemble du Rojava avec tous ses problèmes et nos interlocuteurs admettaient candidement que le Rojava est loin d’être irréprochable. Mais aussi loin que j’ai pu le voir, le Rojava aspire à tout le moins à faire exister durablement la tolérance et le pluralisme dans une partie du monde qui a connu beaucoup trop de fanatisme et de répression – et quel que soit son degré de réussite, cela mérite d’être salué.

Le modèle économique du Rojava « est le même que son modèle politique », nous a déclaré un conseiller en économie à Derik : créer une « économie communautaire », construire des coopératives dans tous les secteurs et éduquer les gens dans cette idée. Le conseiller a exprimé sa satisfaction dans le fait que, même si 70% des ressources du Rojava doivent aller à l’effort de guerre, l’économie parvient toujours à répondre aux besoins de base de chacun. Ils essaient d’atteindre l’autosuffisance, car ils y sont obligés : le fait crucial est que le Rojava est placé sous embargo. Il ne peut ni exporter ni importer avec son voisin immédiat du nord, la Turquie, qui voudrait voir disparaître l’ensemble du projet kurde. Même le KRG, compatriotes kurdes mais économiquement dépendants de la Turquie, observe l’embargo, bien que le commerce transfrontalier KRG-Rojava se développe maintenant, dans le sillage de l’évolution politique. Mais le pays manque encore de ressources. Cela ne tempère pas leur esprit : « Même s’il n’y avait plus que du pain, nous en aurions tous une part », nous a déclaré le conseiller.

Nous avons visité une école supérieure en économie et des coopératives économiques : une coopérative de couture à Derik confectionnant des uniformes pour les forces de défense ; une serre coopérative faisant pousser des concombres et des tomates ; une coopérative laitière à Rimelan, où un nouveau hangar était en construction. Les régions kurdes sont les parties les plus fertiles de la Syrie, approvisionnant abondamment le pays en blé, mais le régime baasiste avait délibérément maintenu la région dans un état préindustriel, uniquement comme une source de matières premières. Ainsi le blé était cultivé, mais ne pouvait pas être transformé en farine. Nous avons visité un moulin, nouvellement construit depuis la révolution, improvisé à partir de matériels locaux. Il fournit désormais la farine pour le pain consommé dans le canton de Cizîrê, dont les habitants obtiennent trois pains par jour.

De même, Cizîrê était la principale source de pétrole de la Syrie, avec plusieurs milliers de plates-formes pétrolières, principalement dans la région de Rimelan. Mais le régime du parti Baas a fait en sorte que le Rojava n’ait aucune raffinerie, ce qui obligeait à transporter le pétrole brut vers des raffineries situées ailleurs en Syrie. Mais depuis la révolution, les Rojavans ont improvisé deux nouvelles raffineries de pétrole, qui servent principalement à fournir le gasoil pour les générateurs qui alimentent le canton. L’industrie pétrolière locale, si l’on peut l’appeler ainsi, produit juste assez pour les besoins locaux, pas plus.

Le niveau d’improvisation est frappant dans tout le canton. Plus nous parcourions le Rojava, plus je m’émerveillais du caractère de bricolage [do-it-yourself] de la révolution, de sa confiance dans l’ingéniosité locale avec les rares matériaux disponibles. Mais ce n’est que lorsque nous avons visité différentes académies – l’académie des femmes à Rimelan et l’Académie Mésopotamienne à Qamislo – que je me suis rendue compte que cela faisait partie intégrante du système dans son ensemble.

Le système d’éducation dans le Rojava est non traditionnel, en ce qu’il rejette les idées de hiérarchie, de pouvoir et d’hégémonie. Au lieu de suivre une hiérarchie enseignant-élève, les élèves apprennent les uns des autres et apprennent de l’expérience des autres. Les élèves apprennent ce qui est utile, des questions pratiques ; ils « recherchent la signification », comme on nous l’a dit, dans le domaine intellectuel. Ils ne mémorisent pas ; ils apprennent à penser par eux-mêmes et à prendre des décisions, à devenir les sujets de leurs propres vies. Ils apprennent à gagner en capacité propre et à participer à l’Autonomie Démocratique.

Les portraits d’Abdullah Öcalan sont partout, ce qui pour des yeux occidentaux pourraient suggérer quelque chose d’orwellien : endoctrinement, croyance aveugle. Mais interpréter ces images de cette façon serait passer à côté de la situation dans son ensemble. « Personne ne vous donnera vos droits », nous a déclaré quelqu’un en citant Öcalan « vous aurez à combattre pour les obtenir. » Et pour mener à bien cette lutte, les Rojavans savent qu’ils doivent éduquer à la fois eux-mêmes et la société. Öcalan leur a enseigné le Confédéralisme Démocratique comme un ensemble de principes ; leur rôle a été de comprendre comment le mettre en œuvre, dans l’Autonomie Démocratique, et ainsi de s’émanciper.

Historiquement, les Kurdes ont eu peu d’amis. Ils ont été ignorés par le Traité de Lausanne qui a divisé le Moyen-Orient après la Première Guerre mondiale. Pendant la majeure partie du siècle dernier, ils ont souffert en tant que minorités en Turquie, en Syrie, en Iran et en Irak. Leur langue et leur culture ont été réprimées, leurs identités niées, leurs droits humains annulés. Ils sont du mauvais côté de l’OTAN, où la Turquie est autorisée à faire ce qu’elle veut sur les questions kurdes. Ils ont longtemps été des étrangers. Cette expérience a été brutale, impliquant la torture, l’exil et la guerre. Mais elle leur a aussi donné une force et une indépendance d’esprit. Öcalan leur a enseigné comment redéfinir les termes de leur existence d’une manière qui leur donne la dignité et le respect de soi.

Cette révolution faite de bricolage par une population instruite est placée sous embargo par ses voisins et se débrouille pour réussir de justesse. C’est néanmoins un effort qui pousse les espérances humaines vers l’avant. Dans le sillage du XXe siècle, beaucoup de gens en sont venus aux pires conclusions sur la nature humaine, mais dans ce vingt et unième siècle, les Rojavans sont en train d’établir une nouvelle mesure de ce que les êtres humains sont capables de faire ; dans un monde perdant rapidement tout espoir, ils brillent comme un phare.

N’importe qui ayant un peu de foi en l’humanité devrait souhaiter bonne chance aux Rojavans pour leur révolution et faire ce qu’ils peuvent pour les aider à réussir. Ils devraient exiger que leurs gouvernements cessent de permettre à la Turquie de définir une politique internationale de rejet envers les Kurdes et envers l’Autonomie Démocratique. Ils doivent exiger la fin de l’embargo contre le Rojava.

Les membres de la délégation à laquelle j’ai participé (même si je ne suis pas une universitaire) ont bien fait leur travail. Bienveillants à l’égard de la révolution, ils ont néanmoins posé des questions difficiles au sujet des perspectives économiques du Rojava, sur les usages de l’ethnicité et le nationalisme et sur d’autres sujets encore. Les Rojavans que nous avons rencontrés, habitués à se confronter à des questions difficiles, ont répondu de manière réfléchie et ont même bien accueilli la critique. Les lecteurs intéressés à en apprendre davantage à propos de la Révolution du Rojava pourront se référer avec intérêt aux écrits à venir des autres membres de la délégation : Welat (Oktay) Ay, Rebecca Coles, Antonia Davidovic, Eirik Eiglad, David Graeber, Thomas Jeffrey Miley, Johanna Riha, Nazan Ustundag et Christian Zimmer. Quant à moi, j’aurais beaucoup plus de choses à dire que ce que permet ce court article et j’ai l’intention d’écrire un autre travail, qui incorporera des dessins que j’ai faits pendant le voyage.


(*) Janet Biehl (1953-) est auteure, éditrice et graphiste vivant à Burlington, Vermont, États-Unis. À la fin des années 1980, elle a été fortement impliquée avec les Burlington Greens et le Réseau Left Green, et pendant plus de deux décennies a participé à la popularisation et aux développements de la théorie et de la politique de l’écologie sociale.
De 1987 à 2000, elle a publié et, avec Murray Bookchin, co-édité Left Green Perspectives. Elle était membre du premier comité de rédaction de notre journal Communalism. Elle a écrit sur le municipalisme libertaire et tout un éventail de critiques de l’écologie profonde, l’éco-féminisme et les tendances d’extrême-droite. Biehl ne se considère plus comme partie prenante du mouvement de l’écologie sociale mais ses écrits demeurent une source d’inspiration.
Parmi ses livres signalons Rethinking Ecofeminist Politics (1991) et The Politics of Social Ecology : Libertarian Municipalism (1997 ; sur lequel se sont basées une série de conférences internationales). Elle a également édité The Murray Bookchin Reader (1997) et a écrit plusieurs articles sur la vie et la pensée de Bookchin. Biehl était la partenaire et collaboratrice de Bookchin et travaille actuellement sur sa biographie politique.


Source : ici

Traduction : OCLibertaire


« Non, c’est une véritable révolution »

Par David Graeber et Pinar Öğünç

Le 26 décembre 2014

Professeur d’anthropologie à la London School of Economics, activiste, anarchiste, David Graeber avait écrit un article pour The Guardian en octobre dernier, au moment des premières semaines d’attaques ISIS contre Kobanê (Kurdistan au nord de la Syrie) et demandait pourquoi le monde ignorait les révolutionnaires Kurdes de Syrie.

Évoquant son père qui s’était porté volontaire pour combattre dans les Brigades internationales en défense de la République espagnole en 1937, il posait la question : « S’il y avait un parallèle à faire aujourd’hui avec les dévots superficiels de Franco, les tueurs phalangistes, qui serait-il sinon l’État Islamiste ? S’il y avait un parallèle à faire avec les Mujeres Libres d’Espagne, lequel peut-il être sinon ces femmes courageuses qui défendent les barricades à Kobanê ? Le monde – et cette fois le plus scandaleusement qui soit, la gauche internationale – va-t-il vraiment être complice d’avoir laissé l’histoire se répéter ? »

Selon Graeber, la région autonome de Rojava qui s’est fait connaitre avec un ‟contrat social” en 2011 avec trois cantons anti-étatistes et anticapitalistes, est aussi une expérience démocratique remarquable dans la période actuelle.

Au début du mois de décembre, avec un groupe de huit personnes, étudiants, activistes, universitaires de différentes régions d’Europe et des États-Unis, il a passé dix jours dans le Cizîrê – un des trois cantons de Rojava. Il a eu l’occasion d’observer la pratique de l’‟autonomie démocratique” sur place et de poser des dizaines de questions. Maintenant, il raconte ses impressions de ce voyage avec des questions et des réponses plus complètes sur pourquoi cette ‟expérience” des Kurdes syriens est ignorée par le monde entier.

– – – – –

Dans ton article pour The Guardian tu demandais pourquoi le monde entier ignorait « l’expérience démocratique » des Kurdes syriens. Après l’avoir vécu pendant dix jours, as-tu une nouvelle question ou peut-être une nouvelle réponse à cette question ?

Si quelqu’un avait encore un doute sur le fait de savoir s’il s’agit vraiment d’une révolution ou juste de la poudre aux yeux, je dirais que la visite a définitivement réglé la question. Il y a encore des gens qui parlent comme ça : ce n’est qu’une façade du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), en réalité, c’est une organisation autoritaire stalinienne qui fait semblant d’avoir adopté la démocratie radicale. Non. Ils sont réellement sincères. C’est une véritable révolution. Mais d’une manière qui est précisément le problème. Les grandes puissances se sont engagées elles-mêmes dans une idéologie qui dit que les véritables révolutions ne peuvent plus arriver. Pendant ce temps, beaucoup de gens à gauche, même dans la gauche radicale, semblent avoir tacitement adopté une politique très semblable, même s’ils font encore croire superficiellement mais bruyamment qu’ils sont encore révolutionnaires. Ils se placent dans une sorte de cadre ‟anti-impérialiste” puritain qui considère que les seuls acteurs qui comptent sont les gouvernements et les capitalistes et que c’est là que se situe le seul jeu dont il vaut la peine de parler. Un jeu dans lequel on fait la guerre, on fabrique des méchants mythiques, on s’empare du pétrole et des autres ressources, on met en place des réseaux clientélistes ; c’est le seul jeu qui compterait. Les gens dans le Rojava disent : nous ne voulons pas jouer à ce jeu. Nous voulons créer un nouveau jeu. Beaucoup de gens trouvent cela déroutant et dérangeant, aussi ils choisissent de croire que ce n’est pas ça qui se passe réellement ou que les gens sont trompés ou malhonnêtes ou naïfs.

Depuis le mois d’octobre, nous voyons une solidarité croissante de la part de différents mouvements politiques de partout dans le monde. Il y a eu une couverture énorme et assez enthousiaste de la résistance de Kobanê par les grands médias du monde. La position politique concernant le Rojava en Occident a évolué dans une certaine mesure. Ce sont tous des signes significatifs mais penses-tu que l’autonomie démocratique et ce qui est expérimenté dans les cantons du Rojava sont suffisamment examinés ? Dans quelle mesure la perception générale du ‟ce sont des gens courageux qui combattent le mal de notre époque, l’ISIS” dominent cette approbation et cette fascination ?

Je trouve remarquable que tant de gens en Occident voient ces cadres féministes armées, par exemple, et ne réfléchissent même pas sur les idées qui logiquement doivent se trouver derrière. Ils se figurent que c’est arrivé comme ça, spontanément. « Je suppose que c’est une tradition kurde ». Dans une certaine mesure, c’est de l’orientalisme évidemment, ou pour faire simple, du racisme. Il ne leur vient pas à l’idée que des gens au Kurdistan peuvent aussi lire Judith Butler. Au mieux, ils pensent : « Oh, ils essaient de parvenir aux normes occidentales de la démocratie et des droits des femmes. Je me demande si c’est sincère ou destiné à l’étranger ». Il ne leur semble tout simplement pas possible qu’ils puissent prendre ces éléments et pousser les ‟normes occidentales” dans une voie BEAUCOUP plus éloignée qu’elles ne l’ont jamais été ; qu’ils puissent véritablement croire en ces principes que les États occidentaux ne font que professer.

Tu as mentionné l’approche de la gauche envers le Rojava. Comment cette question est-elle reçue dans les communautés internationales anarchistes ?

La réaction dans les communautés internationales anarchistes a été incontestablement mitigée. Je trouve cela un peu difficile à comprendre. Il y a un groupe d’anarchistes très important – généralement les éléments les plus sectaires – qui insistent sur le fait que le PKK est encore un groupe ‟stalinien” autoritaire et nationaliste qui aurait adopté Bookchin et d’autres idées de la gauche libertaire pour séduire la gauche antiautoritaire en Europe et en Amérique. Il m’a toujours semblé que c’était là l’une des idées les plus stupides et les plus narcissiques que j’ai jamais entendue. Même si l’hypothèse était correcte et qu’un groupe marxiste-léniniste ait décidé de simuler une idéologie pour obtenir un soutien de l’étranger, pourquoi diable auraient-ils choisi les idées anarchistes développées par Murray Bookchin ? Ce serait la tactique la plus stupide qui soit. Il est évident que s’ils avaient fait semblant d’être des islamistes ou des libéraux, ils auraient obtenu des armes en quantité et un vrai soutien matériel. Quoi qu’il en soit, je pense que beaucoup de gens dans la gauche internationale, et dans la gauche anarchiste inclue, fondamentalement, ne veulent pas vraiment gagner. Ils ne peuvent pas imaginer qu’une révolution puisse vraiment survenir et, secrètement, ils ne le veulent même pas, car cela signifierait partager leur club cool avec des personnes ordinaires ; ils ne seraient plus particuliers et différents. Ainsi de cette façon, il est assez utile de distinguer et séparer les vrais révolutionnaires des frimeurs. Et les vrais révolutionnaires sont restés fermes…

Qu’est-ce qui t’as le plus impressionné dans le Rojava à propos de cette pratique de l’autonomie démocratique ?

Il y a eu tant de choses impressionnantes. Je ne pense pas avoir jamais entendu parler d’une quelconque autre partie du monde dans laquelle il y ait eu une situation de double pouvoir et où ce sont les mêmes forces politiques qui en auraient créé deux pôles. Il y a l’‟auto-administration démocratique”, qui dispose de toutes les formes et de tous les attributs d’un État – Parlement, ministères, etc. – mais il a été créé pour être soigneusement séparé des moyens coercitifs du pouvoir. Ensuite, vous avez la TEV-DEM (le Mouvement de la société démocratique), pilotant de bas en haut (bottom-up) des institutions directement démocratiques. En fin de compte – et ceci est fondamental – les forces de sécurité sont responsables devant les structures dirigées de bas en haut et non devant celles commandée de haut en bas. Un des premiers endroits que nous avons visités était une académie de police (Asayiş). Tous ont dû suivre des cours de résolution non violente des conflits et de théorie féministe avant qu’ils ne soient autorisés à toucher une arme à feu. Les co-directeurs nous ont expliqué que leur but ultime était de donner à chaque personne dans le pays six semaines de formation de policier, de telle sorte qu’au final, ils pourraient éliminer la police.

Que répondrais-tu à certaines critiques concernant le Rojava ? Par exemple : « Ils n’auraient pas fait cela en temps de paix. C’est à cause de l’état de guerre »…

Je pense que la plupart des mouvements, confrontés à de graves conditions de guerre, n’auraient pas aboli immédiatement la peine capitale, dissous la police secrète et démocratiser l’armée. Les unités militaires par exemple élisent leurs officiers.

Il y a aussi une autre critique, qui est très populaire dans les milieux pro-gouvernementaux ici en Turquie : « Le modèle que les Kurdes – dans la ligne du PKK et PYD (le Parti de l’Union démocratique kurde) – tentent de promouvoir n’est pas réellement accepté par tous les peuples qui vivent là-bas. Cette structure multi-… est seulement à la surface, comme symbole »…

Le président du canton de Cizîrê est un Arabe, en fait le chef d’une importante tribu locale. Je suppose que vous pourriez dire qu’il n’est qu’une marionnette. En un sens, comme l’ensemble du gouvernement. Mais même si vous regardez les structures qui fonctionnent de bas en haut, ce n’est absolument pas les seuls Kurdes qui y participent. On m’a dit que le seul vrai problème était avec certaines colonies de la ‟ceinture arabe”, des gens qui ont été amenés là par les baasistes dans les années 1950 et 60 en provenance d’autres régions de la Syrie dans le cadre d’une politique délibérée visant à marginaliser et assimiler les Kurdes.
Quelques-unes de ces communautés, m’a-t-on dit, sont assez hostiles à la révolution. Mais les Arabes dont les familles sont là depuis des générations, ou les Assyriens, Kirghizes, Arméniens, Tchétchènes, etc., sont assez enthousiastes. Les Assyriens avec lesquels nous avons parlé nous ont dit qu’après une longue relation difficile avec le régime, ils avaient le sentiment d’avoir enfin acquis la liberté religieuse et l’autonomie culturelle. Probablement, le problème le plus inextricable est celui de la libération des femmes. Le PYD et le TEV-DEM le voient comme absolument fondamental dans leur idée de révolution, mais ils ont aussi le problème de devoir gérer des alliances les plus vastes avec des communautés arabes qui estiment que cela viole leurs principes religieux fondamentaux. Par exemple, alors que les syriacophones ont leur propre organisation de femmes, les Arabes n’en ont pas, et les filles arabes intéressées par l’idée de s’organiser autour des questions de genre ou même pour assister à des séminaires féministes, doivent se raccrocher aux Assyriens ou même aux Kurdes.

Il ne faut pas tomber dans le piège de ce « cadre ‟anti-impérialiste” puritain » que tu as mentionné plus tôt, mais que dirais-tu à la remarque disant que l’Occident/l’impérialisme demandera un jour aux Kurdes syriens de payer le prix du soutien qu’ils leur ont fourni. Qu’est-ce que l’Occident pense exactement de ce modèle antiétatique et anticapitaliste ? Est-ce juste une expérience qui peut être ignorée pendant l’état de guerre, alors que les Kurdes acceptent volontairement de combattre un ennemi qui a été, soit dit en passant, effectivement créé par l’Occident ?

Il est absolument vrai que les États-Unis et les puissances européennes feront tout ce qu’ils pourront pour renverser la révolution. Cela va sans dire. Les personnes avec qui j’ai discutées étaient toutes bien conscientes de cela. Mais elles ne font pas une grande différenciation entre les dirigeants des puissances régionales comme la Turquie ou l’Iran ou l’Arabie saoudite et ceux des puissances euro-américaines comme la France ou les États-Unis. Elles considèrent qu’ils sont tous capitalistes et étatistes et donc antirévolutionnaires, qui dans le meilleur des cas, peuvent être convaincus de les tolérer, mais qui dans le fond ne seront jamais de leur côté.
Ensuite, il y a la question encore plus compliquée de la structure de ce qu’on appelle ‟la communauté internationale”, le système mondial d’institutions comme l’ONU ou le FMI, les grandes entreprises, les ONG, les organisations de droits de l’homme sur ces questions, qui toutes supposent et justifient une organisation étatiste, un gouvernement qui peut adopter des lois et qui dispose d’un monopole de l’exécution coercitive de ces lois. Il y a un seul aéroport dans le Cizîrê et il est toujours sous le contrôle du gouvernement syrien. Les Kurdes pourraient le prendre facilement, à tout moment, disent-ils. La raison pour laquelle ils ne le font pas, c’est parce que : Comment un non-État peut-il faire fonctionner un aéroport de quelque façon que ce soit ? Tout ce qui se fait dans un aéroport est soumis à des réglementations internationales qui supposent un État.

As-tu une réponse à la question : pourquoi l’ISIS est si obsédé par Kobanê ?

Ils ne peuvent pas être vus perdant une telle bataille. Toute leur stratégie de recrutement est basée sur l’idée qu’ils sont un rouleau compresseur imparable, et leurs victoires continuelles sont la preuve qu’ils représentent la volonté de Dieu. Pour eux, être vaincus par une bande de féministes serait l’humiliation suprême. Tant qu’ils se battent encore dans Kobanê, ils peuvent affirmer que les allégations des médias sont des mensonges et qu’ils avancent vraiment. Qui peut prouver le contraire ? S’ils se retirent, c’est qu’ils auront dû admettre leur défaite.

As-tu un avis sur ce que Tayyip Erdoğan et son parti essaient de faire en Syrie et au Moyen-Orient plus généralement ?

Je ne peux que le supposer. Il semble qu’il a troqué une politique antikurde et anti-Assad contre une stratégie presque purement antikurde. À maintes reprises, il a montré qu’il était prêt à s’allier avec les fascistes pseudo-religieux pour attaquer les expériences du PKK inspirées par la démocratie radicale. De toute évidence, comme Daesh (ISIS) eux-mêmes, il voit ces expériences comme une menace idéologique, peut-être la seule véritable alternative idéologique présente actuellement à l’horizon, réelle et viable, à la droite islamiste, et il fera tout pour la détruire.

D’un côté, il y a le Kurdistan irakien placé sur un terrain idéologique très différent en termes de capitalisme et sur la notion d’indépendance. De l’autre, il y a cet exemple alternatif du Rojava. Et il y a les Kurdes de Turquie qui essaient de soutenir un processus de paix avec le gouvernement… Comment vois-tu personnellement l’avenir des Kurdistan à court et à long termes ?

Qui peut le dire ? Pour le moment les choses semblent étonnamment bonnes pour les forces révolutionnaires. Le KRG a même dû renoncer au fossé géant qu’ils construisaient le long de frontière avec le Rojava après que le PKK soit intervenu pour sauver efficacement Erbil et d’autres villes de l’ISIS au mois d’août dernier. Une personne du KNK (Conseil national kurde) m’a dit que cela a eu un effet très important sur la conscience populaire là-bas ; qu’un seul mois a été équivalent à 20 années de conscientisation. Les jeunes ont été particulièrement frappés par la façon dont leur propre peshmergas se sont enfui au lieu de combattre alors que les femmes soldats du PKK ne l’on pas fait. Cependant, il est difficile d’imaginer comment le territoire du KRG sera révolutionné dans un avenir proche. Aucune des puissances internationales ne le permettra.

Bien que l’autonomie démocratique ne semble pas être clairement sur la table des négociations en Turquie, le mouvement politique kurde a travaillé dessus, en particulier sur le plan social. Ils essaient de trouver des solutions en termes juridiques et économiques pour des modèles possibles. Lorsque nous comparons disons la structure de classe et le niveau du capitalisme dans l’Ouest du Kurdistan (Rojava) et le Kurdistan du Nord (Turquie), que penses-tu des différences entre ces deux luttes pour une société anticapitaliste – ou pour un capitalisme minimisé comme ils le décrivent ?

Je pense que la lutte des Kurdes est très explicitement anticapitaliste dans les deux pays. C’est leur point de départ. Ils se sont arrangés pour parvenir à une sorte de formule : on ne peut pas se débarrasser du capitalisme sans éliminer l’État, on ne peut pas se débarrasser de l’État sans se débarrasser du patriarcat. Cependant, la situation en termes de classes est assez simple pour les Rojavans parce que la vraie bourgeoisie, telle qu’elle était dans cette région surtout agricole, est partie avec l’effondrement du régime du parti Baas. Ils auront un problème à long terme s’ils ne travaillent pas sur le système éducatif pour s’assurer qu’une strate de technocrates développementalistes n’essaiera pas au final de prendre le pouvoir, mais en attendant, il est compréhensible qu’ils se concentrent davantage sur les questions immédiates de genre. Pour la Turquie, je n’en sais pas autant, mais j’ai la sensation que ces questions sont beaucoup plus compliquées.

En ces jours où les peuples du monde ne peuvent plus respirer pour des raisons évidentes, est-ce que ton voyage dans le Rojava t’a stimulé pour l’avenir ? Quel est selon toi le ‟médicament” pour que les gens respirent ?

C’était remarquable. J’ai passé ma vie à penser à la façon dont nous pourrions être capables de réaliser des choses comme ça dans un futur assez éloigné et la plupart des gens pensent que je suis un fou d’imaginer que cela puisse arriver un jour. Ces gens du Rojava sont en train de le faire en ce moment. S’ils démontrent que cela peut être fait, qu’une société véritablement égalitaire et démocratique est possible, cela va complètement transformer la sensation des gens sur les possibilités humaines. Moi-même, je me sens rajeuni de dix ans après avoir passé seulement 10 jours là-bas.

Quelle scène de ton votre voyage au Cizîrê vas-tu garder en mémoire ?

Il y a eu tant d’images frappantes, tant d’idées. J’ai vraiment aimé la disparité entre l’apparence des gens et les choses qu’ils disaient. Vous rencontrez un gars, un médecin, il ressemble un type de l’armée syrienne un peu effrayant dans une veste en cuir, avec une expression austère. Ensuite, vous lui parlez et il explique : « Eh bien, nous pensons que la meilleure approche en matière de santé publique est préventive, la plupart des maladies sont causées par le stress. Nous pensons que si nous réduisons le stress, le niveau des maladies cardiaques, le diabète, même le cancer va diminuer. Donc notre projet ultime est de réorganiser les villes pour qu’elles aient 70% d’espaces verts… » Il y a tous ces schémas, fous et brillants. Mais ensuite, vous rencontrez le médecin suivant et il explique comment à cause de l’embargo turc, ils ne peuvent même pas obtenir des médicaments ou de l’équipement de base, que tous les patients dialysés qu’ils n’ont pas pu sortir clandestinement de la région sont morts… Ce décalage entre leurs ambitions et leurs circonstances incroyablement difficiles. Et … La femme qui était en fait notre guide était une vice-ministre des Affaires étrangères nommée Amina. À un moment donné, nous nous excusons du fait que nous n’avions pas été capables d’apporter de meilleurs cadeaux et d’aider les Rojavans qui souffrent en raison de l’embargo. Et elle nous a dit : « En fin de compte, ce n’est pas très important. Nous avons la seule chose que personne ne pourra jamais vous donner. Nous avons notre liberté. Vous non. Nous souhaitons seulement qu’il existe une certaine façon par laquelle nous pourrions vous la donner. »

On te reproche parfois d’être trop optimiste et enthousiaste sur ce qui se passe dans le Rojava. L’es-tu vraiment à ce point ? Ou bien, ceux qui te critiquent passent-ils à côté de quelque chose ?

Je suis de tempérament optimiste, je cherche des situations qui portent une certaine promesse. Je ne pense pas qu’il y ait la moindre garantie que cela, au final, va fonctionner, ne sera pas écrasé. Mais cela échouera certainement si tout le monde décide à l’avance qu’aucune révolution n’est possible et refuse d’apporter un soutien actif, ou même, consacre ses efforts à l’attaquer ou à accroître son isolement, comme beaucoup le font. S’il y a quelque chose dont je suis conscient, et pas d’autres, c’est peut-être le fait que l’histoire n’est pas terminée.
Les capitalistes ont fait de puissants efforts ces 30 ou 40 dernières années pour convaincre les gens que les arrangements économiques actuels – même pas le capitalisme, mais cette forme particulière, financiarisée, semi-féodale du capitalisme que nous connaissons aujourd’hui – est le seul système économique possible. Ils ont consacré plus d’efforts à cela que dans ce qu’ils ont fait pour créer un système capitaliste mondial viable. En conséquence de quoi, le système s’effondre tout autour de nous au moment même où tout le monde a perdu la capacité d’imaginer quelque chose d’autre. Je pense qu’il est assez évident que, dans 50 ans, le capitalisme sous quelque forme qu’il sera possible de le reconnaître, et probablement sous n’importe quelle forme, aura disparu. Quelque chose d’autre l’aura remplacé. Ce quelque chose pourrait ne pas être mieux. Cela pourrait être encore pire. Il me semble pour cette raison même qu’il est de notre responsabilité, en tant qu’intellectuels, ou juste comme êtres humains réfléchissants, d’essayer au moins de penser à quoi ce quelque chose de mieux pourrait ressembler. Et s’il y a des gens qui essaient effectivement de créer cette chose meilleure, c’est de notre responsabilité de les aider.

(Cette interview a été publiée en turc par le quotidien Evrensel)

___

Source traduite en anglais : ici

Traduction française : OCLibertaire

Il existe une version traduite en castillan ici

___

La révolution sociale se propagera tôt ou tard au Kurdistan turc

Article écrit par Zaher Baher (Haringey Solidarity Group et Forum Anarchist Kurde). Traduit de l’anglais (http://anarkismo.net/article/27623) par Gio (CGA), le 27/11/2014.

Ce qui suit est le compte-rendu de ma visite au Kurdistan du Nord [NdT : Kurdistan en Turquie] entre le 2 et le 8 novembre, au sein de la délégation d’Angleterre organisée par Peace in Kurdistan Campain1, le Parti Démocratique du Peuple (HDP)2 et le Congrès de la Société Démocratique (DTK).

La révolution sociale se propagera tôt ou tard au Kurdistan turc

Ce qui suit est le compte-rendu de ma visite au Kurdistan du Nord [NdT : Kurdistan en Turquie] entre le 2 et le 8 novembre, au sein de la délégation d’Angleterre organisée par Peace in Kurdistan Campain3, le Parti Démocratique du Peuple (HDP)4 et le Congrès de la Société Démocratique (DTK).

Tout au long de cette visite, nous avons eu la chance de rencontrer de nombreuses organisations, y compris des partis politiques, des syndicats locaux et régionaux, les co-maires [NdT : maires adjoints ?] de Diyarbakir et de Suruç, la Coordination de l’Aide Humanitaire aux RéfugiéEs, les représentantes du Mouvement Démocratique Libre des Femmes, l’Association pour les Droits de l’Homme, les représentantEs du Parti des Régions, l’Association du Barreau de Diyarbakir, la Fédération des Familles de DétenuEs et nous avons visité les camps de réfugiéEs et les villages frontaliers proches de Kobanê.

Au cours de ces rencontres, nous avons eu la liberté totale de demander les questions que nous jugions pertinentes à propos de la situation, de leurs responsabilités, de leur façon d’approcher les problèmes qu’ils et elles doivent affronter et à propos de leurs tâches présentes et futures.

Il ne fait aucun doute que chacune des organisations évoquées ci-dessus sont surchargées de travail, à cours de fonds, sans soutien aucun du gouvernement central et doivent assurer l’aide humanitaire nécessaire actuellement. Cette situation est la conséquence des raisons suivantes :

a. La guerre à Kobanê a créé un gros problème dans la région dû à l’impressionnant nombre de réfugiéEs qui affluent, qu’il s’agisse des habitantEs de Kobanê ou des YézidiEsde Shangal (la province du Sinjar). Ce problème est partagé par chacun des groupes et départements évoqués plus tôt.
b. La lenteur du processus de paix entre le PKK et le gouvernement turc, qui est presque arrêté. Cette situation rend bien évidemment les gens énervéEs, frustréEs et les déçoient.

c. La guerre qui continue à Kobanê a fait encore plus de morts et de personnes déplacées, alors qu’il n’y a aucun signe univoque qui indiquerait clairement la défaite de l’EI. Il est désormais prouvé que le gouvernement turc supporte l’EI. Il y a bien des raisons pour manifester, protester et la répression vicieuse de la police aggrave encore plus la situation.

L’observation principale de notre visite est la fragmentation des organisations et la formation récente d’un grande variétés de groupes dans des endroits différents. Si une petite partie des groupes était ancienne, la plupart se sont développés durant les dernières années. Chacun travaille pour faire avancer la société vers la stabilité, la paix, la liberté, la justice sociale et les droits de l’homme.Il y a entre eux quelques signes de coordination.

La plupart de ces groupes se sont formées sur un manque et ont émergés seuls, en dépit de la situation et des volontés du gouvernement central. C’est l’une des raisons pour lesquelles on peut observer des tensions entre eux et le gouvernement. C’est étonnant de remarquer que, alors que la municipalité de Diyarbakir est élue par le peuple kurde, elle n’a aucun contact ni avec le chef de la police ni avec le gouverneur de Diyarbakir. C’est également le cas pour d’autres organisations. Par exemple, quand nous avons demandé à l’Association des Droits de l’Homme s’ils/elles avaient écrit à la police au sujet de leur comportement et des harcèlements qu’elle menait contre la population locale, ils/elles ont répondu qu « il n’y a aucune raison de leur écrire puisqu’ils ne nous répondent jamais ». Il y a de nombreuses écoles kurdes mais l’Etat ne les reconnait pas. Malgré cela, les gens les soutiennent ardemment et sont confiant qu’un jour elles/ils parviendront à forcer l’Etat à les reconnaitre. C’est cela qui est intéressant : les gens défient le pouvoir et l’Etat. Il y a un pouvoir à l’intérieur même des zones d’influence du pouvoir. Il y a un « pouvoir populaire » auquel les gens croient, qu’ils ont construit en dépit du pouvoir effectif de l’Etat, un « pouvoir populaire » auquel ils/elles travaillent et qu’ils ont rendu viable et puissant. C’est la manière qu’elles/ils ont de se ré-approprier le pouvoir accaparé par la minorité, par l’élite. Cependant, il faut noter que ce n’est pas si difficile alors que l’écrasante majorité de la population de ces villes est kurde et croient en ces changements. Voilà comment la révolution sociale part de la base de la société, et non de son sommet.

Après 28 ans de guerre, le PKK a réalisé qu’il fallait modifier l’orientation de leurs luttes, leurs objectifs et leur stratégie. Dans le contraire, leur futur n’aurait pas été meilleur que celui d’autres mouvements similaires.

A mon sens, le PKK, ou du moins la faction ou le groupe dominant au sein du PKK, a pris la bonne décision et la bonne direction en faisant taire les armes et en ouvrant leurs esprits, en passant de la force militaire au pouvoir populaire et de la révolution politique à la révolution sociale. La vague de la révolution sociale est si forte qu’il sera extrêmement difficile pour une personne ou un parti politique qui le souhaiterait d’en changer la direction… Et je ne parle pas de l’arrêter. C’est devenu un trait culturel, une coûtume. Particulièrement pour la jeune génération. Elles/Ils ont réalisé que c’était là la seule façon de défier le pouvoir, de remettre en cause le système et d’aboutir à des changements majeurs.

Les discussions que nous avons eu avec les gens sont univoques : tout le monde est très confiant dans la capacité de changement qui est entre leurs mains. Lors de notre rencontre avec le Mouvement Démocratique Libre des Femmes, il y avait 9 femmes présentes. Elles nous ont raconté comment elles traitaient les problèmes des femmes dans la société, tels que les violences conjugales, le viol et autres agressions sexuelles, comment elles soutiennent les personnes de toutes les manières possibles pour leur donner force et confiance pour affronter leurs propres problèmes. Quelques-unes parlaient de leur propre expérience et expliquaient que depuis qu’elles avaient rejoint le mouvement, elles avaient profondément changé, au point d’être presque une autre personne. Elles prennent part au camp de femmes pour la paix, partagent des missions, discutent de livres qu’elles lisent et travaillent avec la fédération démocratique des femmes de Kobanê. Quand nous leur avons demandé s’il y avait un groupe LGBT à Diyarbakir, elles nous ont répondu : « il y a quelques groupes dans la ville, nous sommes en contact et nous les soutenons ». C’est impressionnant de voir dans une ville comme Diyarbakir qu’il y a un mouvement de femmes composée de personnes tellement courageuses, à l’esprit tellement ouverts et qui construisent réellement la solidarité.

La Fédération des Familles de DétenuEs (Tuhad-FED) est un autre groupe avec lequel nous avons pu passer quelques heures pour discuter. Ce groupe a été formé en 1996 au nez et à la barbe du gouvernement. Il y a 14 bénévoles, dont la moitié sont des femmes qui travaillent sans relâche. La plupart des membres fondateurs et fondatrices du groupe ont une expérience très amère de la vie en prison, où elles/ils ont été torturéEs ou enferméEs sur de longues périodes. Le/La co-président-e5 est encore actuellement en prison. Cette fédération est très active et a des contacts réguliers avec les familles et les parents des détenuEs. Elles/Ils les soutiennent en gardant le contact, en leur trouvant unE avocatE et en finançant les visites des familles pauvres pour aller voir leurs proches en prison.

Ce groupe est en contact avec les différents groupes à l’étranger et localement avec l’Association des Droits de l’Homme (IHD). Durant notre meeting avec l’IHD, elles/ils nous ont confirmé que la police avait arrêté beaucoup de gens dans les manifestations du 6 et du 7 octobre 2014 contre l’autorité turque. C’est à ce moment-là que plusieurs milliers de personnes sont parvenuEs à s’échapper de Kobanê vers la Turquie, contre la volonté du gouvernement. Les manifestantEs protestaient alors contre la politique souterraine de soutien à l’EI menée par l’Etat turc. Le/La président-e de l’IHD6 nous a expliqué que juste 5 minutes avaient notre arrivée, un couple était venu au bureau pour les informer que leurs deux fils, agés de 16 et 17 ans, avaient été enlevé par la police. D’après leurs informations, 42 civils et 2 officiers de police sont morts, quelques 1 128 personnes ont été arrêtées dont 53 enfants. 221 personnes sont encore en prison.

Lors d’une réunion avec la co-présidente de l’un des syndicats qui sont actifs à l’hôpital, elle a confirmé l’arrivé de 128 blesséEs et de quelques personnnes gravement malades à l’hôpital. La police a mené une opération contre les bureaux du syndicat et à l’hôpital pour débusquer toute personne qui aurait été soigné à l’hôpital et qui serait susceptible d’aider les gens à Kobanê. Lorsqu’ils ont découvert la présence de malades et de blesséEs en provenance de Kobanê, ils ont harcelé la présidente du syndicat et d’autres infirmières, les insultant et confisquant leurs papiers d’identité.

Lors de notre réunion avec l’Association du Barreau de Diyarbakir, nous avons rencontré 5 avocatEs. Ils/Elles nous ont dit qu’environ un millier d’avocatEs travaillent avec elles et eux dans la région du Kurdistan sur différents sujets, pour les droits des enfants et des femmes ou dans les centres d’aide légale mis en place par l’Etat. Elles/Ils confirment que le processus de paix n’a pour l’instant apporté aucun changement majeur. Ils/Elles étaient optimistes et considéraient que la situation devrait s’améliorer dans l’année à venir, étant donné que la constitution doit changer. Elles/Ils ont fait remarquer qu’un système de libération sous caution existe mais ne s’applique pas aux personnes qui ont été engagées dans des actes politiques. Celles-ci doivent impérativement être jugéEs par un tribunal. Quand nous leur avons posé des questions à propos d’éventuelles plaintes à faire au sujet du comportement de la police, elles/ils nous ont répondu : « Nous ne pensons que cela vaille la peine de se plaindre. La police n’écoute pas ces doléances et ne changera pas son attitude ».

Ils/Elles ont confirmé que 200 étudiantEs ont été arrêtéEs et que, dans toute la Turquie, quelques 3 à 4000 personnes sont encore en prison. Et ceci en dépit de la constitution qui stipule que personne ne devrait être arrêtéE pour ses activités ou opinions politiques. Cependant, si quelqu’unE appartient à certains groupements politiques ou est arrêtéE en possession d’un drapeau ou d’une pancarte avec des slogans incitant à la haine, il/elle est susceptible d’être arrêtéE.

La détresse des réfugiéEs continue

Depuis la prise de Mossoul, en Irak, par l’Etat Islamique, le génocide des Yézidis et le début de la guerre à Kobanê, la région du Kurdistan en Turquie est submergée de réfugiéEs de Kobanê et de Sinjar. Plus de 100 000 YézidiEs ont fui, beaucoup d’entre elles et eux arrivant au Kurdistan irakien et quelques 18 000 en Turquie. Environ 4 000 d’entre elles et eux sont dans l’un des camps qui bordent la ville de Diyarbakir. Le co-maire de Diyarbakir nous a confirmé qu’aucune aide n’était parvenue des Nations Unies. Les gens de la région se sont collectéEs pour fournir tentes, nourriture et vêtements. Il dit : « 90% des dons et de l’aide fournis aux municipalités de Diyarbakir provient de la population locale et seulement 10% de l’Etat ». Ils nous a expliqué qu’ils/elles travaillent très dur pour satisfaire les besoins vitaux, tels que les tentes, la nourriture, les vêtements, l’eau chaude, l’électricité, l’accès à des douches et des sanitaires, un contrôle médical et des écoles pour les enfants. Il note qu’ils/elles font face à de grosses difficultés puisque tous les services sont assurés par des volontaires. Il n’y a pas assez de monde. Ils/Elles manquent également de personnes qualifiées, de médecins, de lits, d’ambulance, de médicaments. Le gouvernement turc ne les soutient pas pour assurer ces services et tout a été organisé par les municipalités7.

Nous avons également rencontré le Syndicat de l’Anatolie du Sud-Est au sein duquel Gabb est en charge de la coordination de l’aide humanitaire pour les réfugiéEs. Ce groupe réunit 286 membres dont 30% sont des femmes. Ils/Elles élisent 7 personnes qui font partie du comité actif [NdT. active committee, que l’on peut probablement traduire par comité exécutif]. La moitié de leur budget provient des municipalités de la région et ils/elles ont des contacts à l’étranger. Gabb nous a dit qu’elles/ils avaient un programme intensif pour les 3 prochains mois : coordination des camps de réfugiéEs, coordination entre les réfugiéEs de Kobanê et celles et ceux de Shangal mais également travail auprès de la Turquie pour obtenir un soutien humanitaire et des informations. Elles/Ils ont aussi pour objectif de répertorier les personnes dans les camps selon leur genre, leur âge, leur état de santé et d’autres problèmes. Ils/Elles ont confirmé que 9 camps de réfugiéEs sont sous leur supervision, dont 4 sont ceux des YézidiEs de Shangal. Selon leurs dires, environ 6 000 d’entre celles et ceux-ci seraient déjà retournéEs au Kurdistan irakien mais que 96 000 autres sont arrivéEs à Suruç et 2 840 à Mardin.

Nous avons aussi visité le camp de YézidiEs où plus de 4 000 personnes vivent. Les gens s’y plaignent de la qualité de la nourriture, réclament l’eau chaude, des médecins et des infirmièrEs. Ils/Elles nous ont dit qu’à cause du manque de moyens de locomotions, cela prenait 15 jours pour être transféréE vers un hôpital et que les réfugiéEs démuniEs devaient payer pour leur traitement.

A Suruç, nous avons visité le camp de réfugiéEs de Kobanê qui a été installé le 15 septembre 2014. Elles/Ils ont les mêmes équipements que les réfugiéEs de Shangak. Il semble qu’ils/elles vivent dans des conditions raisonnables. On nous a dit qu’il y avait 15 médecins, 20 infirmièrEs et beaucoup d’autres qui les suivaient. Ils/Elles paraissaient plus heureux que les réfugiéEs de Shangal, probablement en raison de plusieurs facteurs :

a. Ils/Elles sont très proches de Kobanê, d’où elles/ils viennent, alors que les YézidiEs sont très loin de Shangal

b. Les réfugiéEs de Kobanê ont le sentiment que le séjour est temporaire et qu’ils/elles retourneront bientôt chez elles et eux. Les gens de Shangal n’ont que peu d’espoir de retour tant que l’EI contrôle leur région.

c. Les réfugiéEs de Kobanê ont eu du temps pour partir de chez elles et eux et certainEs ont pu prendre leurs objets de valeur avec elles et eux. Les YézidiEs, de l’autre côté, ont subi un massacre soudain et ont tout laissé derrière elles et eux. Beaucoup de leurs proches ont été tuéEs, des centaines de femmes ont été kidnappées par l’EI et vendues comme esclaves sexuelles. Leur sort est encore inconnu.

d. Les réfugiéEs de Kobanê sont partiEs alors qu’il y avait encore des gens qui se battaient (et se battent encore) contre l’EI. Les YézidiEs sont amerEs envers les forces de Barzani8 (les peshmergas) : ils nous ont dit que les Peshmergas se sont retirés dès que l’EI a attaqué et qu’ils les ont laissé se faire massacrer9. Le retrait des Peshmergas restent un mystère et personne n’est en mesure d’expliquer si c’est un ordre de Barzani, un accord avec l’EI, le gouvernement turc et Barzani ou quelque chose d’autre. Quand nous en avons parlé aux gens dans le camp des YézidiEs, certainEs ne cachaient pas leur colère et leur frustration contre les Peshmergas de Barzani.

Le gouvernement turc a changé de tactique mais pas de stratégie contre le peuple kurde

Ce qui revient dans toutes les bouches sur place c’est : « Il n’y a eu aucun changement majeur depuis le cessez-le-feu de décembre 2012 »10. La suppression [NdT !? The suppression en anglais… pas compris] et l’oppression continuent, la communauté kurde est encore marginalisée et on peut toujours voir des différences majeures entre les villes turques et les villes kurdes.

Il n’y a pas beaucoup de soutien de la part du gouverneur local ou du gouvernement central aux municipalités qui sont controllées par le peuple kurde. La communauté kurde souffre largement du chômage et des problèmes sanitaires. Les gens vivent encore dans la crainte, pour leur propre sécurité et pour celles de leurs enfants, qui risquent d’être harceléEs, kidnappéEs ou arrêtéEs sans raison.

Il est vrai que le peuple kurde a désormais le contrôle des municipalités et met sur pied de nombreux associations, organisations, groupes et syndicats. Cependant, ils/elles ne reçoivent pas ou très peu d’aide du gouvernement. Il est important de noter que les kurdes ont forcé le destin : le gouvernement turc n’a pas d’autre choix que de faire avec elles et eux. Cette situation est peut-être en partie dûe au fait que le gouvernement espère devenir un membre de l’Union Européenne. Aussi les kurdes en ont profité et se sont émancipéEs de la situation dans laquelle ils/elles étaient contraintEs jusque là. Elles/Ils se préparent à se défendre et à défendre ce qu’elles/ils ont acquis. Il n’est pas question d’arrêter là leur révolution sociale, alors qu’elle ne fait que commencer.

Des choses peuvent arriver mais il faut veiller à ce qu’elles ne fassent pas dérailler la révolution sociale

La situation est très tendue et délicate. Le processus de paix semble avoir fait son temps. Kobanê est encore enserrée, l’EI est toujours une grave menace pour la region et il semble que déboulonner Assad du pouvoir ne fait pas partie des possibilités du moment. Les Etats-Unis et le reste des pays occidentaux ne parviennent pas à établir une politique ou une stratégie claire, à même de vaincre l’EI. Et le gouvernement turc n’est pas sérieux quand il prétend négocier avec le PKK. Tous ces facteurs ont des impacts directs et indirects sur la situation en Turquie.

Cela étant, d’autres facteurs encore plus importants pourraient faire dérailler la révolution sociale :

a. La fin du cessez-le-feu unilatéral par le PKK et le retour à la guerre asymétrique (la guérilla). Ce sera un désastre tant pour la société turque que pour la communauté kurde. Sans aucun doute, cela amènera des morts en plus, de la destruction, des déplacements de populations, attisera les haines entre turcQUEs et kurdes, augmentera la vague de racisme et aura un impact négatif sur l’ensemble de la région, en Irak, en Iran, en Syrie et sur le territoire kurde tout particulièrement.

b. L’attitude des USA et des pays occidentaux, qui traitent le PKK comme une organisation terroriste, n’aide pas dans cette situation. Une telle politique n’apporte rien de bien au peuple kurde et à ses alliés dans la région. Ces pays doivent changer leur attitude à l’égard du PKK, ils doivent comprendre que ce n’est pas la même organisation que celle qu’elle était dans les années 90. Ils devraient considérer le PKK comme la force principale dans la région, et dotée d’une forte popularité. L’organisation a effectivement changé et progressé au cours de ces dernières années. Dans ces conditions, le PKK ne saurait être marginalisé. Les USA et les pays occidentaux devraient forcer le gouvernement turc à ne pas considérer le cessez-le-feu comme quelque chose d’acquis, ils devraient tous se saisir de cette opportunité historique de résoudre ce trop long conflit.

c. Le gouvernement turc entretient avec l’EI et les autres organisations terroristes de la région des relations douteuses. Par exemple, il les utilise dans une guerre par procuration qui pourrait à terme s’avérer très nuisible pour la Turquie elle-même. Le président de la Turquie, Mr Tayyip Erdoğan, et son gouvernement feraient bien d’abandonner leur rêve d’établir un nouvel Empire Ottoman au XXIème siècle pour se concentrer davantage sur les problèmes internes au pays et en particulier sur la question kurde.

d. Il y a une lutte féroce en Turquie entre les généraux de l’armée et les politiciens au sujet du pouvoir. Le processus de paix n’a jamais été dans l’intérêt des généraux de l’armée. Bien que la lutte soit moins patente ces temps-ci, l’intervention dans la région des vieux raisons d’espions, aux côtés des USA et des autres pays occidentaux, pourrait raviver ces tensions et renforcer les généraux, qui pourraient être tentés de refaire un coup d’état [comme cela a déjà été le cas plusieurs fois il y a quelques dizaines d’années, NdT]. Ce n’est évidemment pas dans l’intérêt du processus de paix et de la révolution sociale puisque cela ramènerait les vieillles politiques martiales de terreur, d’oppression et de massacres d’innocentEs. En résumé, le retour à la case départ.

Zaher Baher
Haringey Solidarity Group et Forum Anarchiste Kurde

1. NdT : Campagne pour la paix au Kurdistan

2. NdT : Parti pro-kurde en Turquie, né de l’alliance du BDP (face légale du PKK) et d’une partie de la gauche en Turquie

3. NdT : Campagne pour la paix au Kurdistan

4. NdT : Parti pro-kurde en Turquie, né de l’alliance du BDP (face légale du PKK) et d’une partie de la gauche en Turquie

5. NdT : La version anglaise ne donne aucun indice au sujet du sexe de cette personne.

6. Ibid.

7. La très large majorité des municipalités de cette région sont gouvernées par le BDP, soit par le mouvement civil qui soutient le PKK et la cause kurde.

8. NdT Barzani est à la tête du quasi-Etat kurde irakien (Gouvernement de la Région du Kurdistan). Il est un allié de la Turquie avec qui il commerce son pétrole et des Etats-Unis, qui le voient comme l’une des clés de la stabilité de la région et un excellent appui pour développer leur business… Il s’est hissé et se maintient au pouvoir suite à une sanglante guerre civile contre le parti/clan rival mené par Talabani grâce à la corruption et aux pétrodollars dont il arrose les chefs féodaux. C’est la principale force d’opposition (réactionnaire) contre l’influence du PKK et de ses multiples ramifications sur le territoire kurde, principalement en Irak et dans une moindre mesure en Iran et en Syrie.

9. NdT Cette version est d’ailleurs la seule diffusée, même dans les médias bourgeois occidentaux. Ce sont les milicienNEs des YPG et YPJ (les combattantEs du PYD, le principal parti au Rojava, le Kurdistan syrien, lié au PKK) qui ont ouvert un corridor humanitaire pour les YézidiEs, qui sont alléEs les défendre au Mont Sinjar et qui leur ont permis, avec l’aide d’officiers du PKK, de former leur propre milice d’autodéfense, qui se battent actuellement encore au Mont Sinjar contre l’Etat Islamique…

10. NdT Ce cessez-le-feu est une décision unilatérale du PKK, sous l’influence de son leader toujours emprisonné Abdullah Öcalan. Il se veut une politique d’adoucissement des relations entre le Kurdistan turc et l’autorité centrale turque, mais aussi une inflexion dans les stratégies du PKK, comme l’évoque l’auteur dans ce texte. L’évolution progressive des positions du PKK ces vingt dernières années depuis un marxisme-léninisme orthodoxe et un nationalisme kurde vers des positionnements plus libertaires, critiques du nationalisme, de l’Etat-Nation et de son propre centralisme n’y est pas pour rien. Dans des contextes très différents, notons que de nombreux mouvements armés de libération nationale en Europe ont entamé et/ou achevé des processus similaires ces dernières années : en Irlande, au Pays Basque, en Corse tout récemment…

Radio : Actualité de Murray Bookchin

Murray Bookchin, militant libertaire américain mort en 2006, fondateur de l’écologie sociale et auteur de plusieurs ouvrages, semble redevenir d’actualité. Bien des luttes d’aujourd’hui pourraient en effet se réclamer de cette « écologie sociale » et se nourrir de sa pensée.

Mais en tant que promoteur du « municipalisme libertaire », Bookchin a aussi contribué à l’évolution de la pensée d’Ocalan, et à travers lui à l’évolution vers des positions autogestionnaires du parti kurde PKK. Helen Arnold et Daniel Blanchard, qui ont traduit certains de ses livres et qui l’ont bien connu, nous retracent son parcours de militant et de penseur.

Émission  de radio de « Vive la Sociale » sur FPP à réécouter ici.

Audio : La lutte des femmes au Kurdistan

Pendant unearton6114-2ffad semaine, en novembre 2014, une mission féministe française a voyagé au Kurdistan turc. Le 28 novembre, au centre social auto-organisé Attiéké (Saint-Denis), des militantes libertaires qui y avaient pris part ont rendu compte de cette mission, de leurs rencontres, et de ce qu’elles ont observé sur place. La soirée était organisée par le collectif Anarchistes solidaires du Rojava.

Près d’une heure de son, découpée en 14 séquences.

Merci à Monique et Serge (Radio libertaire) pour la prise de son.

Les liens audios sont disponibles ici : http://www.alternativelibertaire.org/?Audio-La-lutte-des-femmes-au

Radio : Expériences de luttes au Kurdistan sur FPP

Une émission de radio réalisée dans le cadre de l’émmission La jungle des luttes du Comité de Solidarité avec les Peuples en Lutte du Chiapas (CSPCL), sut Fréquences Paris Plurielles (FPP).

Au cours de cette émmission réalisée avec des membres du Collectif Anarchistes Soldiaires sont abordées les questions liées à la résistance au Rojava, les expériences d’auto-organisation liées au projet de confédéralisme démocratique ainsi que les questions que posent cette résistance et les critiques (constructives) qui peuvent lui être adressées.

L’émmission est disponible ici : http://lajungledesluttes.blogspot.fr/2014/12/novembre-2014-rojava-kobane-kurdes.html

Entretien – Le Kurdistan, la gauche kurde et l’autogestion

Par Libertaire.Tv

Cem Akbalik, socialiste libertaire kurde, parle de la révolution au Kurdistan syrien, et évoque l’évolution de la gauche kurde — et ses limites — vers les idées autogestionnaires. Se maintenant dans une situation de « ni paix ni guerre » avec le régime de Damas, se défendant à la fois contre les djihadistes de Daech et contre la menace de l’Etat turc, le Kurdistan syrien a proclamé son autonomie le 19 juillet 2012 dans la ville désormais célèbre de Kobanê. En janvier 2014, il s’est doté d’une Constitution (dite « Contrat social ») et a élu sa propre « Auto-administration démocratique » (DSA). Une stratégie de double-pouvoir qui n’est pas nouvelle de la part de la gauche kurde. Un entretien réalisé par Guillaume et Mehdi (AL Montreuil) le 9 octobre 2014.

Lien d’origine : http://alternativelibertaire.org/?Le-Kurdistan-la-gauche-kurde-et-l

« Nous avons, en substance, développé une démocratie sans État »

Cet interview du co-président du PYD, Saleh Muslim, est repris du site de l’Organisation Communiste Libertaire (OCL).

Au Rojava Une révolution de la vie

« Nous avons, en substance, développé une démocratie sans État »

Interview de Saleh Muslim
__ __ __ __ __ __ __ __ __ __

Le 10 novembre 2014

Le dimanche 10 novembre, Saleh Muslim Mohamed, co-président du Parti de l’union démocratique (PYD) représentant les communautés indépendantes du Rojava (Kurdistan de Syrie) et ses branches armées, les Unités de défense du peuple (YPG) et les Unités de défense des femmes (YPJ), a visité les Pays-Bas. Muslim a parlé de la lutte du Rojava contre l’Etat islamique (ISIS) et du développement de l’autonomie démocratique au cours de la révolution du Rojava. L’artiste Jonas Staal l’a ensuite interviewé.

_______

Jonas Staal : Dans votre conférence d’aujourd’hui, vous avez clairement déclaré que la bataille dans le Rojava ne se résume pas uniquement à la lutte contre l’État islamique (ISIS), et qu’elle est aussi un combat pour une idée politique spécifique : le modèle de l’autonomie démocratique. Quel est exactement ce modèle d’autonomie démocratique qui est au cœur de la révolution du Rojava ?

Saleh Muslim : La raison pour laquelle nous sommes attaqués est à cause du modèle démocratique que nous mettons en place dans notre région. Beaucoup de forces locales et les gouvernements n’aiment pas ces modèles démocratiques alternatifs et ne veulent pas qu’ils se développent dans le Rojava. Ils ont peur de notre système. Nous avons créé, au milieu de la guerre civile en Syrie, trois cantons indépendants de la région de Rojava qui fonctionnent selon un régime démocratique et autonome. Ensemble avec les minorités ethniques et religieuses de la région – Arabes, Turkmènes, Assyriens, Arméniens, chrétiens, Kurdes – nous avons établi par écrit une structure politique collective pour ces cantons autonomes : notre Contrat social.
Nous avons mis en place un Conseil du peuple comprenant 101 personnes représentant toutes les coopératives, les comités et les assemblées qui fonctionnent dans chacun de nos cantons.
Et nous avons établi un modèle de co-présidence – chaque entité politique a toujours à la fois une présidente femme et un président homme – et un quota de 40% de la représentation pour les femmes dans le but de faire respecter l’égalité de genre dans toutes les formes de la vie publique et de la représentation politique.
Nous avons, en substance, développé une démocratie sans État. C’est une alternative unique dans une région accablée durement par un conflit interne entre l’Armée syrienne libre, le régime d’Assad et l’auto-proclamé État islamique.

Une autre façon de se référer à cette notion de confédéralisme démocratique ou d’autonomie démocratique est celle de démocratie radicale : mobiliser les gens pour qu’ils s’organisent eux-mêmes et se défendent eux-mêmes au moyen des armées du peuple comme les Unités de défense du peuple (YPG) et les Unités de défense des femmes (YPJ). Nous mettons en pratique ce modèle de l’autonomie [self-rule, au sens d’autogouvernement] et de l’auto-organisation sans État dont nous parlons. D’autres personnes parleront de l’autonomie en théorie, mais pour nous, cette recherche de l’autonomie est notre révolution au quotidien. Les femmes, les hommes, toutes les catégories de notre société sont désormais organisées. La raison pour laquelle Kobanê tient toujours est parce que nous avons construit ces structures.

JS : Dans votre exposé, les mots ‟démocratie”, ‟liberté” et ‟humanité” reviennent très souvent. Pourriez-vous expliquer ce qui selon vous marque la différence fondamentale entre la démocratie capitaliste et ce que vous venez de décrire comme l’autonomie démocratique ?

SM : Tout le monde sait comment la démocratie capitaliste joue la comédie pour les votes ; les élections sont un jeu. Dans de nombreux endroits, les élections législatives ne sont que de la propagande, ne s’adressant qu’à l’intérêt direct particulier de l’électeur. L’autonomie démocratique se place sur le long terme. Elle a pour objet que les gens comprennent et exercent leurs droits. Que la société devienne politisée : c’est cela qui est au cœur de la construction de l’autonomie démocratique. En Europe, vous trouverez des sociétés qui ne sont pas politisées. Les partis politiques ne visent que la persuasion et les intérêts individuels, pas l’émancipation réelle et la politisation. Une vraie démocratie est basée sur une société politisée. Si vous allez maintenant à Kobanê et que vous rencontrez les combattant-e-s des YPG et des YPJ, vous verrez qu’ils savent exactement pourquoi ils se battent et ce qu’ils se combattent. Ils ne sont pas là pour l’argent ou leurs intérêts. Ils sont là pour des valeurs élémentaires, qu’en même temps, ils mettent en pratique. Il n’y a pas de différence entre ce qu’ils font et ce qu’ils représentent.

JS : Alors, comment peut-on politiser une société à ce niveau de conscience politique ?

SM : Il faut éduquer, vingt-quatre heures par jour, pour apprendre à discuter, pour apprendre à décider collectivement. Vous devez rejeter l’idée qu’il faut attendre qu’un certain chef arrive et dise aux gens ce qu’il y a à faire ; au lieu de cela, il faut apprendre à exercer l’autonomie comme une pratique collective. En traitant les questions quotidiennes qui nous concernent tous : celles-ci doivent être expliquées, critiquées et partagées collectivement. De la géopolitique de la région aux valeurs humanitaires de base, toutes ces questions sont abordées en commun. Il doit y avoir une éducation collective pour que nous sachions qui nous sommes, pourquoi nous sommes confrontés à certains ennemis et ce pourquoi nous nous battons.

JS : Dans une communauté qui est en guerre et confrontée à une crise humanitaire, qui est l’éducateur ?

SM : Les gens eux-mêmes s’éduquent les uns les autres. Lorsque vous mettez dix personnes ensemble et que vous leur demandez une solution à un problème ou que vous leur proposez une question, ils cherchent collectivement une réponse. Je crois que de cette façon ils trouveront la bonne. Cette discussion collective les politisera.

JS : Ce que vous décrivez comme le cœur de l’autonomie démocratique est en substance le modèle de l’assemblée.

SM : Oui, nous avons des assemblées, des comités ; nous avons toutes les structures possible pour exercer l’autonomie dans tous les secteurs de notre société.

JS : Qu’elles sont pour vous les conditions pour qu’une telle expérience démocratique soit en mesure de se mettre en place ?

SM : C’est un processus à long terme. J’ai moi-même été impliqué depuis plusieurs décennies dans ce mouvement, dans cette lutte – j’ai été en prison, j’ai été torturé. Aussi, les gens de ma communauté savent également pourquoi je fais ce que je fais. Je ne suis pas là pour recueillir de l’argent ou des bénéfices personnels. La raison pour laquelle le gouvernement syrien m’a capturé et torturé était que j’éduquais des gens. Et je ne suis qu’une personne ; beaucoup d’amis comme moi ont vécu la même chose. Beaucoup sont devenus des martyrs en mourant à cause des tortures du régime qu’ils ont subi. L’autonomie démocratique n’est pas une idée à réaliser en un jour : c’est une approche, un processus qui prend en expliquant, en éduquant. C’est une révolution qui prend la totalité de nos vies.

JS : Beaucoup d’étudiants, d’intellectuels et d’artistes regardent le Rojava, regardent Kobanê, et reconnaissent que la promesse d’un internationalisme sans État a, d’une certaine manière, trouvé là sa voie de retour dans notre époque. Que dites-vous à ces gens qui ne sont pas dans le Rojava, mais qui voient sa révolution comme un horizon. Que peuvent-ils faire ?

SM : Eh bien, allez à Kobanê. Rencontrez les gens et écoutez-les, comprenez comment ils ont instauré leur modèle politique. Parlez aux YPG, aux YPJ et prenez connaissance de ce qu’ils font ; demandez-leur, rencontrez leur société. Dans un proche avenir, les conditions vous permettront d’y aller, et vous pourrez en apprendre davantage sur le modèle de l’autonomie démocratique qui a été défendu dans les pires conditions imaginables, avec des menaces sur leurs vies, avec le manque de nourriture et d’eau. Allez parler aux gens et vous comprendrez comment et pourquoi ils l’ont fait. Et à quoi ressemble notre société à la suite de ça.

JS : Croyez-vous que l’autonomie démocratique est un modèle qui peut être adopté au niveau mondial ?

SM : Je crois que l’administration démocratique que nous avons mise en place correspond à ce que tout le monde se sent capable de partager, donc oui, c’est un modèle pour le monde. Il y avait beaucoup de préjugés à propos de notre révolution, mais quand des gens de l’extérieur l’ont visité et se sont posés au milieu de nos communautés, ils ont commencé à se rendre compte que l’autonomie démocratique était la bonne chose : nous avons des gens qui ont rejoint notre révolution, même en provenance de Damas. Tout le monde peut venir et voir par soi-même que notre révolution se mène et se réalise tous les jours. C’est une révolution de la vie, et à ce titre, notre lutte est une lutte pour l’humanité.

___

Source : http://tenk.cc/2014/11/a-revolution…

Traduction : XYZ / OCLibertaire


Notes :

Le Contrat social du Rojava

http://actukurde.fr/actualites/709/…

Jonas Staal

Jonas Staal (né en 1981) est un artiste plasticien et a étudié l’art monumental à Enschede et à Boston. Il mène actuellement des recherches pour un doctorat sur ‟Art et propagande au XXIème siècle” à l’Université de Leyde. Il est le fondateur de l’organisation artistique et politique New World Summit qui s’est engagée en faveur d’organisations politiques sans État qui se trouvent exclues des processus démocratiques institués. Parmi elles, le Mouvement des femmes kurdes, le mouvement basque pour l’indépendance, le Mouvement de libération nationale de l’Azawad et le Mouvement national démocratique des Philippines ainsi que des avocats, juristes et militants qui se sont battus contre le Patriot Act et ses conséquences.

Le New World Summit

Le New World Summit (NWS) se situe dans le courant critique de l’auto-détermination sociales, de la démocratie radicale et du refus de l’État comme institution de ce principe politique. Le NWS met en discussion et dispute la notion de démocratie, notamment l’abus du ‟démocratisme” dans la justification des visées« expansionnistes militaires et coloniales », notamment la « soi-disant guerre contre le terrorisme. En opposition au démocratisme, le NWS explore le champ de l’art comme espace pour ré-imaginer et agir selon une pratique fondamentale de la démocratie ».

Depuis 2012, le NWS a organisé 4 sommets. Le dernier, en septembre 2014 à Bruxelles, traitait des ‟Etats sans États”, « en invitant des organisations politiques qui luttent pour le droit à l’autodétermination à travers une variété de moyens, ayant comme objectif une forme d’indépendance ou d’autonomie, ou même en renonçant tous ensemble à la notion d’État pour libérer la pratique de la démocratie de l’État. »
« Le New World Summit s’oppose à la notion démocratiste qu’il y aurait quelque chose comme une ‟limite” à la démocratie, parce que la démocratie est soit illimitée, soit elle n’existe pas du tout. L’ordre politique existant est incapable de suivre ce principe car ses intérêts sont largement définis par des intérêts économiques et politiques géopolitiques. Le NWS affirme ainsi que l’art peut être un espace d’imagination radicale ‟plus politique que la politique elle-même”, un espace où la promesse d’une démocratie fondamentale et émancipatrice peut prendre forme. » (extraits de la présentation du NWS sur son site Internet).

___

Site Internet du New World Summit : http://www.newworldsummit.eu

Sur Jonas Staal : http://en.wikipedia.org/wiki/Jonas_Staal



Pour aller plus loin…

Articles récents sur le même sujet

Kobanê, bientôt deux mois de résistance

Le sens de notre solidarité avec Kobanê – “Anarchistes solidaires du Rojava”

Kobanê, la lutte des Kurdes et les dangers qui la guettent

Une ‟Révolution” attaquée – l’Alternative au milieu de la guerre en Syrie

Pourquoi le monde ignore-t-il les révolutionnaires Kurdes de Syrie ?

Aux côtés de la résistance de Kobanê ! – OCL

De Taksim à Kobanê : les anarchistes turcs bravent la frontière syrienne

Quatre choses que la gauche doit apprendre de Kobanê

Féministes et LGBT solidaires du combat des Kurdes de Kobanê et du Rojava

La bataillle de Kobanê : entre offensive djihadiste, complicité turque et résistance kurde

Le nouveau PKK a déclenché une révolution sociale au Kurdistan

La nouvelle guerre en Irak : Kurdes contre djihadistes

Les évènements de Sinjar et en Irak ces derniers jours

Les Kurdes, entre assauts islamistes et avancées politiques

________

Autres articles publiés sur le même thème

La ‟révolution silencieuse” des Kurdes de Syrie

Courant Alternatif 233, octobre 2013. Dossier Syrie – Un souffle de vie entre Bachar al-Assad et les djihadistes ? – Le mouvement kurde à un tournant

Kurdes / Syrie – La phase finale : Rojava

Le Confédéralisme démocratique, la proposition politique de libération de la gauche kurde

Contre la vision binaire Rebelles / Régime de la résistance

Quel avenir pour les Kurdes de Syrie ?

Kurdistan – « Nous libérer comme femmes pour libérer la société »

Syrie : L’intervention rêvée

PKK : une intervention en Syrie déclenchera une guerre régionale

Mobilisation générale des Kurdes contre la création d’un État islamique en Syrie

Une Syrie zapatiste ?

Kurdes : « Le plus grand peuple au monde sans État »

La question kurde et l’anarchisme

Source : http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article1610

Kobanê, bientôt deux mois de résistance

Cet article a été publié sur le site de l’Organisation Communiste Libertaire (OCL) le 10 novembre et propose un tour d’horizon à la fois sur l’organisation de la vie quotidienne et de la résistance à Kobanê, mais aussi sur les évolutions politiques de cette dernière et de la bataille qui s’y mène. 

Kobanê, bientôt deux mois de résistance

Ce 9 novembre, les YPG annoncent que les djihadistes ont été contraints de se retirer d’un quartier du centre de Kobanê qu’ils contrôlaient et de reculer en direction de la partie orientale de la ville qu’ils occupent encore. Avant de fuir, ils auraient détruit à l’explosif une mosquée qui leur servait de quartier général.
Par ailleurs, les défenseur-e-s de Kobanê multiplient depuis 48 heures les attaques et les incursions à l’extérieur de la ville, en direction de certains villages, et cela sur tous les fronts, ouest, sud et est.

Deux articles récents sur la bataille de Kobanê, un sur la manière dont s’organise la vie quotidienne et la résistance dans Kobanê, l’autre abordant certaines des dernières évolutions politiques qui accompagnent et caractérisent cette bataille.

_________

Un reportage sur la ville assiégée de Kobanê

Özgür Gündem

Le 7 novembre 2014

Depuis près de deux mois, les combattants de l’Etat islamique (IS) assiègent la ville kurde de Kobanê dans le Kurdistan occidental. Ersin Çaksu est l’un des rares journalistes qui couvre quotidiennement la ville assiégée de Kobanê.

Je suis arrivé le 19 septembre, quatre jours après le début des attaques de l’IS sur Kobanê. La plupart des civils que j’ai vus ont depuis disparu. Certains d’entre eux ont fui vers la Turquie, d’autres ont malheureusement été tués dans les combats.

A Kobanê et dans les 360 villages environnants vivaient environ 400.000 personnes. Maintenant ne vivent plus que 4000 personnes dans les zones sûres du centre-ville. 5.000 autres civils vivent encore à Til Sheir, un village à l’est de Kobanê. La zone est minée et est situé entre les barbelés de la frontière avec la Turquie et une ligne de chemin de fer.

Lorsque l’IS a commencé avec ses attaques, de nombreuses personnes ont fui avec leurs affaires dans cette zone. Il y a des familles entières, mais leurs yeux sont dirigés vers Pîrsûs (Suruç) la ville frontalière du côté turc.

Le seul lien possible entre Kobanê et Pîrsûs est avec le téléphone portable. Les gens des deux côtés se font du souci réciproquement. Alors que les civils restés dans Kobanê font partie de la lutte contre l’IS, leurs familles et parents dans Pîrsûs combattent comme réfugiés pour leur survie.

L’est de Kobanê ressemble à un tas de gravats provoqués par les attaques au mortier, les attentats-suicides de l’IS avec des explosifs chargés dans des véhicules et les attaques aériennes de la coalition anti-IS. Avant la guerre, l’est était une des parties les plus riches de la ville.

Bien que la partie sud de la ville n’est pas autant endommagé que la partie orientale, les destructions sont partout visibles. Ces parties de la ville ont été le théâtre de féroces combats de rue et aucune des portes de ces maisons n’est ouverte. Tous les logements sont reliés entre eux par de grands trous dans les murs. Il est possible d’aller de maison en maison à travers ces trous, puis de pénétrer dans une autre partie de la ville, quatre ou cinq pâtés de maisons plus loin.

Dans chaque rue, il y a des véhicules détruits. Depuis le début des combats, les rues ne sont pas nettoyées et la ville a été envahie par les mouches. Mais maintenant que le temps est devenu plus frais la puanteur est moins intense. Les pénuries alimentaires et en eau ont considérablement aggravé la situation pour les chiens errants et les autres animaux vivant dans la rue. La plupart des civils sont soit des personnes âgées, soit des femmes avec de jeunes enfants. Bien qu’ils ne soient pas autorisés à aller au front et à lutter contre l’IS, certains brisent l’interdiction.

Xale Osman, 67 ans, s’est armé lui-même et combat aux côtés de ses deux fils. « Alors que les jeunes d’ici meurent, pensez-vous vraiment que j’ai peur de la mort ? » me demande-t-il.
Les civils quittent leurs maisons la nuit, seulement en cas d’urgence. Si quelqu’un tombe malade, les milices locales sont avisées et un véhicule des unités de défense (YPG /YPJ) vient et emmène les gens là où ils peuvent être soignés.

En cas d’attaque ou d’une autre menace de l’IS, les YPG/YPJ déclarent une situation d’urgence à court terme et emmènent les gens dans d’autres maisons jusqu’à ce que le danger soit passé.
A Kobanê il y a une énorme solidarité. Voyager à travers la ville devient plus facile chaque jour, parce que le premier véhicule que l’on rencontre sur la route, s’arrête et vous invite à monter.

C’est peut-être cette solidarité qui explique précisément pourquoi Kobanê a pu résister si longtemps. Il y a peu de personnes qui vivent encore dans leurs propres maisons. S’il le faut, les portes des maisons sont ouvertes à tout moment pour les personnes nécessiteuses. Ceux qui sont encore dans leurs maisons, partagent le fromage, les cornichons, la confiture et les légumes secs, qu’ils avaient cultivés pour l’hiver, avec les personnes dans le besoin.

Bien que les gens aient peu pour survivre, ils le partagent entre eux. Par exemple, si une voiture est nécessaire, les YPG/YPJ ouvre un garage et inscrit au nom du propriétaire du véhicule ainsi que la plaque d’immatriculation et le véhicule peut être utilisé.

Il n’y a aucune activité commerciale dans la ville. Le seul magasin encore ouvert est la boulangerie. Le pain est distribué gratuitement à la population. D’autres aliments, surtout des stocks en conserve et ceux de l’aide humanitaire sont répartis régulièrement entre les habitants certains jours déterminés. L’eau est distribuée dans de grandes bouteilles. L’administration locale distribue également de la farine tous les trois jours. Cinq ménages se partagent un sac de 50 kg de farine.

Il y a des civils qui se mettent volontairement en avant et réalisent des travaux bénévoles. Ils réparent des véhicules, des armes et des générateurs dans une ville qui n’a pas d’électricité depuis 18 mois. Dans de nombreux cas, ils aident les médecins à transporter les blessés, portent des armes et des munitions vers la ligne de front, cuisinent pour les combattants ou cousent des vêtements pour eux. Alors que l’hiver s’installe lentement ici, les maladies et l’hygiène sont devenues un réel problème.

Il n’y a que cinq médecins dans toute la ville, et en raison du manque de matériel médical et de médicaments les médecins dans la plupart des cas ne peuvent traiter les plaies que provisoirement. Les trois hôpitaux de la ville de Kobanê ont été détruits par des attaques à la bombe et les médecins soignent les blessés dans un petit bâtiment. Beaucoup de ceux qui sont malades, refusent d’aller voir le médecin. Une femme âgée explique que l’équipement médical est de toute façon déjà rare. « Les médicaments ne doivent pas être gaspillés sur nous. Nos enfants se battent et se blessent. Les soins médicaux, les médicaments doivent être utilisés pour eux. »

Alors que le cimetière de Kobanê est devenu un champ de bataille, les morts sont enterrés dans une autre partie de la ville. Xatun, une femme me dit après les funérailles d’un parent – un jeune combattant – qu’ils n’ont pas le temps de pleurer correctement. « Nous ne pleurons pas maintenant. Si Kobanê est libre, je pleurerai deux fois. Une fois des larmes de tristesse couleront pour les jeunes que nous avons enterrés. Et aussi des larmes de joie parce qu’ils auront sacrifié leur vie et ainsi libéré Kobanê ».

Özgür Gündem, 07/11/2014, ISKU
ISKU | Informationsstelle Kurdistan

Traduction rapide : XYZ / OCLibertaire

source : ici

_______

Kobanê, l’ISIS et la Turquie

Amed Dicle

Le 9 novembre 2014

La résistance Kobane en est à son 56ème jour. L’ISIS est conscient qu’il a été brisé à Kobanê. L’impact psychologique de cette perte est clairement visible parmi les groupes d’attaque. Cette réalité est plus visible encore sur la première ligne et repérable dans les communications internes, par talkie-walkie, de l’ISIS.

Cependant, l’ISIS est toujours dans Kobanê et la bataille continue. Comme nous l’avons dit précédemment, tant que l’ISIS est capable de rester à Raqqa, à Jarablus et à Tel Abyad, Kobanê restera une zone de guerre. Mais en même temps, alors que l’ISIS continue de subir des pertes à Kobanê, il est en train de s’affaiblir dans les endroits mentionnés ci-dessus. Cela, en un mot, signifie qu’une victoire contre l’ISIS à Kobanê conduira à long terme à la défaite de l’ISIS dans le reste de la Syrie. Ce processus a commencé et peut durer pendant une grande partie de l’année prochaine.

Je crois que l’ISIS est catégorique sur le fait de rester dans Kobanê parce qu’il est trop conscient de cet enjeu. Parce qu’une éventuelle retraite du centre urbain de Kobanê vers la campagne environnante assurera l’anéantissement complet de l’ISIS. Cela signifiera leur faire perdre l’avantage psychologique face aux YPG/YPJ, aux forces peshmergas et aux forces de Burkan El Firat [“Volcan de l’Euphrate”, combattants locaux officiellement affiliés à l’Armée syrienne libre], tout en en faisant aussi des cibles idéales pour les frappes aériennes de la coalition. Une retraite signifierait un suicide militaire pour l’ISIS. Toutefois, l’insistance de l’ISIS à rester dans Kobanê signifie la même chose ; on peut donc dire qu’en effet ils ont été vaincus.

L’ISIS a attaqué Kobanê pour les intérêts d’autres forces et est maintenant dans le pétrin. La force qui a fait de Kobanê une cible pour l’ISIS et qui lui a offert tout l’appui possible dans ses efforts était et est encore la Turquie.

L’Etat turc voulait que Kobanê tombe, et le veut encore. Il y a deux raisons à cela. La première est que Kobanê est le berceau de la Révolution du Rojava. Il voulait infliger un coup fatal contre le berceau de la révolution. La Turquie ne veut pas que les Kurdes de Syrie obtiennent leurs droits ou statut en tant que peuple, et elle était prête à collaborer avec l’ISIS à cette fin. Deuxièmement, la Turquie voulait faire de la présence de l’ISIS à ses frontières un levier pour ses visées diplomatiques en ce qui concerne la crise syrienne.

Alors, que fait le gouvernement de l’AKP fait pour atteindre ces objectifs ? Rappelons-nous : d’abord, il pensait que l’attaque de l’ISIS contre Kobanê se traduirait par la chute de la ville en un temps très court. Sous le couvert d’accueillir les réfugiés en provenance de Kobanê, il allait utiliser cela contre le mouvement de libération kurde et les puissances mondiales. Le premier scénario envisagé ne s’est pas matérialisé. Les plans d’Ankara ont été sabotés par la résistance de Kobanê.

La tentative suivante a été mise en pratique avec l’invitation de Salih Muslin [co-président du PYD] à Ankara : Ankara avait même déclaré : « Nous allons offrir toute l’aide possible, nous aussi allons les frapper ». Ils voulaient faire monter les attentes parmi les Kurdes. Cependant, après la visite de Muslim [co-président du PYD], le soutien de la Turquie en faveur de l’ISIS s’est intensifié. La déclaration d’Erdoğan selon laquelle« Kobanê peut tomber très bientôt » a montré son optimisme et sa foi en l’ISIS. Cela a démasqué une fois de plus la politique de la Turquie à l’égard de Kobanê.

Malgré cela, le gouvernement turc a essayé de gagner du temps avec de nouveaux coups. Ils ont dit que les peshmergas et l’ASL devaient être autorisés à pénétrer dans Kobanê. En disant cela, la Turquie pensait que le gouvernement régional du Kurdistan n’allait pas envoyer de peshmergas à Kobanê, et en tout cas que le PYD n’accepterait aucun peshmergas à Kobanê. Nous devons nous rappeler qu’avant même qu’un des côtés kurdes ait publié une déclaration sur la question, Erdoğan avait émis des prédictions sur la question de savoir si les Kurdes accepteraient une telle mesure.

Cependant, aucune force kurde n’avait fait le moindre commentaire sur l’envoi de forces peshmergas dans Kobanê [*]. Erdoğan voulait provoquer des luttes intestines entre les Kurdes.

Lorsque les peshmergas sont partis pour Kobanê, les Turcs les ont fait attendre à Suruç pendant trois jours, au cours desquels l’ISIS a intensifié ses attaques sur le poste-frontière de Mursitpinar. Leur but était de s’emparer du point de passage de la frontière afin de stopper la peshmergas et les empêcher de pouvoir réellement entrer dans la ville. Une fois de plus, le plan d’Ankara a échoué. Le point de passage de la frontière de Mursitpinar a été héroïquement défendu par les combattants des YPG et toutes les attaques ont été repoussées avec succès.

Actuellement, la montée de la pression internationale et le statut légendaire de Kobanê ont mis la Turquie dans une situation difficile. La Turquie est tombée dans le trou qu’elle a elle-même creusé. Malgré cela, il est trop tôt pour dire si la Turquie a modifié sa politique en ce qui concerne Kobanê. Et, pour être honnête, si la Turquie ne change fondamentalement sa politique envers les Kurdes, il semble impossible qu’ils changent leur approche de Kobanê. Il semble que la Turquie reste catégorique sur la poursuite de sa politique antikurde irrationnelle dans un proche avenir.

La haine kurde envers les décideurs turcs est en passe de leur rendre la vie difficile. Cela ne peut conduire qu’à une disparition politique. La disparition militaire, culturelle, politique et économique du colonialisme ne peut signifier que la libération des Kurdes et des autres communautés opprimées. La résistance de Kobanê a veillé à ce que cette nouvelle ère soit maintenant à portée de la main…

Traduction rapide : XYZ / OCLibertaire

source : ici

___

[*] NdT.

Il n’est pas exact de dire que les Kurdes de Kobanê ont accueilli sans réserve l’arrivée des peshmergas et des renforts de l’ASL (dont Erdoğan voulait faire monter le contingent de ces derniers à 1400 hommes). Ils ont fait savoir que leurs frères kurdes d’Irak feraient mieux d’aller combattre l’ISIS sur le front irakien, et que l’ASL serait plus utile en attaquant l’ISIS ailleurs, et notamment le verrou de Tall Abyad, à l’est de Kobanê, qui bloque la jonction avec le canton de la Jazira. Mais, c’était là des points de vue émanant de commandant-e-s des YPG/YPJ n’engageant pas officiellement la direction du PYD. Dans les faits, l’arrivée d’une petite centaine de combattants de l’ASL et surtout de 150 pechmergas bien équipés en armes (quelques blindés, de l’artillerie et des missiles antichars…), en munitions et en équipements, renforce objectivement la capacité de combat de la résistance de Kobanê sans modifier véritablement l’équilibre des forces politiques dans la ville. Même s’il y a un commandement militaire conjoint (YPG-pechmergas-Burkan El Firat), ce sont les YPG/YPJ qui tiennent la baguette, qui connaissent la ville, qui maitrisent les opérations… C’est un nouvel échec pour Erdoğan.

Source : http://oclibertaire.free.fr/spip.php?breve575