Kobanê, la lutte des Kurdes et les dangers qui la guettent

Cet article datant du 19 octobre 2014 est repris du site Serpent – Libertaire où il a été publié avec un commentaire préalable. Nous vous invitons à le lire en actualisant avec les dernières informations qui nous parviennent du Rojava.

Préambule :

Depuis que cet article a été publié, les djihadistes ont lancé de nouvelles offensives grâce à l’arrivée de nouveaux renforts, dont de nombreux kamikazes qui se font exploser en se jetant sur les positions des combattants kurdes au volant de camionnettes piégées. Les États-Unis ont accentué leur aide à coups de bombardements et aussi pour la première fois par le largage d’armes, de munitions et d’équipements de secours aux combattants kurdes et non kurdes qui défendent la ville.

Depuis, Erdoğan a été obligé de faire évoluer sa position en autorisant l’arrivée de renforts… mais à condition qu’ils n’appartiennent pas à la gauche kurde. C’est pourquoi des peshmergas du Kurdistan irakien, gouverné par le parti conservateur PDK de Barzani, devraient faire leur entrée dans Kobanê, alors que des milliers de Kurdes de Syrie sont prêts à se battre.

Pendant ce temps, dans les monts de Sinjar (dans le nord de l’Irak), des milliers de Kurdes yezidis qui y avaient trouvé refuge, sont en ce moment même encerclés par les djihadistes équipés de véhicules blindés Humvees qui ont lancé depuis lundi dernier (20 octobre) une nouvelle offensive… Deux zones résidentielles situées dans la plaine ont été prises par l’EI, forçant des milliers de civils à fuir de nouveau dans la montagne. Les volontaires des milices YBŞ (Yekineyen Berxwedanê Şengalê – Unités de résistance de Sinjar), épaulés par les HPG (Forces de défense du peuple, du PKK) annoncent avoir tué une vingtaine de djihadistes au cours de très violents combats et ont lancé des appels d’alerte et de mobilisation. Des renforts devraient là aussi être envoyés très vite…

La bataille de Kobanê a modifié beaucoup de choses en très peu de temps et se traduit maintenant par une nouvelle alliance assez inédite entre les forces de la gauche kurde et la principale puissance impériale au monde. Les deux n’avaient probablement pas le choix, compte tenu de leur situations et objectifs respectifs.

Le point sur les raisons de cette entente, au départ purement opérationnelle, et sur les dangers que recèlent ces derniers développements.

Serpent Libertaire le 22 octobre 2014 – Publié par Patrick Granet

Kobanê, la lutte des Kurdes et les dangers qui la guettent

par Jelle Bruinsma, le 19 octobre 2014

Alors que l’EIIL a été chassé de Kobanê, les dangers que représentent les prérogatives impériales des États-Unis menacent les ambitions kurdes pour l’autonomie démocratique.

Maintenant que divers rapports confirment que les hommes et les femmes kurdes incroyablement courageux ont réussi à tenir la ville de Kobanê et même à chasser les fascistes de l’EIIL, il est temps de réfléchir. Comment ont-ils réussi à repousser l’EIIL ? Pourquoi les États-Unis se sont-ils plus fortement impliqués ? Et quels dangers peuvent surgir à partir de maintenant ?

Il y a deux semaines, les indomptables Unités de défense du peuple (YPG) avaient rendu publique une déclaration de défi [voir document en annexe] qui soulignait le sens de leurs « responsabilités historiques », promettant que « la défaite et l’extinction de l’EIIL débuteront à Kobanê. Chaque rue, chaque maison de Kobanê seront une tombe pour l’EIIL ». Beaucoup ont admiré le courage des Kurdes. Des camarades turcs et d’ailleurs ont même essayé de se joindre à la défense de Kobanê et des campagnes ont été lancées à travers le monde pour recueillir de l’argent pour eux.

Mais, il y avait probablement peu d’outiders pour croire vraiment que l’assaut meurtrier de l’EIIL pourrait être arrêté, quand plusieurs articles publiés défendaient que Kobanê était pratiquement tombée. Ceci fut dû en grande partie à la position criminelle et intransigeante de la Turquie qui consista à bloquer les lignes d’approvisionnement kurdes, et au manque d’intérêt des États-Unis pour ce qui – selon leurs calculs impériaux – était une ville stratégiquement sans importance.

Deux semaines plus tard, la situation semble avoir été totalement renversée, avec l’EIIL qui semble battre en retraite et un responsable kurde déclarant qu’« il n’y a plus d’EIIL dans Kobanê maintenant », bien que les combats se poursuivent dans la partie est de la ville. Au cours de ces mêmes semaines, les États-Unis ont intensifié leurs bombardements aériens sur les positions de l’EIIL dans et en hors de Kobanê, et ont engagé pour la première fois des pourparlers directs avec le Parti de l’union démocratique kurde (PYD). Le commandant kurde des YPG a quant à lui déclaré que « sa milice avait reçu des armes, des fournitures et des combattants ». Même s’il n’a pas révélé de plus amples informations, des journalistes se trouvant dans la ville turque de Suruç, à 15 kilomètres de la frontière de Kobanê, ont semble-il « rencontré des combattants qui faisaient la navette ». Cela est sans doute redevable à une connaissance intime de la région de la part des combattants, mais un ‟ Turc bien placé”, a déclaré à la BBC « que des fournitures avaient en effet été autorisées à traverser la frontière ».

Comme l’avait indiqué un précédent article de ROAR il y a deux semaines, si Kobanê était tombé, les États-Unis et la Turquie en auraient porté la responsabilité. Les deux États ont le pouvoir et la capacité militaire d’arrêter l’EIIL et de l’empêcher d’atteindre la ville. En outre, et plus important encore, différents rapports semblaient prouver que la Turquie a activement aidé l’EIIL sur plusieurs plans :

1.- en permettant aux combattants de l’EIIL blessés de recevoir un traitement médical dans les hôpitaux turcs, et de repasser en Syrie pour rejoindre le combat ;

2.- en permettant à l’EIIL de traverser la frontière et de vendre du pétrole tiré des gisements qu’il contrôle sur le marché noir de la Turquie, une donnée d’une importance financière considérable pour l’EIIL ;

3.- en bloquant les forces expérimentées du PKK et en les empêchant de pénétrer en Syrie pour aider à défendre Kobanê et combattre l’EIIL, et même en bloquant les approvisionnements en armes et autre fournitures nécessaires ;

4.- la semaine dernière, et là c’est encore plus grave, en réactivant son engagement dans la guerre contre ses propres Kurdes lorsqu’elle a bombardé des positions du PKK dans la région sud-orientale de Dağlıca.

Bien que l’ensemble de ce qui précède demeure, la politique et les calculs impériaux sont complexes et reflètent la nécessité de défendre des intérêts divers et contradictoires. Dans le cas de Kobanê, il est évident que la Turquie était bien heureuse de laisser l’EIIL frapper un grand coup contre les forces kurdes, et potentiellement de massacrer des milliers de Kurdes. Elle a également cherché à obtenir comme contrepartie de réorienter la pression internationale sur la formation d’un nouveau front contre le régime d’Assad de Syrie. Les États-Unis, aussi, étaient parfaitement heureux de laisser ces ‟victimes indignes” mourir et ont déclaré clairement que Kobanê n’avait aucune importance pour eux.

Qu’est-ce qui a changé cette situation ? Bien que les États-Unis accordent encore la priorité à la lutte contre EIIL en Irak, où ils ont beaucoup plus d’intérêts économiques et leur réputation à défendre, ils ont augmenté leurs attaques aériennes sur l’EIIL autour de Kobanê, probablement en coordination avec les Kurdes. Les Kurdes de la région se sont naturellement réjouis de ces frappes aériennes américaines sur les positions de l’EIIL, et d’ailleurs depuis le début la résistance kurde avait appelé à des frappes aériennes plus nombreuses et plus efficaces.

Deux raisons me semblent expliquer l’implication accrue des États-Unis.

Tout d’abord, les forces YPG-PKK bien formées se sont révélées être les adversaires militaires les plus efficaces de l’EIIL, même en tenant compte de leur infériorité numérique et en armement. Alors qu’en Irak, l’armée – malgré une décennie de formation par les États-Unis et un armement sophistiqué – s’est débinée à la simple vue des combattants de l’EIIL, les forces YPG-PKK ont prouvé leur ‟valeur” pour la deuxième fois, après être venus à la rescousse des yézidis d’Irak. Comme les États-Unis ne veulent pas mettre les « bottes sur le terrain », car leurs alliés régionaux n’ont pas fait montre d’un engagement sérieux à ce jour, et comme leur campagne aérienne est vouée à l’échec, ils ont besoin d’alliés qui soient déterminés à combattre l’EIIL.

Deuxièmement, les États-Unis aident Kobanê pour des « raisons de propagande », selon les mots du rédacteur de la BBC spécialiste de diplomatie et de défense, Mark Urban. Comme dans tout bon réseau mafieux, dans les relations internationales, tout repose sur la réputation. Avec les États-Unis ayant annoncé qu’ils allaient « affaiblir et finalement détruire » l’EIIL, et avec les yeux du monde posés sur Kobanê en raison de la bravoure encore endurcie des combattants kurdes et de l’activisme de leurs partisans partout dans le monde, un massacre à Kobanê aurait porté un coup à la crédibilité des États-Unis. Kobanê « est plus un symbole qu’un atout stratégique, mais sa perte renforcerait le sentiment que l’EIIL est imparable », ajoute l’analyste militaire de la Brookings Institution, Michael O’Hanlon.

Les Kurdes ont maintenant été contraints à une alliance stratégique apparemment inévitable, mais dangereuse, avec les États-Unis. Inévitable, car ils étaient dépassés en armement par l’EIIL et qu’ils avaient besoins d’armes sophistiquées avec eux pour bloquer l’EIIL et créer un espace de respiration. Dangereuse, parce que les intérêts et les intentions des Kurdes sont diamétralement opposés à ceux des États-Unis, ce que les savent parfaitement. Les tentatives des Kurdes de créer des zones démocratiques autonomes sont tout autant une menace pour les intérêts impériaux des États-Unis que pour l’EIIL. La pierre angulaire de la politique des États-Unis au Moyen-Orient a toujours été le soutien à des régimes stables qui peuvent réussir à bloquer tous les appels à la démocratie ou au contrôle national sur les ressources naturelles du pays. En ce sens, la comparaison des Kurdes avec les anarchistes espagnols de 1936 que fait David Graeber tient la route : bien que les anarchistes combattaient également des fascistes, l’ensemble des grandes puissances occidentales se sont opposées à eux et ont bloqué l’envoi des armes, avec un Churchill célèbre pour avoir préféré les fascistes aux anarchistes ou communistes.

À la lumière de la coopération YPG-États-Unis, il est utile de rappeler une histoire plus contemporaine, celle de la trahison de chiites et des Kurdes d’Irak en 1991.

C’était en 1991, mais cela aurait tout aussi bien pu être en 2014, qu’un diplomate européen avait noté que « les Américains préfèreraient avoir un autre Assad, ou mieux encore, un autre Moubarak à Bagdad ». Ce fut au cours de la première guerre du Golfe, lancée parce que l’ancien allié Saddam Hussein avait désobéi aux ordres américains en envahissant le Koweit. L’attaque étatsunienne contre l’Irak avait créé un espoir parmi les Kurdes et les chiites opprimés, espoir renforcé par Bush qui les encouragea ouvertement à se soulever contre Saddam Hussein, donnant ainsi l’impression que les États-Unis les appuieraient. Mais les incertitudes devant un Irak post-Saddam ont conduit les États-Unis à décider de maintenir Saddam au pouvoir. Au cours des semaines les plus terribles de l’histoire irakienne, les Etats-Unis – qui contrôlaient alors totalement l’espace aérien irakien – n’ont rien fait et ont permis à Saddam Hussein de briser la zone d’exclusion aérienne contrôlée par les États-Unis et d’utiliser des hélicoptères de combat pour réprimer les soulèvements et massacrer les civils kurdes et chiites.

Les Kurdes n’ont pas besoin qu’on leur rappelle ces faits. Leurs familles ont vécu à travers eux et d’autres trahisons impériales. Dans le même temps, ils n’ont pas de temps à perdre avec des philosophes occidentaux qui, depuis leurs fauteuils, condamnent toute coopération avec des bombes étatsuniennes – et à juste titre. C’était leurs vies qui étaient directement en jeu.

Mais cette nouvelle situation n’est pas sans poser d’énormes difficultés. Le fait que les États-Unis continuent à placer une plus grande importance sur l’Irak que sur Kobanê et que le commandant de l’armée américaine au Moyen-Orient, Lloyd Austin, vendredi dernier [17 octobre] pensait encore « fort possible » que Kobanê finisse par tomber aux mains de l’EIIL, soulève de sérieuses questions. Combien de temps les États-Unis continueront-ils à aider la résistance par des frappes aériennes ? Qu’est-ce qu’il se discute dans les pourparlers de haut niveau entre les représentants du PYD et département d’État des États-Unis ? Qu’est-ce que les Etats-Unis vont essayer d’‟obtenir” des Kurdes ? Une coopération plus active dans la lutte contre l’EIIL ? En échange de quoi ?

Une réponse a été donnée aujourd’hui [19 octobre] dans la déclaration du Commandement général des YPG. Dans cette dernière, ils confirment avoir conclu une entente avec l’Armée syrienne libre (ASL), le groupe qui a combattu le régime tyrannique d’Assad avec un certain soutien de l’Occident. Ils confirment également que l’ASL se bat à leurs côtés dans Kobanê et qu’à partir de maintenant ils vont coopérer dans « lutte contre le terrorisme et à la construction d’une Syrie libre et démocratique ». Il s’agit d’un changement significatif dans la stratégie puisque cela implique non seulement de combattre d’EIIL, mais aussi Assad – une demande-clé de la Turquie – et qui, en outre, se base sur un « véritable partenariat pour l’administration de ce pays » avec toutes ses « classes sociales » [voir la déclaration complète en annexe].

Est-ce là le prix que les YPG de gauche a dû payer pour que s’ouvrent des lignes d’approvisionnement ? C’est une question ouverte sur ce que cela signifie pour la révolution sociale dans le Rojava.

Il n’est pas improbable, par exemple, que les lignes d’approvisionnement à travers les frontières turques aient été secrètement tolérées par la Turquie en raison de la pression des États-Unis et/ou de l’accord qui a été conclu avec l’ASL. Elles peuvent aussi être coupées. Les frappes aériennes étatsuniennes peuvent également s’interrompre et les considérations impériales peuvent changer. La liste de ceux qui, par nécessité ou par choix, ont collaboré avec les puissances impériales mais qui ensuite les ont laissé mourir est infinie. La triste réalité est que les empereurs modernes peuvent encore décider de qui vit et de qui meurt.

Comme les Kurdes en sont conscients, à long terme, la coopération avec les États-Unis est incompatible avec leurs propres ambitions et aspirations à une région et une société libérée de toutes les formes d’oppression. Mais savoir s’il existe d’autres options à court terme est une question pertinente. Même pour l’approvisionnement continu en armes lourdes indispensables et la libre circulation de leurs forces, ils sont dans une large mesure tributaires des préférences des maîtres impériaux.

Cette fois, grâce à leur bravoure, ils forcé la main impériale et sont en mesure de poursuivre leur combat. Mais qu’en sera-t-il demain ? La Turquie a été pendant des décennies l’un des principaux alliés régionaux des États-Unis, et même si les États-Unis ont besoin maintenant des Kurdes, ce sera au mieux une alliance temporaire.

Pour nous, Occidentaux qui nous plaçons en solidarité avec nos camarades kurdes, il est essentiel de poursuivre la pression sur nos propres États, de faire que les yeux du monde restent fixés sur Kobanê et sur la lutte kurde dans son ensemble. Plus que cela, nous devons soutenir ouvertement les appels des YPG pour que des armes leur soient fournies et exiger que le PKK soit retiré de la monstrueuse ‟liste terroriste”. Coincés entre le marteau et l’enclume, les Kurdes au bout du compte ne peuvent compter sur eux-mêmes. Plus grande sera leur liberté de se déplacer, mieux armés ils seront, plus grande sera leur capacité de protéger la révolution sociale dans le Rojava et, aussi, de combattre l’EIIL.

le 19 octobre 2014

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Jelle Bruinsma est doctorant-chercheur en histoire à l’Institut universitaire européen et collaborateur de ROAR Magazine.

ROAR (« Rugissement »), Reflections on a Revolution

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Source : Kobanê, the Kurdish struggle, and the dangers lurking ahead

Traduction : XYZ/ OCL ( http://oclibertaire.free.fr/ )

Annexes :

L’EIIL ne rentrera jamais à Kobanê

(Firat News Agency)

Vendredi 3 octobre 2014.

Le commandement général des YPG (unités de protection du peuple) a publié une déclaration sur les affrontements en cours dans la ville de Kobanê.

Le commandement des YPG a nié les rapports selon lesquels les bandes de l’EIIL seraient entrées à Kobanê, soulignant que « ce rêve de certains cercles ne se réalisera pas. La défaite et l’extinction d’EIIL débuteront à Kobanê. Chaque rue, chaque maison de Kobanê seront une tombe pour l’EIIL ».

Le commandement des YPG a déclaré que les bandes de l’EIIL ont lancé une nouvelle vague d’attaques le 15 septembre pour occuper Kobanê et continuent à attaquer sur les trois fronts de Kobanê, utilisant des armes lourdes et de l’artillerie dans le but d’avancer.

« En tant qu’YPG, nous allons assumer nos responsabilités historiques, peu importe dans quelles circonstances et possibilités, de la même manière que nous avons protégé les peuples et les valeurs d’Efrin à Jazaa dans le Rojava depuis trois ans », indique le communiqué. YPG a promis que « le peuple kurde et leurs amis ne devraient pas être inquiets, Kobanê ne tombera jamais. Il n’est pas possible, en aucune façon, d’entrer dans Kobanê qui sera le témoignage de la résistance du siècle dernier et sera une tombe pour EIIL ».

Le commandement des YPG s’est également engagé à « déclarer la victoire du Kurdistan Ouest et de la Syrie Libre et Démocratique dans le monde entier ».

Le commandement général des YPG a terminé la déclaration en faisant appel à tous les jeunes du Kurdistan, et à tous les jeunes épris de liberté et d’égalité, pour qu’ils rejoignent leurs rangs afin d’assumer leurs responsabilités historiques et de se joindre à la lutte pour l’humanité contre les attaques sauvages des bandes de l’EIIL.

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Déclaration du Commandement général des YPG sur Kobanê et la lutte contre l’EIIL

Le 19 octobre 2014.

Déclaration du Commandement général des YPG

Aux médias et au grand public,

Cela fait 33 jours que la ville de Kobanê se bat contre le terrorisme en des jours tourmentés de résistance, de rédemption et d’énormes sacrifices dans la lutte contre les attaques terroristes de l’EIIL et de ses démons. Pour cette organisation qui est devenue la plus grande menace pour la paix et la stabilité mondiale, la bataille de Kobanê constitue un tournant historique. Nous sommes certains que son issue va façonner l’avenir de la Syrie et de la lutte démocratique pour la liberté et la paix. Nous voulons faire savoir que la victoire de Kobanê sera une victoire pour toute la Syrie, et qu’elle sera également une défaite majeure pour l’EIIL et le terrorisme.

La résistance que nous avons démontrée, nous les Unités de défense du peuple (YPG) et les factions de l’Armée syrienne libre (ASL) est la garantie pour vaincre le terrorisme d’EIIL dans la région. La lutte contre le terrorisme et la construction d’une Syrie libre et démocratique a été la base de l’accord que nous avons signé avec les factions de l’ASL. Comme nous pouvons le voir, la réussite de la révolution dépend de l’évolution des relations entre toutes les factions et les forces du bien dans ce pays.

Nous affirmons que nous, les YPG, nous allons prendre toutes nos responsabilités à l’égard du Rojava et de la Syrie en général. Nous allons travailler à consolider le concept d’un véritable partenariat pour l’administration de ce pays en rapport avec les aspirations du peuple syrien avec toutes ses religions, ethnies et classes sociales.

Nous confirmons également qu’il existe une coordination entre nous et d’importantes factions de l’ASL dans les régions d’Alep, d’Afrin, de Kobanê, et de Jazia. Actuellement, des factions et plusieurs bataillons de l’ASL se battent à nos côtés contre les terroristes de l’EIIL.

Commandement général des YPG

19 octobre 2014

Reportage sur Kobanê avec l’Action Anarchiste Révolutionnaire

Nous reproduisons ici un interview réalisé par la revue anarchiste turque Meydan à des membres de l’Action Anarchiste Révolutionnaire (DAF) qui témoignent sur les actions de solidarité réalisées à la frontière avec le kurdistan et sur l’expérience révolutionnaire au Rojava.

Traduit du Turc par Kara Ördek.

Meydan : Il est évident qu’on ne peut pas nier la réalité, à savoir que les politiques opportunistes du capitalisme mondial et de la République Turque se trouvent derrière les tentatives d’attaque de Kobanê depuis 2 ans. Nous nous sommes entretenus sur la Révolution au Rojava et de la résistance de Kobanê, avec Abdülmelik Yalçin et Merve Demir, membres de l’Action Anarchiste Révolutionnaire (DAF), solidaire avec les populations de la région, et présents à Suruç (ville des réfugiés au bord de la frontière turco-syrienne) depuis le premier jour de la résistance, afin de lutter contre ceux qui veulent faire de l’ombre à la révolution populaire.
Vous avez réalisé pas mal d’actions depuis la résistance de Kobanê. Vous avez publié des affiches et des tracts. A part cela, vous avez joué un rôle actif en réalisant des chaines de boucliers humains, à Suruç et dans les villages près de la frontière de Kobanê. Quel était votre objectif en allant à la frontière ? Pouvez-vous nous raconter ce que vous y avez vécu ?

MD : Parallèlement à la Révolution au Rojava, la fracture entre les populations qui se trouvaient au Kurdistan, sur la frontière turco-syrienne. La République Turque a même essayé de construire un mur pour casser les effets de la révolution (au Rojava sur la population kurde de Turquie).  Pendant qu’en Syrie se déroulait des guerres d’opportunisme du capitalisme mondiale et des pays avoisinant, au Rojova, le peuple Kurde a fait un pas de plus vers la révolution populaire. Ce pas a servi à l’ouverture d’un vrai front pour la liberté des peuples. Regardant ce qui se passait particulièrement à Kobanê, et dans tout le Rojova, en tant qu’anarchistes révolutionnaires, il nous était impossible de ne pas nous intégrer à ce processus. Être solidaire avec les peuples qui résistaient à Kobanê, est un point assez important, dans une conjoncture où les frontières des pays disparaissent. Nous étions au 15ème mois de la Révolution de Rojova. Pendant ces 15 mois, nous avions été très actifs, organisant un grand nombre d’actions unitaires, et réalisé de nombreuses affiches et tracts. Lors des dernières attaques contre la révolution de Kobanê, parallèlement à nos travaux d’affiches et tracts, nous avons organisé beaucoup d’actions de rue dans divers quartiers. Mais il nous était nécessaire d’être présents à la frontière de Kobanê, pour saluer la lutte pour la liberté du peuple Kurde, et contre les attaques des gangs de l’EI qui sont de purs produits de violence. Nous sommes partis d’Istanbul, le soir du 24 septembre vers la frontière de Kobanê. Rejoindre nos camarades qui nous ont précédés. Nous avons commencé à former un bouclier humain, dans le village de Boydê, situé à l’Ouest de Kobanê. Comme nous, des centaines de volontaires venus de divers endroits de l’Anatolie, de la Mésapotamie, formaient ce bouclier humain, tout le long de la frontière de 25km, dans des villages comme Boydê, Bethê, Etmankê, Dewşan.

L’un des objectifs de ces boucliers humains, était d’empêcher les aides d’armement, de renforts en hommes, et de logistique de la République Turque dont le soutien à l’Etat Islamique était connu de tous. Avec ces veilles qui durent encore aujourd’hui, la vie dans les villages de la frontière s’est transformée en une vie communautaire, malgré les conditions de guerre. Un autre objectif de nos veilles de boucliers humains était également d’intervenir pour le passage et le soutien du peuple de Kobanê qui a été obligé de fuir les attaques qui ciblaient Kobanê, mais qui se faisait bloquer et devait attendre aux passages frontaliers durant des semaines, subissant de temps à autre les attaques des gendarmes. Les premiers jours de notre garde, avec ceux qui venaient d’Istanbul nous avons coupé les grillages de la frontière et nous sommes passés à Kobanê.

Pouvez-vous nous raconter ce que vous avez vécu après votre arrivée à Kobanê ?

AY: Dès  notre passage à la frontière, nous avons été accueillis avec un grand enthousiasme. Dans les villages à la frontière de Kobanê, toute la population était dehors, de 7 à 77 ans. Les combattants de l’YPG (unités combattantes de l’armée populaire) et YPJ (unités combattantes féminines) ont tiré en l’air, debout sur les toits, dans des rues, pour saluer le fait que nous anéantissions les frontières. Nous avons fait une marche dans les rues de Kobanê. Puis nous avons discuté avec le peuple de Kobanê et les combattants YPG/YPJ qui défendent la révolution. C’est très important de traverser, de cette façon, les frontières mises par les Etats entre les peuples. Cette action a été réalisée en pleine guerre.

Il y a eu beaucoup d’informations sur les attaques faites par la gendarmerie et la police sur les populations à la frontière et sur les veilles de bouclier humain. Par ces intimidations, quel est l’objectif de la République Turque ?

A.Y.: Oui, L’Etat turc a continuellement une politique d’attaque contre les paysans de la frontière et les habitants de Kobanê qui essayent de traverser. Parfois les attaques sont multipliées, et parfois elles durent des jours. Chaque attaque a un prétexte et il est évident que chacune d’elle a un objectif bien particulier. Nous avons observé que quasiment à chaque attaque de gendarmes, il y avait des transferts de véhicules par la frontière. Nous ne savons pas le contenu de ces véhicules qui fournissent l’EI (Etat Islamique). Mais nous pouvions le deviner en faisant le parallèle avec l’intensité des attaques, s’il s’agissait de renforts humains, d’armes ou encore parfois de vivres pour subvenir aux besoins quotidiens de l’EI. Ces transferts se faisaient parfois par des véhicules qui portaient des immatriculations officielles, et d’autres fois par des gangs de « contrebandiers » soutenus par l’Etat.  De plus, ces gangs soutenus par l’Etat, extorquent les biens des habitants de Kobanê qui attendent à la frontière. Et la gendarmerie, à la frontière, donne un droit de passage moyennant une commission d’environ 30%. Les politiques de l’Etat envers les populations de la région fonctionnaient déjà de cette façon, depuis de longues années. Mais prétextant les conditions de guerre ces politiques sont devenus encore plus visibles. Cette visibilité et les attaques ont pour but d’intimider les gardes de bouclier humain et les peuples frontaliers.

Même si l’Etat turc le niait, l’existence et le fonctionnement du soutien à l’EI étaient relativement connus. Mais vous dites que lors de ce processus sa participation a pris des proportions largement observables. C’est à dire l’existence d’un environnement où l’Etat ne cache plus son soutien. Comment fonctionne le soutien de la République Turque à l’EI ?

M.D.: La République turque a nié son soutien à l’EI, avec insistance. Mais ironiquement, à chaque intervention de négation, un nouveau transfert était organisé à la frontière. La plupart de ces organisations étaient d’une grande visibilité. Par exemple, des véhicules différents, laissaient à la frontière, et à plusieurs reprises, des « paquets de secours ». Nous avons été témoins de passage de dizaines de « voitures de service » à vitres fumées passer la frontière à la Porte de Mürşitpinar (ville turque frontalière syrienne). Personne ne se demande ce qu’il y a dans ces voitures car nous savons tous que tous les besoins de l’EI sont satisfaits par cette voie.

daf

Pourriez-vous nous parler de l’importance actuellement historique de l’appropriation de la Résistance de Kobanê et de la Révolution au Rajova, surtout dans ce processus, pour les anarchistes révolutionnaires ?

A.Y.: Il ne faut pas penser la Révolution au Rojova et la Résistance à Kobanê séparément de la lutte pour la liberté  que le peuple Kurde mène depuis des dizaines d’années. La lutte pour la liberté du Peuple Kurde, a été lancée comme un problème dont la source viendrait du peuple et non de l’Etat, et pendant des années, elle a été qualifiée sur les terres où nous vivons de « Problème Kurde ». Nous tenons à le répéter à nouveau, ceci est la lutte du peuple Kurde pour la liberté. Il y a un seul problème ici, et c’est le problème de l’Etat. Le peuple Kurde mène un combat d’existence contre la politique ségrégationniste et destructive exercée depuis des siècles par les pouvoirs politiques successifs dans cette région. Avec le slogan « PKK est le peuple, le Peuple est ici », le sujet politique  prend forme chez chaque personne une par une, et l’identité de la force organisée est claire. Depuis qu’avec cette perception, nous avons concrétisé la lutte, dans différentes zones, de l’individu à la société, la relation que nous avons bâtie avec le peuple Kurde et l’organisation du peuple Kurde est une relation de solidarité mutuelle. Cette relation solidaire, est une relation que nous avons fondée en regardant par le prisme de la lutte pour la liberté des peuples. Dans les luttes pour la liberté, le mouvement anarchiste a été toujours un déclencheur. Dans une période où le socialisme ne pouvait pas sortir du continent européen, alors qu’une théorie comme « Le droit des peuples à disposer d’eux mêmes » n’existait pas encore le mouvement anarchiste s’est habillé des luttes pour la liberté des peuples dans différents endroits du monde. Pour comprendre cela, il faut regarder l’effet de l’anarchisme sur les luttes populaires dans un éventail large, de l’Indonésie au Mexique. De la révolution au Rojava,au combat des Zapatistes du Chiapas, les luttes des peuples pour la liberté ne correspondent pas aux descriptions des luttes nationales classiques. Parce qu’il est évident que concept de « nation » est lié à l’Etat. C’est pourquoi les luttes entreprises par les peuples pour s’organiser sans Etat doivent être étudiées en dehors de la notion « nationale ». Cependant, nous ne faisons pas la démarche de considérer la Résistance de Kobanê par des rapprochements avec d’autres processus historiques. Certains groupes font des renvois à d’autres processus historiques et leurs trouvent des ressemblances avec la Résistance de Kobanê. Mais il faut bien comprendre que la Résistance de Kobanê, c’est la Résistance de Kobanê ; et la Révolution au Rojava, c’est la Révolution au Rojava. Si on tient absolument à faire des parallèles avec la Révolution du Rojava, mais en regardant par le prisme d’une révolution populaire, dans ce cas, il faut aller regarder du côté de la révolution populaire de la péninsule ibérique.

Même si la Résistance à Kobanê se fait près de la frontière de l’Etat turc, de nombreuses actions et manifestations de solidarité on été faites au quatre coins du monde. Comment interprétez-vous les effets de la Résistance de Kobanê, ou, en vérité, la Révolution au Rojava, avant tout sur l’Anatolie, et bien sûr au Moyen Orient et dans le reste du monde ? Quels sont vos prédictions sur ces effets ?

 M.D.: Les appels au « serhildan » (terme turc spécifique désignant les nombreux mouvements populaires d’insurrection kurde contre l’Etat turc depuis les années 90’ sur le slogan « Edi Bese » : Assez !) ont d’abord trouvé réponse dans les villes d’Anatolie, à commencer par les villes du Kurdistan. Dès le premier soir, les populations ont salué la Révolution au Rojava et la Résistance de Kobanê qui combat l’EI assassin et son soutien à l’Etat turc. L’Etat a commencé par attaquer les « serhildan » avec les forces des milices paramilitaires (nota : groupuscules d’extrême droite fomentés par l’Etat turc). Lors de ce processus de « serhildan » l’Etat qui terrorise les rues du Kurdistan, à travers les contra-hizbul, a assassiné 43 de nos frères. Ces assassinats sont le signe de la peur de l’Etat turc de la Révolution au Rojava, et du fait que cette révolution survienne dans ses terres. Une autre peur du capitalisme mondial et de l’Etat turc qui attaque dépité par crainte, est bien sur ; le Moyen Orient. Malgré tant de pillages, de violences, une révolution populaire a pu exister dans le Moyen Orient. Et cela met sens dessus dessous les plans du capitalisme mondial. Un grand chamboulement, car malgré les conditions de guerre, malgré toutes les carences, une révolution populaire a pu fleurir à Rojava. Cette révolution est la réponse apportée à tous les doutes sur la possibilité d’une révolution dans cette région et partout dans le monde, et a consolidé la foi en la révolution chez les peuples de la région et dans le monde. De toutes façons, le but de toutes les révolutions populaires dans l’histoire est de donner naissance à une révolution sociale qui se mondialise. Dans cette perspective nous avons fait un appel à solidarité adressé à l’anarchisme mondial, pour la Résistance de Kobanê et la Révolution au Rojava. Suite à notre appel, les anarchistes de partout dans le monde ont réalisé des actions, en Irlande, en Allemagne, Bruxelles, Amsterdam, Paris, New York… Nous saluons par cette occasion toutes les organisations anarchistes qui ont entendu notre appel et qui ont organisé des actions, qui sont descendues dans la rue, ainsi que celles qui nous ont rejoint à la frontière pour des gardes de bouclier humain.

Depuis le premier jour des attaques de l’EI, Les médias, surtout celles soutenues par l’Etat turc, ont fait couler beaucoup d’encre, en annonçant que Kobanê était sur le point de tomber. Mais depuis un peu plus d’un mois, elles semblent avoir enfin compris que Kobanê n’est pas tombée et ne tombera pas. En tant que journal Meydan, nous saluons votre solidarité avec Kobanê. Voulez-vous ajouter quelque chose ?

M.D.: Nous, anarchistes révolutionnaires, avons vu encore une fois la foi inébranlable en la révolution sur des terres qui vivent dans des conditions de guerre, nous l’avons vécu, nous le vivons. Ce qui se passe au Rojava est une révolution populaire ! Cette révolution, où les frontières disparaissent, les Etats deviennent inefficaces, les plans du capitalisme mondial sont détruits, se socialisera sur notre géographie. Nous appelons tous les opprimés qui sont dans les quatre coins de notre géographie, à regarder par la fenêtre des opprimés, avec cette conscientisation, à agrandir la lutte organisée pour la révolution sociale. C’est la seule solution pour faire vivre dans des géographies plus larges la révolution sociale dont les fondations se sont bâties au Rojava. Vive la Résistance de Kobanê ! Vive la Révolution au Rojava !

Source :  Meydan (la place), gazette mensuelle anarchiste.
http://meydangazetesi.org/gundem/2014/10/devrimci-anarsist-faaliyet-ile-kobane-uzerine-roportaj-dehaklara-karsi-kawayiz/

Kurdistan : Oui, le peuple peut changer les choses (l’expérience du Rojava)

Un reportage de Zaher Baher, du Kurdish Anarchists Forum et du Haringey Solidarity Group (Londres), juillet 2014.

Traduit par Alain KMS, avec Alternative libertaire.

Le texte ci-dessous est un des rares témoignages sur l’expérience d’au-organisation populaire du Kurdistan syrien. C’est la raison pour laquelle il était nécessaire de le rendre accessible aux francophones, en dépit de ses lacunes et de certaines confusions. L’auteur n’ayant pu répondre à nos questions, nous avons recoupé certaines informations avec d’autres sources (merci au journaliste Maxime Azadi, d’Actukurde.fr).

Nous avons fait le choix d’utiliser la version kurde des noms de lieu, tout en indiquant, dans certains cas, leur nom en arabe et en français.

L’intégralité du texte est reproduite, à l’exception d’un passage de géopolitique trop long et trop peu pertinent à notre sens. L’ensemble des analyses appartiennent qu’à leur auteur, et n’engagent pas le blog Anarchistes solidaires.

Les notes sont de l’équipe de traduction.

Texte original en anglais : http://www.anarkismo.net/article/27301

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Manifestation dans la Cizîrê, en soutien à Kobanê (octobre 2014)
© Firat News

En mai 2014, j’ai parcouru pendant quelques semaines le Kurdistan syrien — « le Rojava » [1] — au nord-est du pays, avec un ami. Durant ce séjour, nous avons eu toute latitude pour rencontrer qui nous voulions : femmes, hommes, jeunes, partis politiques. Dans cette région, il y a plus de 20 partis, qu’ils soient étiquetés « kurdes », « chrétiens », ou autres. Quelques-uns participent à l’« auto-administration démocratique » (Democratic Self Administration, DSA) ou d’« autogestion démocratique » (Democratic Self Management) de la région de la Cizîrê [2].

La Cizîrê est l’un des trois cantons du Rojava. Nous avons également rencontré des partis politiques kurdes et chrétiens qui ne participent pas à l’auto-administration. En outre, nous avons rencontré des responsables de l’auto-administration, membres de divers comités, groupes et communes, ainsi que des hommes d’affaires, des commerçants, des ouvriers, ou de simples badauds sur le marché et dans la rue.

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Les trois cantons kurdes en mars 2014. D’ouest en est : Efrîn, Kobanê, Cizîrê. Une carte publiée par Orientxxi.info.

Le contexte

Le Kurdistan est un territoire peuplé d’environ 40 millions d’habitantes et d’habitants, partagé, à la fin de la Première Guerre mondiale, entre l’Irak, la Syrie, l’Iran et la Turquie. Au cours de l’histoire, le peuple kurde a subi des massacres et même un génocide de la part des régimes qui se sont succédé, principalement en Irak et en Turquie. Depuis lors, il a été continuellement opprimé par les gouvernement centraux. En Irak, sous la dictature de Saddam Hussein, les Kurdes ont subi des massacres à l’arme chimique au cours de l’opération Anfal [3].

En Turquie, il n’y a pas si longtemps encore, les Kurdes n’avaient pas le droit de parler leur propre langue, et ils n’étaient reconnus que comme « Turcs des montagnes » – allusion au relief montagneux du Kurdistan de Turquie. En Syrie, la situation des Kurdes était un peu meilleure qu’en Turquie. L’Iran, lui, les reconnaît comme un peuple distinct des Perses et leur a octroyé des droits, mais pas d’autonomie politique.

Après la 1re guerre du Golfe (1991) s’est constitué en Irak un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Après la 2e guerre du Golfe (2003), l’invasion et l’occupation de l’Irak, le GRK a profité de la situation pour se renforcer et se doter d’une administration, d’un budget et d’une armée – les peshmergas – autonomes. A Bagdad, le gouvernement central n’a pu qu’entériner cette autonomisation et, dans une certaine mesure, l’a même soutenue. Ceci a encouragé les autres parties du Kurdistan, particulièrement en Turquie et en Syrie.

Au cours de cette même année 2003, des Kurdes de Syrie ont fondé le Parti de l’union démocratique (PYD, pour Partiya Yekîtiya Demokrat), qui est venu s’ajouter aux partis et organisations kurdes déjà existants dans la région. La plupart remontaient aux années 1960 mais s’étaient révélées peu efficients en comparaison du rapide développement du PYD.

Le Printemps arabe

Le Printemps arabe a secoué la Syrie au début de 2011 et, au bout de quelque temps, s’est propagé dans les régions de la Cizîrê, de Kobanê et d’Efrîn. La protestation populaire y a été profonde et constante. Elle a contribué au retrait de l’armée des cantons kurdes, à l’exception de certains territoires de la Cizîrê dont nous parlerons plus loin.

Pendant ce temps, se constituait – avec l’appui du PKK [4] et du PYD – le Mouvement de la société démocratique (Tev-Dem, pour Tevgera Civaka Demokratîk), qui a rapidement acquis une solide assise populaire [5]. Après le départ de l’armée et de l’administration syrienne, la situation est devenue chaotique – nous verrons pourquoi – et le Tev-Dem s’est trouvé dans l’obligation de mettre en application son programme avant que les choses n’empirent.

Le programme du Tev-Dem était très fédérateur, et couvrait tous les sujets de société. Beaucoup de gens du peuple, venus de différents milieux – kurde, arabe, musulman, chrétien, assyrien et yézidi – s’y sont impliqués. Son premier travail a été de mettre sur pieds toute une série de groupes, de comités et de communes [6], dans les rues, les quartiers, les villages, les cantons, les petites et les grandes villes.

Leur rôle a été de s’occuper de toutes les questions sociales : les problèmes des femmes, l’économie, l’environnement, l’éducation, la santé, l’entraide, les centres pour les familles endeuillées, le commerce et les affaires, les relations avec les pays étrangers. Des groupes ont même été chargés d’arbitrer les contentieux, pour éviter aux plaignants qui le souhaitaient d’avoir à engager des procédures judiciaires.

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Fête de Norouz (le nouvel an kurde) en mars 2014.
© Firat News

Généralement, ces groupes se réunissent chaque semaine pour faire le point sur la situation sociale. Ils ont leur propre représentant dans le conseil du village ou de la ville, nommé « maison du peuple ».

Le Tev-Dem, à mon sens, est un mouvement des plus efficaces, et assume toutes les tâches qu’il s’est fixé. Je pense que les raisons de son succès sont les suivantes :

  1. La volonté, la détermination et l’énergie de gens convaincus qu’ils peuvent changer les choses ;
  2. La participation volontaire d’une majorité de la population, à tous les niveaux, pour assurer la réussite de cette expérience ;
  3. La mise en place d’une de forces défensives reposant sur trois composantes : les Unités de protection populaire (YPG, pour Yekîneyên Parastina Gel), les Unités de protection féminines (YPJ, pour Yekîneyên Parastina Jin) et l’Asayesh (une force mixte présente dans les villes et sur les points de contrôle). En plus de ces trois composantes, il existe une unité spéciale féminine non mixte, pour traiter les questions de violences sexuelles et domestiques.

De ce que j’ai vu, le Kurdistan syrien a suivi – à raison, à mon avis – une voie différente de celle des autres pays touchés par le « Printemps arabe ». Les différences sont flagrantes.

1. Les pays du « Printemps arabe » ont été bouleversés par de grands événements, et plusieurs ont chassé leurs dictateurs. Mais le « Printemps arabe », dans le cas de l’Egypte, a engendré un gouvernement islamiste, puis une nouvelle dictature militaire. D’autres pays n’ont guère fait mieux. Cela montre la puissance du peuple qui peut, à un moment donné, être le héros de l’histoire, mais n’est pas forcément en mesure d’inscrire son succès dans la durée. C’est l’une des principales différences entre le « Printemps arabe » et le « Printemps kurde » du Rojava, qui pourrait bien durer – et qui dure, en tout cas, jusqu’à présent.

2. Au Kurdistan syrien, les gens étaient prêts et savaient ce qu’ils voulaient. Que la révolution devait se faire de bas en haut, et non l’inverse. Que ce devait être une révolution sociale, culturelle et éducative autant que politique. Qu’elle devait se faire contre l’Etat, le pouvoir et l’autorité. Que le dernier mot dans les prises de décision devait revenir aux communautés de base. Ce sont les quatre principes du Tev-Dem. On ne peut que saluer ceux et celles qui ont lancé ces grandes idées et les ont mis en pratique, qu’il s’agisse d’Abdullah Öcalan, de ses camarades ou de quiconque. En conséquence, les Kurdes de Syrie ont créé leurs propres institutions pour mener la révolution. Dans les autres pays du « Printemps arabe », les gens n’étaient pas préparés. Ils voulaient certes renverser le gouvernement, mais pas le système. La majorité pensait que la seule révolution possible se faisait au sommet. La création de groupes de base n’a pas été entreprise, hormis par une minorité d’anarchistes et de libertaires.

L’auto-administration démocratique

Après de longs débats et un dur travail, le Tev-Dem a abouti à la conclusion qu’il était nécessaire d’instituer une auto-administration (DSA) dans chaque canton du Rojava (Cizîrê, Kobanê et Efrîn).

A la mi-janvier 2014, l’Assemblée du peuple de Cizîrê a élu sa propre DSA [7], pour mettre en oeuvre les décisions des maisons du peuple du Tev-Dem, et prendre en main une partie des tâches administratives locales — éducation, santé, commerce, défense, justice, etc. La DSA est composée de 22 hommes et femmes ayant chacun deux adjoints (un homme et une femme). Au total, près de la moitié sont des femmes. Des gens de toutes origines, nationalités et confessions peuvent y participer. Cela permet une atmosphère de confiance, détendue et fraternelle.

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Une des premières réunions de l’Auto-administration démocratique (DSA) du canton de Cizîrê, le 25 janvier.
© Firat News

En peu de temps, cette auto-administration a fourni beaucoup de travail, et a rédigé une Constitution — nommée Contrat social —, une loi sur les transports, une lois sur les partis, et un programme pour le Tev-Dem [8].

La première page du Contrat social stipule que « les territoires de démocratie autogestionnaire n’admettent pas les concepts d’État-nation, d’armée nationale ou de religion d’État, de gestion centralisée et de pouvoir central, mais sont ouvertes à des formes compatibles avec les traditions démocratiques pluralistes, ouvertes à tous les groupes sociaux et toutes les identités culturelles, à la démocratie athénienne, et à l’expression des nationalités à travers leurs organisations. »

Le Contrat social compte de nombreux articles dont quelques uns sont extrêmement importants pour la société, par exemple :

  1. La séparation de l’État et des religions ;
  2. L’interdiction du mariage en dessous de l’âge de 18 ans ;
  3. La protection des droits des femmes et des enfants ;
  4. La prohibition de l’excision ;
  5. La prohibition de la polygamie ;
  6. La révolution doit se faire à la base de la société et être durable ;
  7. La liberté, l’égalité, l’équité et la non-discrimination ;
  8. L’égalité hommes-femmes ;
  9. La reconnaissance de toutes les langues usitées : l’arabe, le kurde et le syriaque sont langues officielles dans la Cizîrê ;
  10. La garantie d’une vie décente aux détenus, afin de faire de la prison un lieu de réhabilitation ;
  11. La reconnaissance du droit d’asile : aucun réfugié ne doit être contraint de partir.

La situation économique de la Cizîrê

La Cizîrê compte plus d’un million d’habitants, kurdes à 80%, mais aussi arabes, chrétiens, tchétchènes, yézidis, turkmènes, assyriens et arméniens. Il y a de nombreux villages arabes et yézidis, ainsi que 43 villages chrétiens.

Dans les années 1960, le régime syrien a appliqué dans les zones kurdes une politique dite « de la ceinture verte » [9], que le parti Baas a poursuivi quand il est arrivé au pouvoir. Elle consistait en une marginalisation des Kurdes sur les plans politique, économique, social et éducatif. L’objectif de la « ceinture verte » était d’implanter une population arabe dans les zones kurdes, en lui distribuant des terres confisquées aux Kurdes. Bref, sous Assad, les Kurdes étaient des citoyens de troisième rang, après les Arabes et les chrétiens.

Une autre politique a été de cantonner la Cizîrê à la production de blé et de pétrole : pas d’usines, d’entreprises ni d’industrie. La Cizîrê produit 70% du blé syrien et est riche en pétrole, gaz et phosphates. La majorité de la population y est employée dans l’agriculture et le petit commerce, et il faut y ajouter les employés de l’éducation, de la santé, des services publics, les militaires et les petits entrepreneurs.

Après 2008, la situation s’est dégradée quand le régime Assad a promulgué un décret spécial interdisant la construction de grands bâtiments, en raison de la situation de guerre larvée dans cette région périphérique et frontalière.

Actuellement, la situation est mauvaise, du fait des sanctions imposées par la Turquie et par le Gouvernement régional du Kurdistan (on verra pourquoi plus loin). Le quotidien dans la Cizîrê est frugal, le niveau de vie est bas, mais ce n’est pas non plus la pauvreté. Les gens, en général, sont heureux de ce qu’ils ont accompli.

On trouve dans le Rojava les biens de première nécessité indispensables à toute société, ce qui est important, au moins pour le moment, pour éviter la famine, se tenir debout et résister aux sanctions de la Turquie et du GRK. Il y a du blé en quantité suffisante pour produire du pain et des pâtisseries. Le pain, du coup, est quasi gratuit.

Le pétrole, est lui aussi très bon marché — on l’a « au prix de l’eau », comme on dit là-bas. On utilise le pétrole pour tout : à la maison, pour les véhicules, pour certains équipements industriels. Le Tev-Dem a rouvert certains puits de pétrole et dépôts de raffinage. A l’heure actuelle, la région produit plus de pétrole que ce dont elle a besoin : elle peut donc en exporter mais aussi stocker les surplus.

L’électricité est un problème, parce qu’elle est en bonne partie produite dans la région voisine, contrôlée par l’État islamique (Daech). Par conséquent, les gens n’ont accès à l’électricité que six heures par jours — mais, au moins, elle est gratuite. Le Tev-Dem a amélioré la situation en vendant du diesel à bas prix aux propriétaires de groupes électrogènes, à la condition qu’ils vendent de l’électricité au voisinage à un prix plafonné.

Pour ce qui est de la téléphonie mobile, les appareils captent, selon la zone, soit le réseau du GRK, soit celui de la Turquie. Les lignes terrestres sont sous le contrôle du Tev-Dem et de la DSA, et semblent bien fonctionner. Là encore, c’est gratuit.

En ville, les boutiques et les marchés sont ouverts tôt le matin, jusqu’à 23 heures. On trouve beaucoup de marchandises de contrebande importées des pays voisins. D’autres produits viennent du reste de la Syrie, mais ils coûtent cher, en raison des taxes prélevées par les forces syriennes ou par les différents groupes armés qui contrôlent les circuits d’approvisionnement.

La situation politique dans la Cizîrê

Comme on l’a dit, la majorité des troupes du d’Assad se sont retirées de la région, ne conservant leurs positions que dans certaines localités. Elles tiennent la moitié de la ville principale, Hesîçe [10], face aux YPG-YPJ. Dans la deuxième ville de la région, Qamişlo [11], 6.000 à 7.000 soldats réguliers occupent toujours l’aéroport et une portion du centre-ville autour de la Poste – évitée du coup par la plupart des habitants.

Les deux parties se toisent et évitent de se frotter l’une à l’autre. Je qualifierais cette situation de « ni paix ni guerre ». Il y a certes déjà eu des affrontements, à Hesîçe comme à Qamişlo, avec des morts de chaque côté, mais jusqu’ici, le chef des tribus arabes a oeuvré à maintenir la coexistence.

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La ville de Qamişlo, en février 2012.
© Firat News

Le repli de l’armée syrienne profite en fait aux deux parties.

D’un côté, Assad s’épargne un affrontement inévitable avec les Kurdes, et s’exonère d’avoir à défendre la région contre d’autres forces insurgées [12], puisque les YPG s’en chargent. Ses troupes ont ainsi pu se porter sur d’autres fronts, prioritaires pour le régime. Les YPG-YPJ protègeront de toute façon mieux le Rojava – y compris vis-à-vis de la Turquie – que l’armée syrienne.

D’un autre côté, les Kurdes ont tiré de cette situation des avantages substantiels :

  1. Ils ont cessé de combattre le régime Assad, ce qui a garanti la paix et la liberté pour la population, la sécurité de leurs terres et de leurs biens, et a épargné bien des vies.
  2. Le gouvernement continue de verser les salaires des fonctionnaires, bien que la quasi totalité travaillent à présent sous le contrôle de la DSA. Cela améliore évidemment la situation économique.
  3. La population y a gagné en autonomie dans sa vie et dans ses choix, dans le cadre du Tev-Dem et de la DSA. Plus cette situation se prolonge, et plus elle a de chances de s’enraciner.
  4. Les YPG-YPJ ont eu l’occasion par elles-mêmes, d’engager le combat avec les groupes terroristes, en particulier Daech, quand elles l’ont jugé nécessaire.

Dans la Cizîrê, il existe plus de 20 partis au sein des populations kurdes et chrétiennes. La majorité sont opposés au PYD, au Tev-Dem et à la DSA pour des raisons qui leur appartiennent – j’y reviendrai. Ils ont cependant la liberté de mener leurs activités sans aucune restriction [13]. La seule chose qui leur soit interdite, c’est de posséder leur propre milice armée.

Les femmes et leur rôle

Les femmes sont largement acceptées et occupent une place importante, à tous les niveaux du Tev-Dem, du PYD et de la DSA. En vertu du système dit des « codirigeants » et des « coorganisateurs » (joint leaders and joint organizers), chaque direction de bureau, d’administration ou d’unité combattante doit inclure des femmes. En outre, les femmes ont leurs propres forces armées. Au sein des institutions, l’égalité hommes-femmes est complète.

Les femmes sont une force majeure, et sont très impliquées dans toutes les commissions des maisons du peuple, dans les comités, les groupes et les communes. Les femmes du Rojava ne forment pas seulement la moitié de la société : elles sont la moitié la plus efficace et la plus importante car si elles arrêtaient de travailler dans ces comités ou s’en retiraient, la société kurde pourrait bien s’effondrer. Beaucoup de femmes actives dans la politique ou dans la défense ont longtemps combattu avec le PKK dans les montagnes. Elles sont aguerries, résolues, dynamiques, responsables et courageuses.

Dans le Rojava, les femmes sont sacrées, et Abdullah Öcalan et les autres dirigeants du PKK-PYD ont pris très au sérieux leur rôle dans la reconstruction de la société, sous tous ses aspects. Dans la philosophie d’Öcalan, on ne verra le meilleur de la nature humaine que si la société redevient matriarcale, d’une façon moderne bien sûr [14].

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Deux miliciennes des YPG.
© Firat News

Malgré cette situation, et bien que toutes les femmes soient libres, les relations amoureuses et sexuelles sont rares pour les combattantes. Les militantes et les militants que nous avons rencontrés estiment que tout cela — amour, sexualité, relations — n’est pas d’époque car leur investissement dans la révolution passe avant tout. Quand j’ai demandé ce qui advenait lorsque deux combattant.e.s ou deux responsables politiques tombaient amoureux, on m’a répondu que nul ne pouvait l’empêcher, mais qu’il valait mieux qu’elles soient mutées des postes plus appropriés.

Cela ébahira bien des Européens. Comment peut-on vivre sans amour, ni sexe, ni relations amoureuses ? Pour moi, c’est tout à fait compréhensible. Je pense que c’est leur choix et, si les gens sont libres de choisir, alors il doit être respecté.

Néanmoins, si on laisse de côté les unités combattantes, le Tev-Dem et les autres partis, j’ai fait une curieuse observation : je n’ai pas vu une seule femme travaillant dans un magasin, une station-service, un marché, un café ou un restaurant. Pourtant, les femmes et les questions féminines sont bien plus avancées ici qu’au Kurdistan irakien, qui a pourtant disposé de vingt-deux ans pour établir ses propres lois, avec une marge de manœuvre bien supérieure. Ceci dit, on ne peut pas non plus dire qu’il y ait un mouvement de femmes spécifique ou indépendant au Kurdistan syrien.

Les communes

Les communes sont les cellules les plus actives des maisons du peuple. Il y en a partout, qui se réunissent une fois par semaine pour discuter des affaires courantes. Chaque commune est basée dans un quartier, un village ou une ville, et a son propre représentant à la maison du peuple.

Ci-dessous, la définition de la commune, tirée du Manifeste du Tev-Dem, traduit de l’arabe :

Les commes sont les plus petites cellules et les plus actives. En pratique, elles constituent une société prenant en compte la liberté des femmes, l’écologie, et où est instituée la démocratie directe.

Les communes œuvrent à développer et à promouvoir des commissions. Sans rien attendre de l’État, celles-ci cherchent par elles-mêmes des solutions aux questions sociales, politiques, éducatives, de sécurité et d’autodéfense. Les communes instituent leur propre pouvoir en construisant des organismes tels que les communes agricoles dans les villages, mais aussi des communes, coopératives et associations dans les quartiers.

Il faut former des communes dans la rue, les villages et les villes, avec la participation de toutes et tous les habitants. Les communes se réunissent chaque semaine, et prennent leurs décisions au grand jour, avec leurs membres de plus de 16 ans.

Nous sommes allés à une réunion d’une des communes basée dans le quartier de Cornish, à Qamişlo. Il y avait là 16 à 17 personnes, pour la plupart des jeunes femmes. Nous avons pu discuter de façon approfondie de leurs activités et de leurs tâches. Elles nous ont dit qu’il y avait 10 communes dans le quartier, composées chacune de 16 personnes. « Nous agissons un peu comme des travailleurs sociaux, nous ont-elles dit, avec tout ce que ça comporte : rencontrer les gens, assister aux réunions hebdomadaires, démêler les problèmes, veiller à la sécurité et à la tranquillité publique, collecter les ordures, protéger l’environnement et assister à la grande réunion pour débriefer ce qui s’est passé durant la semaine. »

Elles m’ont confirmé que personne, pas même les partis politiques, ne s’ingère dans les décisions prises collectivement, et en ont cité quelques-unes : « Nous souhaitions utiliser une vaste parcelle, dans une zone résidentielle, pour créer un petit parc. Nous avons demandé une aide financière à la mairie. Elle n’avait que 100 dollars à nous donner. Nous avons pris l’argent, et collecté 100 dollars supplémentaires auprès des habitants. » Elles nous ont fait visiter ce parc en nous expliquant : « Beaucoup de gens ont travaillé bénévolement pour terminer le travail, sans dépenser davantage d’argent. »

Elles nous ont donné un autre exemple : « Le maire voulait lancer un projet dans le quartier. Nous lui avons répondu que rien ne se ferait sans qu’on ait, au préalable, recueilli l’assentiment des habitants. Nous avons tenu une réunion, qui a rejeté le projet. Tout le monde n’ayant pas pu venir à la réunion, nous sommes allés maison par maison pour recueillir les opinions. Le rejet du projet a été confirmé à l’unanimité. »

Quand, à leur tour, elles ont voulu savoir s’il existait des structures similaires à Londres, je leur ai répondu qu’il y avait certes plusieurs groupements, mais malheureusement aucun qui ressemble au leur — uni, progressiste et engagé. Bref, je leur ai avoué qu’elles étaient bien plus avancées que nous. Surprise, déception et même frustration de leur part : comment leur région pouvait-elle être à un stade plus avancé qu’un pays qui a connu la révolution industrielle il y a des siècles !

L’opposition kurde et chrétienne

Comme je l’ai dit, il y a plus de 20 partis politiques kurdes dans le Rojava. Quelques-uns se sont ralliés à l’auto-administration, mais 16 autres non. Tandis que certains se retiraient de la scène, 12 autres s’unissaient au sein d’une coalition nommée Assemblée patriotique du Kurdistan en Syrie, plus ou moins pro-Barzani, c’est-à-dire dans l’orbite du Parti démocrate kurde (PDK) et du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en Irak.

Dans les années 1990, le sang a coulé entre le PKK et le PDK. De violents affrontements ont opposé les deux partis au Kurdistan irakien, faisant des milliers de morts. La plaie est encore à vif. Il faut avoir à l’esprit que le gouvernement turc soutenait le PDK dans sa lutte contre le PKK, aux confins de l’Irak et de la Turquie.

Le clan Barzani fait surtout grief à Abdullah Öcalan de se poser comme le leader national de tous les Kurdes.

L’auto-administration démocratique (DSA) mise en place au Kurdistan syrien sous l’égide du PYD et du PKK ne pouvait donc que déplaire à la Turquie et au GRK, son allié.

Tout ceci pour expliquer pourquoi le GRK s’oppose au Tev-Dem et à la DSA au Kurdistan syrien. Le PDK se préoccupe beaucoup de ce qui se passe dans le Rojava et, quoiqu’il advienne, cherche à tirer les marrons du feu. Il fournit donc une aide financière et des armes à certains partis locaux, dans l’idée de déstabiliser la région.

Notre rencontre avec les partis d’opposition a duré plus de deux heures, et la majorité d’entre eux étaient là. Nous leur avons demandé quels étaient leurs rapports avec le PYD, la DSA et le Tev-Dem. Sont-ils libres ? Ont-ils eu des militants persécutés ou arrêtés par les YPG-YPJ ? Disposent-ils de la liberté de s’organiser, de manifester ? Et d’autres questions de la sorte. A chaque fois, leur réponse a été : pas d’arrestation, pas de restriction à la liberté de manifester. Mais pas question pour eux de participer à la DSA.

Ils ont trois contentieux avec le PYD et la DSA.

Selon eux le PYD et le Tev-Dem ont trahi le peuple kurde, parce qu’ils ont laissé la moitié de Hesîçe (Hassaké) et une partie de Qamişlo (Kameshli) aux mains du régime de Damas, même si ses forces y sont limitées. Pour eux, cela revient à une compromission avec Bachar el-Assad.

Nous avons suggéré que cette politique “ni paix ni guerre” visait à stabiliser une situation qui a bénéficié à tout le monde dans la région, y compris aux partis d’opposition. Nous leur avons également dit, et ils devaient le savoir mieux que nous, que le PYD pourrait aisément chasser les soldats d’Assad de ces deux villes, au prix de quelques morts, mais la question est : qu’est-ce qui se passe après ?!

Assad ne veut pas renoncer à Hesîçe et, par conséquent, la guerre recommencerait avec son cortège de crimes, de persécutions, de bombardements, de villes et de villages détruits. Cela faciliterait par ailleurs une attaque de Daech ou d’Al Nosra. Cela provoquerait peut-être un affrontement général entre les troupes d’Assad, l’ASL et les organisations terroristes au sein du Rojava, détruisant tout ce qui a été accompli jusqu’ici. Ils n’ont pas répondu à cet argument.

L’opposition ne veut pas participer à la DSA, ni à la prochaine élection, qui aura lieu dans quelques mois si tout va bien. Primo, ils continuent d’accuser le PYD de collaborer avec le régime Assad, sans en apporter la preuve. Secundo, ils estiment que les élections ne seront pas libres puisque le PYD n’est pas un parti démocratique, mais bureaucratique. Pourtant, nous savons qu’il y a à peu près autant de militants du PYD que d’autres partis au sein de la DSA. Nous leur avons dit que s’ils croient dans le processus électoral, ils devraient y participer, pour une DSA plus démocratique et moins bureaucratique. Ils ont accusé le PYD de s’être retiré de la Conférence nationale kurde, impulsée par le GRK en août 2013 à Erbil.

Interrogés par la suite, les militants du PYD et du Tev-Dem ont protesté qu’ils avaient la preuve écrite qu’ils s’étaient engagés dans ce pacte, contrairement à l’opposition.

L’opposition veut mettre sur pieds ses propres milices, mais n’y est pas autorisée par le PYD. Interrogés, le PYD et le Tev-Dem ont confirmé : l’opposition peut avoir ses propres combattants, à la conditon qu’ils soient sous le commandement des YPG-YPJ. Pour eux, la situation est sensible et très tendue. Ils redoutent des heurts armés entre factions, et veulent pas laisser cela advenir. Le PYD dit qu’il ne veut pas reproduire les erreurs commises au Kurdistan irakien où, durant toute la seconde moitié du XXe siècle, des organisations kurdes rivales se sont livrées des combats sanglants.

A la fin, ils nous ont demandé de retourner voir les partis d’opposition pour leur proposer, au nom du PYD et du Tev-Dem, tout ce qu’ils voulaient à l’exception de la liberté de créer leurs propres milices.

Quelques jours plus tard, à Qamişlo, nous avons rencontré, pendant près de trois heures, les leaders de trois partis kurdes : la branche syrienne du PDK (Partiya Demokrat a Kurdistanê li Sûriyê), le Parti du Kurdistan pour la démocratie et l’égalité en Syrie (Partiya Wekhevî ya Demokrat a Kurdî li Sûriyê) et le Parti de la démocratie patriotique kurde en Syrie. Ils ont plus ou moins répété leurs griefs contre la DSA et le Tev-Dem. Nous avons longtemps essayé de les convaincre que s’ils voulaient résoudre la question kurde, il fallait il soient indépendant du GRK et du PDK, et travaillent dans le seul intérêt de la population du Rojava. La plupart du temps, ils sont restés silencieux, sans répondre à nos arguments.

Quelques jours après, nous avons également rencontré les représentants de deux partis chrétiens et l’organisation de jeunesse chrétienne de Qamişlo, qui se participaient pas à la DSA ni au Tev-Dem, mais reconnaissaient qu’ils n’avaient rien contre et approuvaient leur politique. Ils reconnaissaient aussi le mérite des YPG-YPJ qui ont protégé la région contre l’armée syrienne et les groupes terroristes.

Malgré tout, les jeunes militants de Qamişlo n’étaient pas contents de la DSA et du Tev-Dem. Ils se plaignaient du manque d’électricité et de possibilité pour la jeunesse de s’impliquer. Ils cherchent donc une alternative à la DSA et au Tev-Dem car si la situation perdure, disent-ils, il n’y aura d’autre choix que l’émigration vers l’Europe.

Un responsable d’un parti présent à la réunion leur a répondu : « Que dis-tu, fils ? Nous sommes en pleine guerre. Ne voyez-vous pas combien de femmes, d’hommes, de personnes âgées et d’enfants sont tués tous les jours ?!! C’est un sujet grave. Dans cette situation, être au pouvoir n’a pas une grande importance ; nous pouvons utiliser d’autres moyens. Ce qui est important en ce moment c’est : être chez soi sans crainte d’être tué, pouvoir laisser nos enfants jouer dans la rue sans qu’ils soient enlevés ou tués. Nous sommes libres de nos activités, comme d’habitude, personne ne nous en empêche, nous ne sommes ni agressés ni insultés. Nous avons la paix, la liberté et la justice sociale… » Les membres des autres partis approuvèrent.

Avant de quitter la région, nous avons parlé avec des commerçants, des hommes d’affaires et des gens sur le marché. Tout le monde avait une opinion plutôt positive sur la DSA et le Tev-Dem. Ils étaient satisfaient de la paix, de la sécurité et de la liberté et pouvaient gérer leurs activités sans subir l’ingérence d’un parti ou d’un groupe.

La tranchée de la honte

En 2013, avec l’aide du gouvernement irakien, le Gouvernement régional kurde (GRK) a creusé une tranchée de deux mètres de profondeur et de deux mètres de large, sur environ 35 kilomètres de long, le long de la frontière avec le Kurdistan syrien. Les 12 premiers kilomètres ont été réalisés par le GRK, les 18 derniers par Bagdad. Sur la portion restante, le fleuve Tigre constitue un obstacle naturel.

Le KRG et le gouvernement irakien prétendent que la tranchée était une mesure de protection nécessaire à la paix et à la sécurité en Irak, y compris au Kurdistan. Ici, les gens se posent beaucoup de questions sur cette « protection ». Contre qui ? Contre quoi ? Daech ? Mais Daech ne peut pénétrer dans cette partie de la Syrie, gardée par les YPG-YPJ.

La majorité des Kurdes voient en réalité deux raisons à cette tranchée. D’une part, empêcher des réfugiés syriens, mais aussi le PKK et le PYD, d’entrer au Kurdistan irakien ; d’autre part, accroître l’efficacité des sanctions économiques prises contre le Kurdistan syrien pour l’obliger à accepter les conditions du GRK. Toutefois, je pense que les Kurdes de Syrie préfèreront subir la famine plutôt que de passer sous les fourches caudines du GRK. C’est pourquoi, dans tout le Kurdistan, a surnommé cette tranchée la « Tranchée de la honte ».

Les sanctions économiques ont fortement perturbé la vie dans la Cizîrê, où l’on manque de tout : médicaments, argent, médecins, infirmières, enseignants, techniciens et ingénieurs de l’industrie, notamment dans le secteur pétrolier. La Cizîrê, qui a des milliers de tonnes de blé à exporter, est contrainte de vendre son grain 200 à 250 dollars la tonne au gouvernement irakien, alors que celui-ci paie 600 à 700 dollars la tonne quand il l’achète ailleurs.

Dans le Rojava, cette attitude du GRK de Massoud Barzani — qui se qualifie lui-même de grand leader kurde — provoque l’incompréhension. Le 9 mai 2014, une grande manifestation pacifique contre la « Tranchée de la honte » a réuni plusieurs milliers de personnes à Qamişlo, à l’appel du Tev-Dem. On a pu y entendre plusieurs forts discours de différentes organisations, maisons du peuple, groupes et comités. Aucun de ces discours n’a créé de tensions. Les gens se rassemblaient principalement autour de l’idée qu’il fallait rétablir la fraternité, la coopération, et une bonne entente de chaque côté de la frontière, que tous les partis devaient se réconcilier et prononcer des paroles de paix et de liberté. La manifestation s’est achevée en fête de rue avec danses, chansons et hymnes.

Attentes et craintes

Où va le mouvement populaire du Rojava ? C’est difficile à dire, mais cela ne doit pas nous empêcher d’analyser et de réfléchir à son avenir. La victoire ou la défaite complète d’une expérience telle que la région n’en a pas connu depuis longtemps dépend de facteurs internes et externes.

Quoi qu’il arrive, nous devrons y faire face ; ce qui compte, c’est de résister, d’être volontaire et ambitieux, de ne pas capituler, de ne pas se décourager et de croire au changement. Rejeter le système actuel, saisir chaque occasion, cela est plus important, je pense, qu’une victoire temporaire. C’est la clef pour atteindre le but final.

[…]

L’affaiblissement du Tev-Dem

Comme nous l’avons vu, le Tev-Dem est l’âme du mouvement populaire, avec ses groupes, ses comités, ses maisons du peuple. Sans le Tev-Dem, pas d’Auto-administration démocratique (DSA). De façon générale, de l’existence du Tev-Dem dépend l’avenir du Rojava, et du modèle qu’il peut représenter pour l’ensemble de la région.

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Des adultes suivent des cours de langue kurde (interdits avant la révolution).
© Firat News

Il est difficile d’évaluer l’équilibre des forces entre le Tev-Dem et la DSA. J’ai eu le sentiment que quand le pouvoir de la DSA croissait, celui du Tev-Dem diminuait. L’inverse peut être vrai aussi.

J’ai soulevé cette question avec les camarades du Tev-Dem. Ils n’étaient pas d’accord. Ils estiment que plus la DSA sera forte, plus le Tev-Dem sera fort. En effet, ils voient la DSA comme un simple organe exécutif, mettant en œuvre les décisions prises par le Tev-Dem et ses organes. J’ai du mal à fixer mon opinion à ce sujet, l’avenir tranchera.

Le PYD et les structures des partis

Ce sont le PYD et le PKK qui sont derrière le Tev-Dem, et ces deux partis présentent toutes les caractéristiques des grands partis dans cette région du monde : hiérarchie dirigeants-dirigés, tous les ordres descendant du sommet vers la base. Les militants sont peu consultés sur les orientations mais sont très disciplinés, ont des règles des ordres à appliquer, et des relations confidentielles avec différents partis, au pouvoir ou non dans différentes régions du monde.

Et pourtant, le Tev-Dem est tout l’inverse. Beaucoup de ses militants ne sont membres ni du PKK ni du PYD. Ils croient à la révolution par en bas, n’attendent rien de l’État et des autorités, et participent aux réunions où les décisions sont prises souverainement, dans l’intérêt supérieur des habitants. Ensuite, ils demandent à la DSA de mettre en application leurs décisions. Et il y a encore beaucoup d’autres différences entre le PYD-PKK et le Tev-Dem.

La question est : comment se fait le compromis ? Est-ce le Tev-Dem qui suit le PYD-PKK, où bien est-ce eux qui suivent le Tev-Dem ? Qui contrôle qui ?

Je n’ai pas la réponse, je cherche encore, mais je pense qu’on sera bientôt fixés.

Une crainte : la sacralisation de l’idéologie et des idéologues

L’idéologie est un point de vue. Tout voir par le prisme de l’idéologie peut conduire à un désastre, car cela peut donner des réponses toutes faites, et des solutions déconnectées de la réalité. La plupart du temps, les idéologues cherchent le juste mot dans de vieux livres qui ne sont plus pertinents pour comprendre la situation actuelle.

Les idéologues peuvent être dangereux quand ils veulent imposer leurs idées tirées de ces vieux livres. Ils peuvent être bornés, rigides, inflexibles. Ils ne respectent pas les points de vue différents. Ils ont beaucoup de points communs avec les religieux, et certains marxistes ou communistes. Pour résumer, ils croient que l’idéologie, ou la pensée, crée l’insurrection ou les révolutions. Pour des non-idéologues comme quoi, c’est le contraire qui est vrai.

Il est regrettable que j’aie trouvé de nombreux idéologues au sein du PYD et du Tev-Dem, surtout quand nous en sommes venus à parler des idées d’Abdullah Öcalan. Il y a des gens qui ramènent Öcalan à tout propos dans les discussions. Ils ont une confiance totale en lui et, dans une certaine mesure, ils le sacralisent. Que ce soit de la foi ou de la crainte envers le leader, c’est effrayant, et cela ne présage rien de bon. Pour moi, rien ne doit être sacré et tout doit pouvoir être critiqué, et rejeté si besoin.

Le pire, c’est à la Maison des enfants et dans les centres de jeunesse, où les enfants apprennent les idées nouvelles, la révolution et beaucoup de choses positives qu’ils devront savoir pour être utiles à la société. Cependant, en plus, ces enfants apprennent l’idéologie et la pensée d’Öcalan, et à quel point il est le leader du peuple kurde. A mon sens, les enfants ne devraient pas être endoctrinés. On ne devrait pas leur enseigner la religion, la nationalité, la race ou la couleur. Ils devraient avoir leur liberté de conscience et qu’on les laisse tranquille jusqu’à ce qu’à l’âge adulte ils fassent leurs propres choix.

Le rôle des communes

J’ai déjà expliqué ce qu’étaient les communes. Leur mission doit évoluer. Elles ne peuvent pas rester cantonnées au traitement des problèmes locaux. Elles doivent accroître leur rôle, leurs prérogatives et leurs pouvoirs. Certes, il est vrai que le Rojava est dépourvu d’usines, d’entreprises et d’une véritable infrastructure industrielle. Mais dans la Cizîrê, qui produit surtout du blé, l’agriculture occupe beaucoup de monde dans les petites villes et les villages. Et la région est riche en pétrole, gaz et phosphates, bien que la plupart des gisements soient hors d’usage du fait de la guerre ou du manque d’entretien avant même le soulèvement.

Les communes pourraient donc investir ces domaines, les placer sous contrôle collectif et distribuer leurs produits aux gens en fonction de leurs besoins. Ce qu’il resterait après la distribution pourrait être soit vendu, soit échangé contre du matériel, soit stocké. Si les communes ne s’élèvent pas à ces tâches et se limitent à ce qu’elles font actuellement, évidemment, leur tâche restera inachevée.

En conclusion

Il y a beaucoup de choses à dire sur l’expérience du Rojava, et une foule de points de vue, de droite comme de gauche, des indépendantistes, des trotskistes, des marxistes, des communistes, des socialistes, des anarchistes et des libertaires. Pour ma part, en tant qu’anarchiste, je ne vois pas tout en blanc ou tout en noir, je n’ai pas de solution toute faite, et je ne la cherche jamais dans de vieux livres. Je pense que la réalité et les événements créent les idées et la pensée, pas l’inverse. Je les observe avec l’esprit ouvert, et je m’efforce de les relier entre eux.

Quelques mots importants, cependant, au sujet des insurrections et des révolutions. La révolution ne se limite pas à l’expression d’une colère, elle ne se fait pas sur ordonnance ou sur commande, elle ne survient pas en vingt-quatre heures, n’est pas un coup d’État militaire, bolchevique ou une conjuration politicienne. Elle ne se limite pas au démantèlement de l’infrastructure économique et à l’abolition des classes sociales. Tout cela, c’est le point de vue des gauchistes, des marxistes, des communistes et de leurs partis. Ils voient la révolution ainsi parce qu’ils sont dogmatiques et mécanistes. Pour eux, la révolution et l’abolition des classes signifie le socialisme et la fin de l’histoire.

A mon avis, même si la révolution réussit, le désir d’autorité peut survivre au sein de la famille, dans les entreprises, les usines, les écoles, les universités et d’autres lieux et institutions. A cela peut s’ajouter la persistance des différences hommes-femmes et l’autorité des premiers, même sous le socialisme. En outre, il restera nécessairement un résidu de culture égoïste et cupide, hérité du capitalisme. Tout cela ne peut s’évaporer ou disparaître en peu de temps. Cela peut être une menace pour la révolution.

L’évolution de l’infrastructure économique et la victoire sur la société de classe ne garantissent pas la pérennité de la révolution. Je pense qu’une révolution culturelle, éducative et intellectuelle est nécessaire. Les gens n’aiment pas le système actuel et pensent pouvoir le changer. La tendance à la rébellion, le refus d’être exploité, l’esprit de révolte sont des choses très importantes pour maintenir la flamme de la révolution.

A partir de là, que dire de l’expérience du Rojava ?

Cette expérience dure depuis deux ans et marquera des générations. Les Kurdes de Syrie ont l’esprit rebelle, ils vivent en harmonie, dans une atmosphère de liberté, et s’accoutument à une culture nouvelle : une culture du vivre-ensemble dans la paix et la liberté, une culture de tolérance, de partage, de confiance en soi et de fierté, une culture de dévouement et de solidarité. En même temps, il est vrai que la vie est dure, qu’il y a pénurie de biens de première nécessité, et que le niveau de vie est bas, mais les gens sont accueillants, conviviaux, souriants, attentifs et simples. L’écart entre les riches et les pauvres est faible. Tout cela aide les gens à surmonter les difficultés.

Ensuite, les événements et l’environnement actuels ont changé beaucoup de choses. Ils ne supporteront pas une nouvelle dictature ; ils se battront pour leurs acquis ; ils ne tolèreront pas qu’on décide à leur place. Pour toutes ces raisons, ils résisteront au découragement, se dresseront de nouveau, lutteront pour leurs droits et résisteront au retour de l’ordre ancien.

Certains disent que tant que cette expérience aura Abdullah Öcalan, le PKK et le PYD derrière elle, elle court le risque de prendre fin et d’être remplacée par une dictature. C’est possible en effet. Mais même ainsi, je ne pense pas qu’en Syrie ou au Rojava, les gens puissent, plus longtemps, tolérer une dictature ou un gouvernement de type bolchevique. Nous ne sommes plus à l’époque où le gouvernement de Damas pouvait massacrer 30.000 personnes à Alep en quelques jours. Le monde a changé.

Il me reste à dire que tout ce qui s’est passé dans le Kurdistan syrien n’est pas seulement l’idée d’Öcalan, comme beaucoup le croient. En fait, cette idée est très ancienne, et Öcalan l’a développée en prison, en lisant des centaines de livres, en analysant les expériences et les échecs des mouvements nationalistes et communistes dans la région et dans le reste du monde. La base de tout, c’est qu’il est convaincu que l’État, quelle que soit son nom et sa forme, reste l’État, et ne peut disparaître s’il est remplacé par un autre État. Pour cela, il mérite d’être entendu.

Zaher Baher

 Notes:

[1] Kurdistana Rojava signifie “Kurdistan occidental”.

[2] Cizîrê est le nom kurde de cette région appelée Djézireh en français, et Al Jazera en arabe.

[3] L’opération Anfal, conduite par Ali Hassan al-Majid (« Ali le Chimique ») a duré de février à septembre 1988. Environ 2.000 villages ont été détruits et 182.000 personnes assassinées.

[4] Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est le principal parti révolutionnaire kurde en Turquie. Il fait référence pour toute la gauche kurde, qu’elle soit en Syrie (PYD) en Iran (PJAK) ou en Irak (PÇDK).

[5] De fait, le Tev-Dem est une coalition d’organisations dont le PYD est le centre de gravité.

[6] Les communes sont des conseils de quartier qui s’efforcent d’organiser la vie sociale (voir le passage qui leur est consacré.

[7] Élue le 21 janvier, l’Assemblée de la Cizîrê compte 101 sièges. La DSA est en fait une sorte de gouvernement autonome, doté de 22 commissions. Le canton de Kobanê a élu ses propres institutions le 22 janvier 2014 ; celui d’Efrîn, le 29 janvier. Lire Lire : « Les Kurdes syriens formeront leur gouvernement » sur Actukurdes.fr, le 10 juillet 2013, et « Syrie : Une ville libérée et 30 ‘djihadistes’ capturés par les Kurdes », le 17 février 2014.

[8] En réalité le “Contrat social” a été promulgué le 6 janvier 2014, donc avant l’élection de l’auto-administration.

[9] La politique de la “ceinture verte” était également dite de la « ceinture arabe ».

[10] En arabe, Al Ḥasaka ; en français, Hassaké.

[11] En arabe, Al Qāmišlī ; en français, Kameshli.

[12] Notamment l’Armée syrienne libre, le front Al Nosra ou l’État islamique.

[13] Un rapport de Human Rights Watch en date du 19 juin 2014 a en réalité signalé des arrestations arbitraires d’opposants politiques au PYD, des exactions commises à l’encontre de détenus et des affaires non élucidées d’enlèvement et de meurtre.

[14] A partir de la fin des annés 1980, Abdullah Öcalan a élaboré la théorie de la « Femme libre », évoquant un « âge d’or » mésopotamien fondé sur le matriarcat. Il ne s’agit pas d’une théorie féministe, mais elle a puissamment contribué à promouvoir la parité dans le mouvement kurde. A ce sujet, lire Grojean Olivier, « Théorie et construction des rapports de genre dans la guérilla kurde de Turquie », Critique internationale 3/ 2013 (N° 60), p. 21-35.

L’entrée d’Istanbul dans la guerre en Syrie ?

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Quelques remarques sur les événements survenus entre le 7 et le 13 octobre 2014

N’était-ce les de moins en moins fréquentes réunions d’opposants au régime de Bachar Al-Asad, les 200 000 réfugiés de toute condition sociale – des plus démunis aux  plus aisés -, et les enterrements de jeunes Kurdes stambouliotes partis combattre (voir nos éditions du 4 avril et 7 avril 2014), Istanbul semblait jusqu’à ces derniers jours miraculeusement tenu à l’écart de l’atroce guerre qui affecte la Syrie depuis plus de deux ans. Ivre de son exceptionnalité, oublieuse de son environnement régional, la métropole turque a ainsi  poursuivi ses rêves de grandeur, sa frénésie touristique et sa trépidante agitation quotidienne, dans une relative indifférence par rapport à ce qui se déroulait au flanc sud-est du pays.

Cette tranquillité insouciante et cette position préservée ne sont plus de mise après l’appel à « descendre dans la rue pour Kobanê » lancé à l’échelle nationale le 6 octobre 2014 par les partis kurdes présents au Parlement turc (DBP1 et HDP), par la plupart des organisations du mouvement kurde de Turquie – à l’instar du KCK2 -, comme par celles de Syrie affiliées au PKK. Assez soudainement donc, le nom de Kobanê – érigé en symbole de la résistance kurde à l’État islamique… en Syrie, puis de la résistance à l’AKP en Turquie, par un effet  de contamination – a commencé à se faire entendre dans les rues d’Istanbul.

Les formes prises par les mobilisations de rue en soutien ou solidarité à la résistance de Kobanê à partir du 6 octobre ont varié, de la conférence de presse, autorisée ou non, à la manifestation de rue, en passant par des concerts de rue en solidarité. Nous ne retiendrons ici que celles qui ont donné lieu à des actes de violence, à des affrontements physiques ou armés, avec dégâts humains ou matériels : affrontements avec les forces de sécurité, affrontements entre jeunes Kurdes décidés à porter l’insurrection (Serhildan en kurde) à Istanbul et « partisans » de l’État islamique (İŞİD en turc), descentes sur des bâtiments abritant des institutions jugées partisanes, dégradation de véhicules publics ou de mobilier urbain… Ceci dit, il faut se méfier des actes de violence à enjeux très locaux qui semblent avoir pris pour prétexte cette grande crise, à l’exemple de ce qui paraît s’être produit à Şahintepe/Başakşehir en septembre 20143. En effet, on constate que dans plusieurs quartiers périphériques où les projets de transformation urbaine sont fortement contestés par la population habitante – à l’instar de Kanarya dans l’arrondissement de Küçükçekmece -, des violences perpétrées ces derniers jours contre des opposants locaux notoires de ces projets ont saisi comme prétexte l’affrontement « Partisans de l’État islamique » / « Partisans de la résistance kurde syrienne/turque4 ». Prudence donc ; il faut éviter les lectures trop rapides à partir des seules appartenances opportunément revendiquées ou assignées. Pour revenir aux répertoires d’action déployés, le blocage des voies routières et autoroutières est devenu un mode d’action à part entière non sans risques5 qui entraîne une  « sortie du quartier » et conduit à une délocalisation de l’expression par rapport aux foyers de population.

Quatorze des trente-neuf arrondissements d’Istanbul ont été affectés par ces manifestations violentes. Les principaux lieux d’affrontement correspondent – Beyoğlu et Kadıköy mis à part – à des zones urbaines non consolidées, caractérisées par des concentrations kurdes de formation récente mêlées à d’autres présences migrantes (Esenyurt, Sultanbeyli, Sultangazi, Arnavutköy). Soit des territoires périphériques caractérisés par de fortes tensions sur les marchés du travail et du logement, autrement dit des bassins d’emplois précaires où l’économie du bâtiment et  l’économie textile  – toutes les deux massivement non-déclarées – prédominent largement. Esenyurt, où des blessés graves8 étaient déplorés dans la nuit du 8 au 9 octobre 2014, fait partie des rares arrondissements – avec Sultanbeyli et Arnavutköy), où le DBP/HDP a obtenu plus de 10% des suffrages exprimés lors des deux dernières élections locales de mars 2009 et de mars 2014 (Fig.1 & Tab. 2). Rappelons que c’était déjà à Esenyurt, jeune arrondissement institué en 2008, par ailleurs tristement célèbre pour ses accidents du travail dans le secteur du bâtiment, que des violences avaient endeuillé la  campagne électorale de mars 2014.

fig1

Si l’on compare avec les mouvements sociaux de l’époque de Gezi (fin mai-juin 2013), il apparaît que les périphéries sociales et spatiales ont été beaucoup plus actives pour Kobanê que pour Gezi, même si certains territoires d’action privilégiés des organisations d’extrême gauche (comme Gazi, Okmeydanı, Gülensu/Gülsuyu et Nurtepe) se sont aussi distingués au moment de Gezi. Mais ces territoires sont des lieux d’opposition chronique : les mobilisations qui s’y déroulent de façon presqu’endémique ne sont médiatiquement visibles que quand Istanbul est par ailleurs le théâtre de manifestations et mouvements de rue.

Beyoğlu est à mettre à part. Le cœur de l’arrondissement en tout cas (on ne parle pas de ses marges, Örnektepe ou Okmeydanı), malgré les injonctions de la police, fonctionne encore comme la principale scène métropolitaine d’expression de l’opposition politique, tout au long de l’avenue İstiklâl, de la place Tünel à la place Taksim, via la « place » du lycée Galatasaray, près de la poste du même nom, qui est encore un des spots les plus affectionnés pour les déclarations de presse (basın açıklaması). Dans une moindre mesure la place du quai de Kadıköy et le lieu-dit Altıyol (ou Boğa) remplissent une fonction équivalente pour la rive anatolienne et le centre de Kartal pour la périphérie anatolienne.

Du point de vue de la configuration des acteurs de ces protestations violentes et violemment réprimées on a vu principalement, d’un côté les jeunesses urbaines du PKK – regroupées sous la bannière YDG-H (Mouvement des Jeunesses Révolutionnaires Patriotes9), organisation apparue en 201310 – et, de l’autre, des groupes liés à l’AKP et des sympathisants du HÜDA PAR11, une formation kurde islamique affichant plus ouvertement son opposition radicale  au PKK et au HDP que son soutien à l’État Islamique. Très organisés (en « Forces de sécurité » pour le YDG-H ou son équivalent féminin le YDGK) et actifs dans l’est et le sud-est du pays, ces acteurs ont donc émergé aussi pleinement sur le théâtre stambouliote.

Cependant, il faudrait pouvoir aller au-delà de cette polarisation. En effet, si du « côté kurde », pour simplifier, les acteurs mobilisés sont à peu près placés sous la même bannière – avec cependant des différences locales selon l’implication des formations d’extrême gauche, la collaboration entre formations du mouvement kurde et ces dernières n’étant pas toujours harmonieuse, loin de là -, la composition des « partisans de l’État islamique » varie en fonction des terrains concernés. A Bağcılar, Arnavutköy ou Sultanbeyli par exemple, il semble que les manifestants kurdes se soient heurtés à des membres (souvent d’origine kurde eux-mêmes) de différentes confréries, fondations et associations liées de près ou de loin au Hüda Par. En revanche à Esenyurt les militants kurdes ont trouvé devant eux plutôt des ultra-nationalistes et à Zeytinburnu12 des ultra-nationalistes aussi, appuyés par quelques Afghans, Turkmènes et Kazakhs stipendiés, tout dévoués à la cause turque/turciste. Dans tous les cas, les petits commerçants soutenus par les pouvoirs locaux (AKP voire CHP), les polices municipales et la police ont conclu des alliances tactiques ou de facto avec ceux qui s’opposaient aux manifestations de rue perçues comme une menace pour le bon ordre des affaires.

Les manifestations de rue ont en outre revêtu une incontestable dimension de classe, beaucoup plus nette qu’au moment de Gezi. On a ainsi vu à Esenyurt, Beylikdüzü et Halkalı les travailleurs du secteur du bâtiment – migrants kurdes en partie – descendre dans la rue pour protester, opérant une jonction entre des revendications relatives à leurs conditions de travail et de rémunération et le drame de Kobanê.

Compte tenu du répertoire d’action de groupes comme le YDG-H – cocktails Molotov, destruction de lieux ou d’instruments « symboles » d’un système honni -, la criminalisation de l’ensemble des manifestants par les autorités locales et nationales et par une grande partie de la presse (même celle de la cemaat) a été immédiate. Et même si le 9 octobre 2014 le secrétaire général du HDP s’est employé à rappeler que son appel du 6/10 à descendre dans la rue n’était pas un appel à la violence et au vandalisme, l’amalgame semble fait. L’esprit du processus de paix insufflé fin 2012 paraît avoir déserté aussi Istanbul.

Si l’on met à part les scènes politiques urbaines habituelles, les lieux d’affrontements correspondent à des zones d’immigration récente et mêlée – où il est aisé de monter un groupe de précaires contre d’autres-, à des bassins d’emploi précaire (textile et bâtiment), et des zones d’implantation ancienne d’organisations de gauche radicale.  Par conséquent, toute comparaison avec le(s) soulèvement(s) de Gezi semble inadéquate. La sociologie est différente – les beaux quartiers ne sont pas descendus dans la rue pour Kobanê comme ils l’ont fait pour Gezi -, la composante alévie très nette au moment de Gezi semble ici pour l’instant mineure. A l’échelle de la Turquie les mobilisations pour Kobanê se révèlent notablement plus populaires et massives que celles pour Gezi ; à l’échelle d’Istanbul, si l’on note quelques convergences entre Gezi et Kobanê du côté des organisations professionnelles et syndicales (la confédération KESK ayant appelé le 9 à faire grève), des organisations féministes, étudiantes et d’extrême gauche, ce sont d’autres groupes sociaux et d’autres organisations qui ont émergé dans la rue. Mais les composantes socio-démocrates nationalistes (CHP, DSP, TGB), comme les composantes d’extrême gauche nationaliste (İşçi Partisi ou TKP), à la pointe des soulèvements de Gezi sont là totalement absentes13.

Au total, sur les plus de 120 personnes placées en garde à vue suite aux affrontements des jours précédents dans le département d’Istanbul dix-neuf ont été conduites devant le procureur le 13 octobre 2014. La tension n’en demeure pas moins grande dans quelques zones urbaines – avec une dimension anti-Alévis surajoutée à Sarıgazi/Sancaktepe – et l’on peut craindre que les enterrements de jeunes volontaires des deux camps morts au combat en Syrie ne donnent lieu à des débordements. L’entrée d’Istanbul dans le temps et les affres de la guerre en Syrie et aux frontières sud-est du pays, ne s’est pas opérée de manière aussi violente que dans l’est du pays (le 13 octobre on dénombre plus de 40 personnes décédées dans l’ensemble du pays, dont une à Istanbul14). Elle  s’est réalisée de façon spatialement discontinue et intermittente.  Istanbul fonctionne donc comme une sorte de caisse de résonance fragmentée, qui répercute, relaie, diffracte, amplifie, réinterprète sélectivement et en même temps étouffe et déforme tout ce qui affecte l’ensemble du territoire et du corps national, et, dans une moindre mesure, tout ce qui affecte les pays de la région.

Même s’il faut garder raison et rappeler que la très grande majorité de la population d’Istanbul n’a entendu parler de ces événements qu’à la télévision ou par les réseaux sociaux, le fait de (re)voir l’armée déployée dans la rue (comme à Esenyurt, le 8 octobre), plus de trente ans après la période du coup d’État de septembre 1980, ne manque pas de laisser perplexe sur la « Nouvelle Turquie ». Et la violence de certaines altercations dans la presse nationale – des journalistes de quotidiens pourtant « modérés et libéraux », sombrant dans l’injure, se permettant de lancer de véritables appels au lynchage de confrères ou de responsables de formations politiques légales – ne fait qu’ajouter aux tensions et au trouble.

  1. En juillet 2014 le DBP (Parti des Régions Démocratiques) a remplacé le BDP (mai 2008-avril 2014) comme parti légal du mouvement kurde. Il coexiste au Parlement turc avec le HDP fondé en octobre 2012. []
  2. Koma Civakên Kurdistan ou Union des communautés du Kurdistan, cette institution créée en 2005 est censée, au-delà et au-dessus du PKK, préparer la gestion politique de l’ensemble du Kurdistan. []
  3. Sur ces petites affaires locales qui se déguisent derrière de grandes causes internationales : İrfan Bozan, “1 mahalle, 2 cinayet” : (URL : http://www.aljazeera.com.tr/al-jazeera-ozel/1-mahalle-2-cinayet) (dernière consultation : 09 10 2014). []
  4. Voir : “Le problème ce n’est pas Kobanê, c’est la Transformation Urbaine”, Taraf, 13 octobre 2014, p. 2.  []
  5. On se rappelle la mort de Mehmet Ayvalıtaş, jeune manifestant issu du quartier Mustafa Kemal (Ümraniye) le 2 juin 2013, alors qu’il participait au blocage du trafic sur l’autoroute qui surplombe le quartier. []
  6. Voir : http://haber.sol.org.tr/soldakiler/emek-gencligi-uyesi-mert-degirmenci-yasamini-yitirdi-haberi-98449 (dernière consultation, 10 10 2014). []
  7. Voir : http://www.bestanuce1.com/haber/138373/kanarya-mahallesinde-provokasyon-endisesi&dil=tr (dernière consultation, 10 10 2014). []
  8. Voir Taraf, 10 octobre 2014, p. 2. []
  9. Le YPG-H a même réitéré un appel à la révolte/insurrection (Serhildan en kurde) le 14 octobre en début d’après-midi. Voir : http://www.bestanuce1.com/haber/139928/serhildan-atesi-gurlestirilmeli (dernière consultation, 14 10 2014). []
  10. Voir sa page twitter : https://twitter.com/YDG_HKomutan []
  11. “Parti de la Cause Libre” (Hür Dava Partisi) dont il faut lire “Parti de Dieu” la contraction généralement utilisée “Hüda Partisi”. Ce parti légal, qui semble bénéficier de la protection bienveillante de l’AKP, est, quand on considère la trajectoire de ses dirigeants, un avatar du Hezbollah,  une formation illégale sanguinaire utilisée par les forces de sécurité et certaines composantes de l’appareil d’État pour assurer les sales tâches contre les militants du mouvement kurde au cours des années 1990. A propos du Hezbollah, voir le Dossier de l’IFEA de Gilles Dorronsoro (n°17) de mars 2004 : (URL : http://www.ifea-istanbul.net/dossiers_ifea/Bulten_17.pdf ). Par ailleurs, le site Internet du parti Hüda est sans ambiguïté quant à sa position sur le conflit syrien ; voir le rapport en ligne : http://hudapar.org/Detay/Haber/951/tarihi-sureciyle-suriye-siyaseti-ve-tikanan-arap-bahari.aspx (dernière consultation, 09 10 2014). []
  12. On rappellera que l’arrondissement de Zeytinburnu a été le théâtre de violences antikurdes caractérisées durant l’été 2011. Voir le rapport circonstancié produit par l’Association des Droits de l’Homme (İHD) : http://www.ihd.org.tr/index.php/raporlar-mainmenu-86/el-raporlar-mainmenu-90/2411-ozelrapor20110803.html (dernière consultation : 10 10 2014). []
  13. Ces derniers jours, les quotidiens Sözcü, Aydınlık et Cumhuriyet – très anti-AKP -, se sont objectivement, face à  la « menace kurde », rangés du côté du discours de l’ordre et de l’intégrité territoriale porté par l’AKP. Il en va de même des quotidiens de la cemaat, Zaman et Bugün. []
  14. Pour un premier bilan le 14 octobre au matin, voir : http://www.bestanuce1.com/yazdir.php?id=139818 (dernière consultation : 14 10 2014). []

Article vue sur http://ovipot.hypotheses.org/10558

Le consensus, la clé du nouveau système au Rojava

Après la révolution au Rojava commencée en Juillet 2012, le système de justice syrien est devenu obsolète. Évidemment, le peuple le mouvement politique qui le soutenait, ont rejeté l’appareil de sécurité, les représentants politiques de l’Etat, et les agences de renseignement, mais ils ont également rejeté le représentant de la justice et les ont viré.
Tout aussi important que la suppression du régime dictatorial du Baas a été, la question a été de savoir à quoi une nouvelle forme de justice pourrait ressembler. Dans toute société qui n’est pas encore totalement libérée de la domination (sociale ou entre les sexes), pas encore tout à fait émancipée, ce qu’on appelle des crimes, même à un faible niveau, auront lieu, et en particulier dans le contexte de guerre – conflits, violence, le vol , auxquels la cité doit s’affronter.

Le nouveau système de justice qui a été élaboré par des Comités « paix et consensus ». Certains d’entre eux avaient déjà été formé dans les années 1990 par des militants politiques de la gauche kurdes dans les villes syriennes à majorité kurde soutenant cette tendance. Encore aujourd’hui, ils ont pour tâche tâches d’assurer la paix sociale dans leur quartier ou dans la localité et de prendre des mesures contre la criminalité et l’injustice sociale. Sous le régime du Baas ces comités agissaient de manière souterraine – l’Etat les considérant comme une atteinte au monopole de la justice –, et fonctionnaient en parallèle avec le système de justice existant. Malgré la répression accrue après 2000 et surtout après 2004, ils ont continué à exister, mais en plus petit nombre et sans pourtant concerner la majorité de la population kurde.

Après la libération des localités de Rojava à l’été 2012, les lieux qui avaient déjà eu cette expérience avec les comités « paix et consensus » n’ont pas été bouleversés rendu confus quand il s’est de régler les différends dans les affaires civiles et pénales. Les comités existants ont sont restés en place pour les questions de justice et, là où ils étaient absents, ils ont vite été construits selon le modèle déjà existant.

La structure du système de justice

Pour décrire la structure du système de justice dans Rojava, nous devons étudier ce qui s’est développée au cours des deux dernières années. Une fois les villes et les villages libérés le 19 Juillet 2012, les conseils de justice régionale (en kurde, diwana Adalet) ont été mis en place dans les différentes régions à l’initiative de la TEV-DEM [le Mouvement de la société démocratique], qui a organisé les organes exécutifs du Conseil des peuple du Kurdistan de l’Ouest (MGRK), dans tout Rojava ; Le système de conseil des MGRK a été la force décisive qui a conduit la révolution. Les conseils de justice ont engagés des juges, des avocats, des procureurs, des juristes et d’autres qui avaient rompu avec le système en place. Les conseils populaires étaient également membres des comités de « paix et de consensus ». Ces conseils de justice ont depuis été cruciaux pour la construction d’un nouveau système de justice.

Les trois régions majoritairement kurdes ont récemment été nommés cantons ; le plus grand des trois est Cizîre. Son conseil de justice, qui compte onze membres, représente plusieurs conseils de district ; les conseils de justice dans Afrin et Kobanê ont sept membres chacun. (Apparemment pas beaucoup de gens sont assis sur ces comités importants.) Ces conseils de justice coordonnent avec les conseils du peuple et sont responsables devant eux; après des discussions dans les conseils populaires de grande envergure, ils ont fondé le nouveau système de justice.

Au niveau le plus bas du nouveau système de justice créé dans les villages, les quartiers, et parfois même les rues, on trouve les comités « paix et consensus » qui résolvent les cas sur la base du consensus. S’il s’avère qu’ils ne peuvent pas le faire, le cas est repris au niveau suivant. Les cas difficiles comme les assassinats, il faut le dire, ne sont pas pris en charge par les comités « paix et consensus », mais sont traités directement aux niveaux supérieurs.

Au niveau communal les comités « paix et consensus » ont une double structure. Les comités généraux sont responsables de conflits et de crimes; Les commissions de femmes sont responsables de cas de violence patriarcale, de mariage forcé, de polygamie. Ils sont directement rattachés à l’organisation des femmes Yekitiya Star [l’Union de la femme].

Au niveau supérieur, dans la grande ville de chaque région, on trouve les tribunaux populaires (dadgeha gel) qui ont été réanimés par les conseils de la justice. Leurs juges membres (dadger) peuvent être désignés par les conseils de justice ou par quiconque dans la région. Les conseils populaires au niveau régional (comme Séré Kaniye, Qamişlo, Amude, Derik, Heseke, Afrin, Kobanê) donnent des conseils sur les nominations, et parmi elles sept personnes sont élus pour chaque zone. Les candidats n’ont pas à être des juristes et contrairement à d’autres systèmes de justice, certains d’entre eux n’ont de liens antérieurs avec la Justice. Il est considéré comme beaucoup plus important que les personnes nommées comme juges soient ceux qui peuvent représenter les intérêts de la société.

Les autres niveaux du système de justice de Rojava sont un peu comme ceux des autres pays.

A l’issue d’une décision du Tribunal du peuple, l’une des parties peut la contester et porter l’affaire devant la cour d’appel (dadgeha de istinaf). Rojava ne compte quatre tribunaux, deux à Cizîre et un à Kobanê et à Afrin. A ce niveau, les juges doivent être des juristes.

Au niveau suivant, ceux qui souhaitent intenter une action ont à leur disposition le tribunal régional (dadgeha de neqit) ; il est seul à couvrir l’ensemble des trois cantons.

Enfin, il ya une cour constitutionnelle (dadgeha de hevpeyman), dont les sept juges décident que le contrat social – qui a été adopté au début de l’année en guise de constitution – et autres lois importantes soient observées dans d’autres décisions du gouvernement . Dans chaque région, les avocats de personnes (dizgeri) ainsi que d’autres procureurs travaillent dans l’intérêt public.

Au sommet du système juridique est le parlement de la justice (meclisa de Adalet) ; chacun des trois cantons a un. Chaque parlement de justice est composée de 23 personnes : trois représentants du ministère de la Justice, nouvellement fondée en Janvier 2014 ; onze des conseils de justice ; sept de la Cour constitutionnelle, et deux de l’association du barreau. Un membre du parlement de la justice parle publiquement. Cette configuration contient une différence encore plus importante avec les systèmes de justice traditionnels : avec trois représentants seulement le gouvernement de transition a peu d’influence légal.

Les parlements de justice ont la responsabilité de s’assurer que le système juridique réponde aux besoins de cette société en évolution rapide et en voie de démocratisation. Leur priorité est la reconstruction du système de justice. C’est encore squelettique, et de nombreux détails pratiques et n’ont pas été discutés ni décidés. Le système juridique à l’énorme devoir de d’établir de nouvelles bases légales dans le cadre du contrat social, mais il doit également se référer aux lois syriennes existantes, tant que les nouvelles lois ne concernent pas encore la totalité de la question. Pourtant, de nouvelles lois ne doivent pas être mis au point dans tous les domaines.

Toute loi, règlement ou directive et sont immédiatement analysés ; les éléments non démocratiques sont rayés et remplacés par de nouveaux jugés nécessaires nécessaire. Les trois cantons considèrent qu’ils existent dans le cadre de l’Etat syrien, mais avec un régime démocratique. Si une transformation démocratique n’est pas possible, une nouvelle loi pour la zone touchée sera créé.

En outre, les parlements de justice se penchent sur les questions techniques et administratives en suspens.
Jusqu’à présent, le travail dans les parlements de la justice s’est déroulé avec de nombreuses discussions, mais leurs membres n’ont eu de profonds désaccords, c’est du moins ce qu’ils disent. Compte tenu de la nécessité de construire un système judiciaire qui fonctionne assez rapidement, il n’y a pas eu beaucoup de temps pour des discussions approfondies qui ont dûes être reportée aux années à venir, quand la paix sera venenue comme nous l’espérons.

Formation du personnel

A la mi-2013 dans Qamişlo, une académie pour les juristes des trois cantons de Rojava a été fondée. C’était nécessaire parce que le nouveau système de justice nécessite au moins plusieurs centaines de professionnels et de personnel. Chaque cours d’éducation de base des études est de quatre mois. En mai 2014 deux groupes de trois douzaines de personnes chacune ont terminé la première unité. Après avoir passé des examens à la fin de quatre mois, les élèves peuvent commencer à travailler dans le nouveau système de justice. Mais leur formation ne s’arrête pas là, ils retournent à l’académie à intervalles réguliers pour une formation continue, pendant de nombreux mois et plus. Cette période de quatre mois relativement courte a été instituée seulement en raison du grand besoin de professionnels. Une meilleure formation des néos-juristes est en cours de discussion.

Résultats du nouveau système juridique

Il va sans dire que le nouveau système a aboli la peine de mort. La peine d’emprisonnement à vie (la durée maximale est temporairement fixé à 20 ans) peut être prononcée que dans les cas d’assassinat, de torture, ou de terreur. Jusqu’à maintenant cela ne s’est passé que deux fois dans Cizîre : pour un homme qui a assassiné une femme d’une manière barbare, et pour un homme qui a torturé et assassiné un membre des forces de sécurité (appelé Asayiş).

Dans Rojava, l’arrestation est considéré comme le dernier recours. Et selon les principes du système juridique, la personne arrêtée doit être considérée non pas comme un criminel, mais comme une personne à réhabiliter. Par prison, on entend des établissements d’enseignement et une fois que les moyens seront disponibles ils devront être transformés en centres de réadaptation et ne seront pas des institutions punitives. Les commissions juridiques de Rojava sont particulièrement concernés par la question des conditions de détention. Un membre du conseil de justice nous a expliqué : « Nous avons déjà privé les prisonniers de leur liberté ; nous ne voulons pas de les punir davantage avec les conditions de détention « .

Dans les deux dernières années, en raison du nouveau système de justice et en particulier de la plus grande auto-organisation du peuple dans les communes et les conseils, le nombre de crimes a diminué lentement, bien que des chiffres fiables soient encore difficiles à à être établis. Ils sont concentrés dans les périphéries urbaines. Dans le sud du Kurdistan, les dits crimes d’honneur restent monnaie courante, mais en Rojava, en particulier à cause du travail du mouvement des femmes, ces crimes ont sensiblement diminué.

Les comités de paix et de consensus

La différence la plus fondamentale entre le système de justice de Rojava et les systèmes de justice dans d’autres types d’États – capitalistes, socialiste-réels, parlementaires, dictatoriaux –, est l’existence des comités « paix et de consensus » au niveau local et les rôles qu’ils jouent dans la structure du conseil.

Les membres de « paix et consensus » sont nommés par les conseils populaires. Au niveau de la commune (la structure organisationnelle à la base du système de MGRK, composée de 30 à 150 ménages), tous les résidents participent à une assemblée et élisent les membres. A l’étage suivant de l’organisation, la communauté de district ou de village (autour de 7 à 10 villages), les comités « paix et de consensus » choisis par les conseils du peuple se réunissent avec les délégués des communes. Les niveaux plus élevés dans le système de conseils n’ont pas de comités « paix et consensus ».

Le système de conseil en Rojava a été construit au début de la révolution en Syrie il y a trois ans ; à partir de là, les comités de « paix et consensus » sont nés au niveau du district et de la communauté du village. À partir de 2012, avec l’émergence des communes, les comités de « paix et de consensus » ont été élus à ces niveaux les plus bas. La plupart des communes n’ont pas autorité sur ces comités.

Comme je l’ai mentionné plus tôt, les premiers comités « paix et consensus » ont été construits dans les années 1990, bénéficiant la structure de MGRK. Sans cette expérience de longue date, il aurait été beaucoup plus difficile de construire ces comités si rapidement dans d’autres endroits. Les années de quinze et plus d’expérience ont été très précieux.

Chaque comité de la paix et de consensus est généralement constitué de cinq à neuf personnes, avec un quota de genre de 40 pour cent. Les élus sont généralement ceux qui sont considérés comme ayant la capacité de désamorcer par la discussion les parties en conflit. La plupart ont plus de 40 ans.

Les procédures des comités ne sont pas précisées par écrit dans les moindres détails ou même dans leur intégralité. Règles et principes se sont développés dans la pratique au fil des ans et dans une certaine mesure sont transmis verbalement.

Les membres « paix et consensus » ne doivent pas être compris comme des magistrats traditionnels, car ils sont élus démocratiquement et avec la parité entre les sexes. Un élément important est que les conseils et le mouvement politique qui sous-tendent la construction des comités se réfèrent aux conseils des anciens de la société traditionnelle. Les conseils des anciens n’existent plus guère aujourd’hui, ils ont disparus dans les années 1960 et 1970. Rojava s’est identifié à ces institutions traditionnelles, mais en les imprégnant des valeurs de son contrat social : démocratie de conseils, libération des genres, les droits de l’homme. En intégrant et en remplaçant les conseils traditionnels des anciens, ils constituent un pont de compréhension entre tradition et révolution.

La structure parallèle des commissions de femmes et Yikitiya Star devrait garantir que les structures et juridictions féodales n’ont plus aucune poids dans les cas de violence patriarcale. Dans ce contexte, les femmes sont la force motrice.

L’objectif des comités « paix et consensus », quand il s’agit de jurisprudence, n’est pas de condamner l’une ou l’autre parties dans un procès, mais plutôt de parvenir à un consensus entre les parties en conflit. Si possible, l’accusé n’est pas mis à l’écart si une peine est prononcée, ni enfermé, mais on fait comprendre que son comportement a conduit à l’injustice, aux dommages et aux blessures. Si nécessaire, cela entraîne une longue discussion. Parvenir à un consensus entre les parties est un résultat qui mènera à une paix plus durable.

Sur le long terme c’est un grand avantage pour la société locale qui favorise la paix et un rapprochement entre les groupes et les individus. La solidarité et la cohésion sociale se développent dans ce terreau qui a été l’expérience de deux années de révolution dans Rojava. Aujourd’hui, dans les communes et les localités, si la majorité des gens se comportent solidairement, sont capable de créer des coopératives et de prendre des décisions ensemble, c’est en partie parce que le travail des comités de paix et de consensus a été couronnée de succès.

Que les comités sont acceptés par la société et bénéficient d’un grand respect se voit aussi dans le fait que de plus en plus de personnes d’autres groupes ethniques se tournent vers eux, avec leurs problèmes. Il ne faut pas oublier qu’un grand nombre d’Arabes vivent dans des villes de Rojava.

Un autre indicateur des effets positifs de ces comités est le fait que là où ils sont bien organisés, les querelles et les disputes entre les individus, les familles et les groupes diminuent lentement comme les crimes, en particulier le vol, qui sont en déclin.

Cet article a été écrit par Ercan Ayboğa, et a été publié dans le Kurdistan rapport, Septembre-Octobre 2014; http://bit.ly/Konsens_entscheidend. Traduit par Janet Biehl. Une version abrégée de cet article est paru en Août 2014, le magazine TOA, no. 4, publié par le bureau de service pour Täter-Opfer-Ausgleich und Konfliktschlichtung; http://www.toa-servicebuero.de.

Emission de radio de Zapzalap sur la situation en Syrie

Depuis le 6 octobre, face à l’offensive de lʼÉtat islamique (Daesh) équipé de matériel militaire moderne grâce aux pétromonarchies du Qatar ou d’Arabie Saoudite, les combattant-Es de la ville syrienne de Kobanê résistent quartier par quartier et rue par rue aux djihadistes, à quelques kilomètres seulement de la frontière turque. La Turquie, alliée historique des occidentaux, bloque sa frontière aux nouveaux combattant-Es qui veulent se rallier à la résistance contre Daesh. La population de Kobanê ne peut compter ni sur les États de la région ni sur les États occidentaux dans sa lutte contre lʼÉtat islamique.

Pour comprendre cette contre révolution patriarcale de lʼÉtat islamique et les résistances qui y font face, zapzalap vient de mettre en ligne sa dernière émission.

Montage fait à partir du débat organisé samedi dernier à la bibliothèque occupée de l’Insoumise à Lille.

Contre le patriarcat, révolution sociale !

A bon entendeur

A télécharger ici

A lire sur le site de Zapzalap

 

La bataillle de Kobanê : entre offensive djihadiste, complicité turque et résistance kurde

Texte de l’OCL qui commence à dater (30 septembre) mais qui permet de comprendre les tenants et les aboutissants de la situation au moyen Orient.

 

L’offensive de l’État islamique (EI) lancée sur Kobanê, l’un des trois cantons Kurdes de Syrie, le 15 septembre, se poursuit et marque un épisode crucial à la fois de la guerre en Syrie et de la révolution lancée par les mouvements de la gauche kurde.
L’enjeu de cette bataille détermine le sort du Kurdistan tout entier et de l’ensemble du Moyen-Orient.

Kobanê, troisième ville kurde de Syrie, peuplée avant la guerre d’environ 300 000 habitants, mais abritant aujourd’hui plus de 200.000 réfugiés, est depuis plus d’une semaine le théâtre d’une des opérations militaires des djihadistes les plus brutales, et après celle de Homs, la plus cruelle.

Une conséquence du renforcement des islamistes

L’origine immédiate de cette attaque se trouve à l’extérieur de la Syrie. En Irak, l’EI a réussi à s’emparer d’un énorme butin d’armes, en partie du régime de Saddam Hussein mais surtout d’une énorme quantité d’armes lourdes et de blindés abandonnés par les États-Unis et la « nouvelle » armée irakienne. Quand, au mois de juin, l’EI a occupé Mossoul, il a trouvé des arsenaux presque intacts. En août, le groupe islamiste se lançait contre Sinjar parce que cette ville est pour l’essentiel peuplée de yézidis. Le but de l’EI est d’exterminer littéralement toute religion qui n’est pas musulmane sunnite. Ces événements ont provoqué une réponse internationale et les États-Unis ont commencé à bombarder des positions de l’EI permettant ainsi une certaine reprise du terrain de la part des troupes kurdes irakiennes (barrage de Mossoul notamment).

Lors des évènements de Sinjar, la principale milice kurde Syrie, les YPG (Yekîneyên Parastina Gel / Unités de défense du peuple), vont intervenir pour la première fois sur le sol irakien pour sauver des dizaines de milliers de réfugiés, abandonnés de tous, en envoyant des renforts depuis le Rojava (Kurdistan de Syrie). Des renforts qui ont joué un rôle fondamental dans les monts du Sinjar, en organisant des couloirs humanitaires et en organisant les premières unités d’auto-défense yézidis, mais aussi sur d’autres points de la ligne de front, en particulier en reprenant, avec les combattants du PKK accourus eux-aussi, la ville de Makhmour et les villages alentours.

Paradoxalement ou pas, les bombardements américains, qui ont certainement sauvé de nombreux civils en Irak, ont provoqué cette attaque brutale sur le territoire syrien. Il n’est pas possible d’agir en Irak sans réfléchir à l’échelle globale, particulièrement sur les développements en Syrie, car cela revient à se protéger sur un flan en laissant l’autre à découvert.

Mais les États-Unis ne semblent pas avoir une stratégie qui aille au-delà de la protection des champs pétroliers et du rétablissement des anciens cadres nationaux et institutionnels. En ce sens, frapper l’EI en Irak (et surtout en Irak), récupérer Mossoul et les riches provinces du nord, aider à consolider le régime autonome du Kurdistan irakien, ce qui revient simultanément à faire refluer les djihadistes et les renvoyer en Syrie (où ils seront plus utiles pour les Occidentaux en combattant à la fois le régime de Damas et les kurdes ‟terroristes‟ du PKK-PYD), apparaissent comme l’axe principal des États-Unis et de la coalition qu’ils entendent mettre sur pied et diriger.
Les bombardements récents sur le sol syrien obéissent à cette ligne générale, même s’ils ouvrent apparemment un second front anti-djihadiste ayant pour visée et effet attendu d’affaiblir le régime de Bachar el-Assad.

Kobanê est située dans la province de Raqqa qui est la place force de l’EI, sa ‟vraie” capitale, vers laquelle se replieront les troupes djihadistes en cas d’offensive majeure sur Mossoul (province de Ninive) et sur l’ouest irakien (la grande province d’Al-Anbâr au ¾ désertique mais avec les villes rebelles de Ramadi et Falloujah et des frontières incontrôlées avec la Jordanie et l’Arabie Saoudite).

Lire la suite sur le site de l’OCL

Quatre choses que la gauche doit apprendre de Kobanê

De nombreuses réactions des gauches occidentales se sont quelque peu repliées de manière prévisible dans le recyclage des critiques de l’impérialisme américain et britannique, sans voir ce qui est vraiment exceptionnel et remarquable dans les évolutions récentes, entre autres le surgissement de l’hypothèse PKK/PYD d’autonomie démocratique en tant que puissante solution de rechange à l’autoritarisme de l’AKP et à la crise des États-nations de toute la région.
Quatre enseignements que nous pouvons et devons retirer des événements de et autour de Kobanê.


Le 7 octobre 2014 – The Disorder of Things

La ville kurde de Kobanê est récemment devenue le centre d’une conflagration géopolitique qui pourrait bien changer le cours de la politique au Moyen-Orient. Après des mois de silence sur la menace que l’EIIL fait peser sur les Kurdes, le monde regarde enfin, même si la ‟communauté internationale” reste remarquablement silencieuse.

Cependant, de nombreuses réactions occidentales, qu’il s’agisse d’universitaires, de journaleux ou de militants, se sont quelque peu repliées de manière prévisible dans le recyclage des critiques de l’impérialisme américain et britannique, souvent au prix de ne pas saisir ce qui est vraiment exceptionnel et remarquable dans les évolutions récentes. Ainsi, à la manière de ces petits articles sous forme de liste numérotée de la gauche contemporaine, voici quatre éléments que nous pouvons et devons apprendre des événements de et autour de Kobanê.

1. – Il est temps de questionner la fixation de l’Occident sur l’EIIL

Si l’on devait croire Barack Obama, David Cameron et Recep Tayyip Erdoğan, la ‟sauvagerie” du ‟fondamentalisme” est l’objectif principal de l’implication de l’OTAN en Syrie. Notamment, de nombreux critiques de gauche reproduisent cette même fixation sur l’EIIL lorsqu’ils examinent les intérêts occidentaux. Cependant, pour une organisation impérialiste toute-puissante soi-disant déterminée à stopper l’‟extrémisme islamique”, l’OTAN a été curieusement inefficace. En fait, les États-Unis sont indirectement responsables de l’armement de l’EIIL et tout à fait incompétents et/ou réticents à armer la résistance kurde résolument laïque.
Les frappes aériennes américaines et britanniques ont été éphémères, et au mieux symboliques, ayant peu d’impact sur la progression de l’EIIL. En outre, la Turquie a fermé les yeux à plusieurs reprises sur l’utilisation par l’EIIL de son territoire et de ses frontières pour, respectivement, permettre ses activités d’entrainement et ses canaux d’approvisionnement. Plus récemment, alors que Kobanê est sur le point d’être conquise, la Turquie a insisté pour que toute assistance militaire au PYD kurde soit conditionnée à l’abandon par ce même PYD de l’autodétermination et de l’autonomie politique de ses cantons, et sur son acceptation de la zone tampon turque dans les régions contrôlées par les Kurdes dans le nord de la Syrie (ce qui va plus loin qu’un simple accaparement colonial de terres).
Maintenant, en considérant que les États-Unis et le Royaume-Uni étaient décidés à intervenir bien avant que l’EIIL soit perçu comme une menace, et en considérant l’hostilité de longue date de la Turquie envers le PKK/PYD, nous devons être plus exigeants que toutes ces analyses de l’intervention qui commenceraient avec l’EIIL et se termineraient avec lui. En bref, il est de plus en plus clair que l’EIIL est un peu plus qu’un prétexte pour l’OTAN pour poursuivre d’autres objectifs géopolitiques – à savoir le renversement d’Assad et la destruction de l’autonomie kurde.

2. – Se méfier de l’internationalisme libéral

Beaucoup de critiques anti-intervention ont fait valoir que des options non militaires restent disponibles par les canaux diplomatiques et la pression sur les acteurs régionaux tels que l’Iran, les États du Golfe et même la Russie. C’est là une lecture erronée de la situation géopolitique au Moyen-Orient. Tout d’abord, les États-Unis ne contrôlent pas si facilement tous les États alliés. Malgré les relations historiques de dépendance, malgré les métaphores de ‟marionnettes”, la plupart des États du Golfe sont des acteurs à part entière remarquablement puissants, ayant des intérêts et des activités qui échappent au contrôle des États-Unis. Toute suggestion aux Saoudiens de mettre fin à l’aide financière est susceptible d’être aussi efficace que de demander à l’EIIL de se calmer un peu.

Deuxièmement, appeler à un engagement diplomatique américain avec la Russie et l’Iran suppose des relations de coopération internationale qui n’existent tout simplement pas. Cela revient à faire fi des rivalités géopolitiques de longue date entre ces trois États-nations en compétition pour la domination régionale. Cela revient à trop mettre l’accent sur les critères des États occidentaux – « si seulement les États occidentaux avaient obligé les vilains États orientaux à faire ceci ou cela, le conflit serait résolu ».

Enfin, cela revient à marginaliser et ainsi à fermer la porte à la possibilité d’autres solutions non étatiques et anticapitalistes basées sur le projet des PYD/PKK d’autonomie démocratique. En effet, on comprend mal pourquoi les impératifs et les motifs de l’impérialisme qui prévalent tant dans l’action militaire ne seraient pas tout aussi problématiques quand il s’agit de « solutions pacifiques » dirigées soit par les pays occidentaux, soit par des puissances régionales en effet réactionnaires et anti-démocratiques. Ainsi, nous devons critiquer et remettre en question les affirmations du gouvernement selon lesquelles l’intervention militaire est « la seule option ». Mais il faut aussi se méfier du pacifisme creux basé sur des conceptions (néo)libérales et centrées sur l’État de la coopération, dans la mesure où les conditions de cette dernière sont absentes (et d’ailleurs, dans le système de l’État capitaliste, elles sont toujours absentes).

3. – Écouter les voix kurdes

La gauche occidentale souffre souvent d’une tendance débilitante et orientaliste à surestimer l’influence des États-Unis et de reléguer les communautés et les sociétés frappées par l’intervention à un statut d’acteurs passifs, pas dignes d’être analysés en tant que tels. En effet, il est frappant de constater le nombre de commentaires anti-impérialistes qui s’appuient moins sur les expériences et la dynamique des communautés kurdes et davantage sur les critiques rabâchées de la logique de prédation de la Grande Puissance.

D’une part, cela peut entraîner la gauche à reproduire les caricatures de l’« affreux sectarisme » et du « fondamentalisme islamique » d’une manière qui ne semble pas très éloignée des arguments de Cameron et d’Obama.

D’autre part, cela prend bien peu en compte les voix des communautés kurdes attaquées puisque leurs intentions et leurs actions n’ont aucune importance pour s’opposer à ‟l’impérialisme à la maison”. La politique qui en résulte peut souvent être délétère. On pourrait se demander, par exemple, ce que les habitants de Kobanê pourraient bien faire des appels à des « alternatives pacifiques à la guerre ». Ceci est particulièrement important, car au Kurdistan occidental (Syrie du Nord), les Kurdes défendent ce qui est sans doute le meilleur espoir pour une politique de gauche dans la région. Même le regard le plus rapide sur l’organisation constitutionnelle et les réalisations politiques des cantons kurdes feraient honte à la plupart des organisations occidentales.

Pourtant, cette semaine, alors que les grèves de la faim et les manifestations de solidarité du peuple kurde avaient lieu au Royaume-Uni et au-delà, les groupes anti-guerre ont organisé une manifestation tout à fait distincte et potentiellement contradictoire. Plus tôt la gauche occidentale abandonnera ses penchants à réduire la lutte des classes à la géopolitique, plus tôt elle pourra offrir une authentique solidarité aux groupes et aux communautés qui le méritent et en ont besoin.

4. – Garder un œil sur la Turquie

En raison de l’attitude de la Turquie vis-à-vis de Kobanê, le peuple kurde et ses alliés ont envahi les rues des villes à travers toute la Turquie, se sont affrontés avec la police et la gendarmerie à un niveau jamais vu depuis le mouvement de résistance de 2013. Les manifestations ont été militantes et précises dans leurs objectifs, en barricadant les rues, en ciblant les checkpoints, les banques, les bâtiments gouvernementaux, de la police et de l’armée, et, selon certains rapports, en libérant certains quartiers.
Ces derniers temps, la politique en Turquie s’était retrouvée dans une impasse, l’énergie de Gezi semblant se dissiper, prise en tenaille entre la violence d’État et les victoires électorales d’Erdoğan. Dans le même temps, le soi-disant processus de paix kurde est au point mort, peut-être irrévocablement, car la réconciliation de l’Etat turc a prouvé n’être guère plus que des paroles. Il est difficile de prédire si la confrontation actuelle entre les manifestants et l’Etat va augmenter, mais il est clair que les machinations turques au Kurdistan entraîneront une réponse kurde en Turquie.

De grands secteurs de la société turque restent profondément racistes (la nuit dernière un hashtag twitter incitant à la violence contre les Kurdes a connu du succès en Turquie) et de ce fait, la polarisation est probable. Cependant, il y a des raisons d’espérer que ce moment puisse être différent. Gezi a préfiguré un nouveau – mais encore très imparfait – soutien à la libération kurde, plus clairement mis en évidence dans le soutien sans précédent au parti pro-kurde HDP au cours des dernières élections présidentielles en Turquie. En outre, à Kobanê, dans le Rojava et ailleurs, le modèle PKK/PYD d’autonomie démocratique constitue une puissante solution de rechange à l’autoritarisme de l’AKP.
À cet égard, l’avenir de Kobanê est crucial pour les aspirations démocratiques et révolutionnaires des peuples turc, syrien, ainsi que kurde.

le 7 octobre 2014

Notes de la traduction :
La plupart des textes en anglais continuent d’utiliser l’ancien nom ‟ISIS” (pour État islamique en Irak et au Levant) pour désigner les djihadistes de cette organisation.
PKK : Parti des travailleurs du Kurdistan (Turquie)
PYD : Parti de l’unité démocratique, le parti-frère du PKK dans le Rojava (Kurdistan occidental / de Syrie).
Le terme de « Gauche » dans le monde anglo-saxon tend à inclure plutôt les militant-e-s et les groupes qui veulent changer l’ordre des choses, et à exclure les « gauches de gouvernement » et de gestion du capital. C’est plus que l’extrême-gauche et moins que toute la gauche.

Lu sur Le site de l’Organisation Communiste Libertaire

Pourquoi le monde ignore-t-il les révolutionnaires Kurdes de Syrie ?

Au beau milieu de la zone de guerre en Syrie, une expérience révolutionnaire et démocratique est détruite par les djihadistes de l’État islamiste. Le reste du monde, et une grande partie de la « gauche », ne semble pas se rendre compte que c’est un scandale.

David Graeber

Anthropologue et militant anarchiste étatsunien

Le 8 octobre 2014


En 1937, mon père s’est porté volontaire pour combattre dans les Brigades internationales dans le but de défendre la République espagnole. Un possible coup d’Etat fasciste avait été temporairement arrêté par le soulèvement des travailleurs, dirigé par les anarchistes et les socialistes, et dans une grande partie de l’Espagne une véritable révolution sociale s’est produite, ce qui a placé des villes entières en autogestion démocratique, les industries sous le contrôle des travailleurs et l’autonomisation (empowerment) radicale des femmes.

Les révolutionnaires espagnols espéraient créer la vision d’une société libre que tout le monde pourrait suivre. Au lieu de cela, les puissances mondiales décrétèrent une politique de « non-intervention » et ont maintenu un strict blocus de la République, même après qu’Hitler et Mussolini, signataires ostensibles, aient commencé à envoyer des troupes et des armes pour renforcer le camp fasciste. Le résultat a été des années de guerre civile qui ont pris fin avec la défaite de la révolution et certains des massacres les plus sanglants d’un siècle sanglant.

Je n’ai jamais pensé qu’au cours de ma propre vie je verrais la même chose se reproduire. Bien sûr, aucun événement historique ne se produit jamais deux fois. Il existe d’innombrables différences entre ce qui s’est passé en Espagne en 1936 et ce qui se passe aujourd’hui dans le Rojava, les trois provinces kurdes situées dans une grande partie du nord de la Syrie. Mais les similitudes sont si frappantes, et si pénibles, que je pense qu’il est de mon devoir, pour quelqu’un qui a grandi dans une famille dont la politique était à bien des égards définies par la révolution espagnole, de dire : nous ne pouvons pas laisser cette expérience se terminer une fois de plus de la même façon.

La région autonome du Rojava, telle qu’elle existe aujourd’hui, est l’un des rares points lumineux – et même très lumineux – qui émerge de la tragédie de la révolution syrienne. Ayant expulsés les agents du régime d’Assad en 2011, malgré l’hostilité de presque tous ses voisins, le Rojava a non seulement maintenu son indépendance, mais est devenu une remarquable expérience démocratique. Des assemblées populaires ont été créés comme organes de décision ultime, des conseils sont sélectionnés avec un équilibre ethnique réfléchi (par exemple, dans chaque commune, les trois élus principaux doivent inclure un Kurde, un Arabe et un Assyrien ou un Arménien chrétien et au moins l’un des trois doit être une femme), il existe des conseils de jeunes et de femmes et, dans un écho remarquable de l’organisation armée Mujeres Libres (Femmes Libres) d’Espagne, une armée féministe, la milice ‟YJA Star” (l’Union des Femmes Libres, l’étoile – « star » – faisant référence à l’ancienne déesse mésopotamienne Ishtar), qui a réalisé une grande partie des opérations de combat contre les forces de l’État islamique.

Comment une telle chose peut-elle se produire et être encore presque totalement ignorée par la communauté internationale, et même dans une très large mesure, par la gauche internationale ? Principalement, me semble-t-il, parce que le parti révolutionnaire du Rojava, le PYD, est l’allié du Parti des travailleurs du Kurdistan turc (PKK), un mouvement marxiste de guérilla qui, depuis les années 1970, a été engagé dans une longue guerre contre l’Etat turc. L’OTAN, les États-Unis et l’UE l’ont officiellement classé comme une organisation « terroriste ». Pendant ce temps, les militants de gauche dans leur grande majorité le dénigraient comme stalinien.

Mais en réalité, le PKK lui-même n’a plus grand-chose d’équivalent avec le vieux et vertical parti léniniste qu’il a été. Son évolution interne et la conversion intellectuelle de son propre fondateur, Abdullah Öcalan, détenu dans une île-prison turque depuis 1999, l’a amené à changer complètement ses objectifs et ses pratiques.

Le PKK a déclaré qu’il n’essayait même plus de créer un Etat kurde. Au lieu de cela, en partie inspiré par la vision de l’écologiste social et anarchiste Murray Bookchin, il a adopté la vision du ‟municipalisme libertaire”, appelant les Kurdes à créer des communautés libres et autonomes, sur la base des principes de la démocratie directe, qui par la suite s’uniraient au-delà des frontières nationales – et qui seront appelées à être progressivement dénuées de sens. Ainsi, ils ont suggéré que la lutte kurde puisse devenir un modèle pour un mouvement mondial vers une véritable démocratie, une économie coopérative et la dissolution progressive de l’État-nation bureaucratique.

Depuis 2005, le PKK, inspiré par la stratégie des rebelles zapatistes du Chiapas, a déclaré un cessez le feu unilatéral avec l’Etat turc et a commencé à centrer ses efforts sur le développement de structures démocratiques dans les territoires qu’ils contrôlaient déjà. Certains se sont demandé si tout cela était vraiment sérieux. Il est clair que des éléments autoritaires demeurent. Mais ce qui s’est produit dans le Rojava où la révolution syrienne a donné aux radicaux Kurdes la possibilité de réaliser de telles expériences dans un territoire étendus et contigu, suggère que c’est là autre chose qu’une façade. Des conseils, des assemblées et des milices populaires ont été formés, les propriétés du régime ont été remises à des coopératives ouvrières autogérées, et cela malgré les attaques continues des forces d’extrême droite de l’Etat islamique (EI). Les résultats sont conformes à toute définition d’une révolution sociale. Au Moyen-Orient, au moins, ces efforts ont été remarqués : en particulier suite à l’intervention des forces du PKK et du Rojava qui se sont frayées un chemin avec succès à travers le territoire de l’EI en Irak pour sauver des milliers de Yézidis réfugiés pris au piège dans les Mont Sinjar après que les peshmergas locaux se soient enfuis. Ces actions ont été largement célébrées dans la région, mais n’ont remarquablement presque pas attiré l’attention de la presse européenne ou américaine.

Maintenant, l’EI est de retour, avec des dizaines de chars de fabrication américaine et de l’artillerie lourde prises aux forces irakiennes, pour se venger contre un grand nombre de ces mêmes milices révolutionnaires à Kobanê, déclarant son intention de massacrer et d’asservir – oui, littéralement asservir – l’ensemble de la population civile. Pendant ce temps, l’armée turque s’est déployée à la frontière pour empêcher que des renforts et des munitions atteignent les défenseurs de la ville, et les avions américains passent au-dessus en bourdonnant et jettent quelques minuscules et occasionnelles bombes symboliques, apparemment seulement pour pouvoir dire qu’il n’est pas vrai qu’ils n’ont rien fait alors qu’un groupe qu’ils prétendent combattre militairement, est en train de liquider les défenseurs de l’une des plus grandes expériences démocratiques au monde.

S’il y avait un parallèle à faire aujourd’hui avec les dévots superficiels de Franco, les tueurs phalangistes, qui serait-il sinon l’EI ? S’il y avait un parallèle à faire avec les Mujeres Libres d’Espagne, lequel peut-il être sinon ces femmes courageuses qui défendent les barricades à Kobanê ? Le monde – et cette fois le plus scandaleusement qui soit, la gauche internationale – va-t-il vraiment être complice d’avoir laissé l’histoire se répéter ?

Publié dans The Guardian (Londres), le 8 octobre 2014.

Traduit sur le site de L’organisation communiste libertaire