Quatre choses que la gauche doit apprendre de Kobanê

De nombreuses réactions des gauches occidentales se sont quelque peu repliées de manière prévisible dans le recyclage des critiques de l’impérialisme américain et britannique, sans voir ce qui est vraiment exceptionnel et remarquable dans les évolutions récentes, entre autres le surgissement de l’hypothèse PKK/PYD d’autonomie démocratique en tant que puissante solution de rechange à l’autoritarisme de l’AKP et à la crise des États-nations de toute la région.
Quatre enseignements que nous pouvons et devons retirer des événements de et autour de Kobanê.


Le 7 octobre 2014 – The Disorder of Things

La ville kurde de Kobanê est récemment devenue le centre d’une conflagration géopolitique qui pourrait bien changer le cours de la politique au Moyen-Orient. Après des mois de silence sur la menace que l’EIIL fait peser sur les Kurdes, le monde regarde enfin, même si la ‟communauté internationale” reste remarquablement silencieuse.

Cependant, de nombreuses réactions occidentales, qu’il s’agisse d’universitaires, de journaleux ou de militants, se sont quelque peu repliées de manière prévisible dans le recyclage des critiques de l’impérialisme américain et britannique, souvent au prix de ne pas saisir ce qui est vraiment exceptionnel et remarquable dans les évolutions récentes. Ainsi, à la manière de ces petits articles sous forme de liste numérotée de la gauche contemporaine, voici quatre éléments que nous pouvons et devons apprendre des événements de et autour de Kobanê.

1. – Il est temps de questionner la fixation de l’Occident sur l’EIIL

Si l’on devait croire Barack Obama, David Cameron et Recep Tayyip Erdoğan, la ‟sauvagerie” du ‟fondamentalisme” est l’objectif principal de l’implication de l’OTAN en Syrie. Notamment, de nombreux critiques de gauche reproduisent cette même fixation sur l’EIIL lorsqu’ils examinent les intérêts occidentaux. Cependant, pour une organisation impérialiste toute-puissante soi-disant déterminée à stopper l’‟extrémisme islamique”, l’OTAN a été curieusement inefficace. En fait, les États-Unis sont indirectement responsables de l’armement de l’EIIL et tout à fait incompétents et/ou réticents à armer la résistance kurde résolument laïque.
Les frappes aériennes américaines et britanniques ont été éphémères, et au mieux symboliques, ayant peu d’impact sur la progression de l’EIIL. En outre, la Turquie a fermé les yeux à plusieurs reprises sur l’utilisation par l’EIIL de son territoire et de ses frontières pour, respectivement, permettre ses activités d’entrainement et ses canaux d’approvisionnement. Plus récemment, alors que Kobanê est sur le point d’être conquise, la Turquie a insisté pour que toute assistance militaire au PYD kurde soit conditionnée à l’abandon par ce même PYD de l’autodétermination et de l’autonomie politique de ses cantons, et sur son acceptation de la zone tampon turque dans les régions contrôlées par les Kurdes dans le nord de la Syrie (ce qui va plus loin qu’un simple accaparement colonial de terres).
Maintenant, en considérant que les États-Unis et le Royaume-Uni étaient décidés à intervenir bien avant que l’EIIL soit perçu comme une menace, et en considérant l’hostilité de longue date de la Turquie envers le PKK/PYD, nous devons être plus exigeants que toutes ces analyses de l’intervention qui commenceraient avec l’EIIL et se termineraient avec lui. En bref, il est de plus en plus clair que l’EIIL est un peu plus qu’un prétexte pour l’OTAN pour poursuivre d’autres objectifs géopolitiques – à savoir le renversement d’Assad et la destruction de l’autonomie kurde.

2. – Se méfier de l’internationalisme libéral

Beaucoup de critiques anti-intervention ont fait valoir que des options non militaires restent disponibles par les canaux diplomatiques et la pression sur les acteurs régionaux tels que l’Iran, les États du Golfe et même la Russie. C’est là une lecture erronée de la situation géopolitique au Moyen-Orient. Tout d’abord, les États-Unis ne contrôlent pas si facilement tous les États alliés. Malgré les relations historiques de dépendance, malgré les métaphores de ‟marionnettes”, la plupart des États du Golfe sont des acteurs à part entière remarquablement puissants, ayant des intérêts et des activités qui échappent au contrôle des États-Unis. Toute suggestion aux Saoudiens de mettre fin à l’aide financière est susceptible d’être aussi efficace que de demander à l’EIIL de se calmer un peu.

Deuxièmement, appeler à un engagement diplomatique américain avec la Russie et l’Iran suppose des relations de coopération internationale qui n’existent tout simplement pas. Cela revient à faire fi des rivalités géopolitiques de longue date entre ces trois États-nations en compétition pour la domination régionale. Cela revient à trop mettre l’accent sur les critères des États occidentaux – « si seulement les États occidentaux avaient obligé les vilains États orientaux à faire ceci ou cela, le conflit serait résolu ».

Enfin, cela revient à marginaliser et ainsi à fermer la porte à la possibilité d’autres solutions non étatiques et anticapitalistes basées sur le projet des PYD/PKK d’autonomie démocratique. En effet, on comprend mal pourquoi les impératifs et les motifs de l’impérialisme qui prévalent tant dans l’action militaire ne seraient pas tout aussi problématiques quand il s’agit de « solutions pacifiques » dirigées soit par les pays occidentaux, soit par des puissances régionales en effet réactionnaires et anti-démocratiques. Ainsi, nous devons critiquer et remettre en question les affirmations du gouvernement selon lesquelles l’intervention militaire est « la seule option ». Mais il faut aussi se méfier du pacifisme creux basé sur des conceptions (néo)libérales et centrées sur l’État de la coopération, dans la mesure où les conditions de cette dernière sont absentes (et d’ailleurs, dans le système de l’État capitaliste, elles sont toujours absentes).

3. – Écouter les voix kurdes

La gauche occidentale souffre souvent d’une tendance débilitante et orientaliste à surestimer l’influence des États-Unis et de reléguer les communautés et les sociétés frappées par l’intervention à un statut d’acteurs passifs, pas dignes d’être analysés en tant que tels. En effet, il est frappant de constater le nombre de commentaires anti-impérialistes qui s’appuient moins sur les expériences et la dynamique des communautés kurdes et davantage sur les critiques rabâchées de la logique de prédation de la Grande Puissance.

D’une part, cela peut entraîner la gauche à reproduire les caricatures de l’« affreux sectarisme » et du « fondamentalisme islamique » d’une manière qui ne semble pas très éloignée des arguments de Cameron et d’Obama.

D’autre part, cela prend bien peu en compte les voix des communautés kurdes attaquées puisque leurs intentions et leurs actions n’ont aucune importance pour s’opposer à ‟l’impérialisme à la maison”. La politique qui en résulte peut souvent être délétère. On pourrait se demander, par exemple, ce que les habitants de Kobanê pourraient bien faire des appels à des « alternatives pacifiques à la guerre ». Ceci est particulièrement important, car au Kurdistan occidental (Syrie du Nord), les Kurdes défendent ce qui est sans doute le meilleur espoir pour une politique de gauche dans la région. Même le regard le plus rapide sur l’organisation constitutionnelle et les réalisations politiques des cantons kurdes feraient honte à la plupart des organisations occidentales.

Pourtant, cette semaine, alors que les grèves de la faim et les manifestations de solidarité du peuple kurde avaient lieu au Royaume-Uni et au-delà, les groupes anti-guerre ont organisé une manifestation tout à fait distincte et potentiellement contradictoire. Plus tôt la gauche occidentale abandonnera ses penchants à réduire la lutte des classes à la géopolitique, plus tôt elle pourra offrir une authentique solidarité aux groupes et aux communautés qui le méritent et en ont besoin.

4. – Garder un œil sur la Turquie

En raison de l’attitude de la Turquie vis-à-vis de Kobanê, le peuple kurde et ses alliés ont envahi les rues des villes à travers toute la Turquie, se sont affrontés avec la police et la gendarmerie à un niveau jamais vu depuis le mouvement de résistance de 2013. Les manifestations ont été militantes et précises dans leurs objectifs, en barricadant les rues, en ciblant les checkpoints, les banques, les bâtiments gouvernementaux, de la police et de l’armée, et, selon certains rapports, en libérant certains quartiers.
Ces derniers temps, la politique en Turquie s’était retrouvée dans une impasse, l’énergie de Gezi semblant se dissiper, prise en tenaille entre la violence d’État et les victoires électorales d’Erdoğan. Dans le même temps, le soi-disant processus de paix kurde est au point mort, peut-être irrévocablement, car la réconciliation de l’Etat turc a prouvé n’être guère plus que des paroles. Il est difficile de prédire si la confrontation actuelle entre les manifestants et l’Etat va augmenter, mais il est clair que les machinations turques au Kurdistan entraîneront une réponse kurde en Turquie.

De grands secteurs de la société turque restent profondément racistes (la nuit dernière un hashtag twitter incitant à la violence contre les Kurdes a connu du succès en Turquie) et de ce fait, la polarisation est probable. Cependant, il y a des raisons d’espérer que ce moment puisse être différent. Gezi a préfiguré un nouveau – mais encore très imparfait – soutien à la libération kurde, plus clairement mis en évidence dans le soutien sans précédent au parti pro-kurde HDP au cours des dernières élections présidentielles en Turquie. En outre, à Kobanê, dans le Rojava et ailleurs, le modèle PKK/PYD d’autonomie démocratique constitue une puissante solution de rechange à l’autoritarisme de l’AKP.
À cet égard, l’avenir de Kobanê est crucial pour les aspirations démocratiques et révolutionnaires des peuples turc, syrien, ainsi que kurde.

le 7 octobre 2014

Notes de la traduction :
La plupart des textes en anglais continuent d’utiliser l’ancien nom ‟ISIS” (pour État islamique en Irak et au Levant) pour désigner les djihadistes de cette organisation.
PKK : Parti des travailleurs du Kurdistan (Turquie)
PYD : Parti de l’unité démocratique, le parti-frère du PKK dans le Rojava (Kurdistan occidental / de Syrie).
Le terme de « Gauche » dans le monde anglo-saxon tend à inclure plutôt les militant-e-s et les groupes qui veulent changer l’ordre des choses, et à exclure les « gauches de gouvernement » et de gestion du capital. C’est plus que l’extrême-gauche et moins que toute la gauche.

Lu sur Le site de l’Organisation Communiste Libertaire