Quelques remarques sur les événements survenus entre le 7 et le 13 octobre 2014
N’était-ce les de moins en moins fréquentes réunions d’opposants au régime de Bachar Al-Asad, les 200 000 réfugiés de toute condition sociale – des plus démunis aux plus aisés -, et les enterrements de jeunes Kurdes stambouliotes partis combattre (voir nos éditions du 4 avril et 7 avril 2014), Istanbul semblait jusqu’à ces derniers jours miraculeusement tenu à l’écart de l’atroce guerre qui affecte la Syrie depuis plus de deux ans. Ivre de son exceptionnalité, oublieuse de son environnement régional, la métropole turque a ainsi poursuivi ses rêves de grandeur, sa frénésie touristique et sa trépidante agitation quotidienne, dans une relative indifférence par rapport à ce qui se déroulait au flanc sud-est du pays.
Cette tranquillité insouciante et cette position préservée ne sont plus de mise après l’appel à « descendre dans la rue pour Kobanê » lancé à l’échelle nationale le 6 octobre 2014 par les partis kurdes présents au Parlement turc (DBP1 et HDP), par la plupart des organisations du mouvement kurde de Turquie – à l’instar du KCK2 -, comme par celles de Syrie affiliées au PKK. Assez soudainement donc, le nom de Kobanê – érigé en symbole de la résistance kurde à l’État islamique… en Syrie, puis de la résistance à l’AKP en Turquie, par un effet de contamination – a commencé à se faire entendre dans les rues d’Istanbul.
Les formes prises par les mobilisations de rue en soutien ou solidarité à la résistance de Kobanê à partir du 6 octobre ont varié, de la conférence de presse, autorisée ou non, à la manifestation de rue, en passant par des concerts de rue en solidarité. Nous ne retiendrons ici que celles qui ont donné lieu à des actes de violence, à des affrontements physiques ou armés, avec dégâts humains ou matériels : affrontements avec les forces de sécurité, affrontements entre jeunes Kurdes décidés à porter l’insurrection (Serhildan en kurde) à Istanbul et « partisans » de l’État islamique (İŞİD en turc), descentes sur des bâtiments abritant des institutions jugées partisanes, dégradation de véhicules publics ou de mobilier urbain… Ceci dit, il faut se méfier des actes de violence à enjeux très locaux qui semblent avoir pris pour prétexte cette grande crise, à l’exemple de ce qui paraît s’être produit à Şahintepe/Başakşehir en septembre 20143. En effet, on constate que dans plusieurs quartiers périphériques où les projets de transformation urbaine sont fortement contestés par la population habitante – à l’instar de Kanarya dans l’arrondissement de Küçükçekmece -, des violences perpétrées ces derniers jours contre des opposants locaux notoires de ces projets ont saisi comme prétexte l’affrontement « Partisans de l’État islamique » / « Partisans de la résistance kurde syrienne/turque4 ». Prudence donc ; il faut éviter les lectures trop rapides à partir des seules appartenances opportunément revendiquées ou assignées. Pour revenir aux répertoires d’action déployés, le blocage des voies routières et autoroutières est devenu un mode d’action à part entière non sans risques5 qui entraîne une « sortie du quartier » et conduit à une délocalisation de l’expression par rapport aux foyers de population.
Quatorze des trente-neuf arrondissements d’Istanbul ont été affectés par ces manifestations violentes. Les principaux lieux d’affrontement correspondent – Beyoğlu et Kadıköy mis à part – à des zones urbaines non consolidées, caractérisées par des concentrations kurdes de formation récente mêlées à d’autres présences migrantes (Esenyurt, Sultanbeyli, Sultangazi, Arnavutköy). Soit des territoires périphériques caractérisés par de fortes tensions sur les marchés du travail et du logement, autrement dit des bassins d’emplois précaires où l’économie du bâtiment et l’économie textile – toutes les deux massivement non-déclarées – prédominent largement. Esenyurt, où des blessés graves8 étaient déplorés dans la nuit du 8 au 9 octobre 2014, fait partie des rares arrondissements – avec Sultanbeyli et Arnavutköy), où le DBP/HDP a obtenu plus de 10% des suffrages exprimés lors des deux dernières élections locales de mars 2009 et de mars 2014 (Fig.1 & Tab. 2). Rappelons que c’était déjà à Esenyurt, jeune arrondissement institué en 2008, par ailleurs tristement célèbre pour ses accidents du travail dans le secteur du bâtiment, que des violences avaient endeuillé la campagne électorale de mars 2014.
Si l’on compare avec les mouvements sociaux de l’époque de Gezi (fin mai-juin 2013), il apparaît que les périphéries sociales et spatiales ont été beaucoup plus actives pour Kobanê que pour Gezi, même si certains territoires d’action privilégiés des organisations d’extrême gauche (comme Gazi, Okmeydanı, Gülensu/Gülsuyu et Nurtepe) se sont aussi distingués au moment de Gezi. Mais ces territoires sont des lieux d’opposition chronique : les mobilisations qui s’y déroulent de façon presqu’endémique ne sont médiatiquement visibles que quand Istanbul est par ailleurs le théâtre de manifestations et mouvements de rue.
Beyoğlu est à mettre à part. Le cœur de l’arrondissement en tout cas (on ne parle pas de ses marges, Örnektepe ou Okmeydanı), malgré les injonctions de la police, fonctionne encore comme la principale scène métropolitaine d’expression de l’opposition politique, tout au long de l’avenue İstiklâl, de la place Tünel à la place Taksim, via la « place » du lycée Galatasaray, près de la poste du même nom, qui est encore un des spots les plus affectionnés pour les déclarations de presse (basın açıklaması). Dans une moindre mesure la place du quai de Kadıköy et le lieu-dit Altıyol (ou Boğa) remplissent une fonction équivalente pour la rive anatolienne et le centre de Kartal pour la périphérie anatolienne.
Du point de vue de la configuration des acteurs de ces protestations violentes et violemment réprimées on a vu principalement, d’un côté les jeunesses urbaines du PKK – regroupées sous la bannière YDG-H (Mouvement des Jeunesses Révolutionnaires Patriotes9), organisation apparue en 201310 – et, de l’autre, des groupes liés à l’AKP et des sympathisants du HÜDA PAR11, une formation kurde islamique affichant plus ouvertement son opposition radicale au PKK et au HDP que son soutien à l’État Islamique. Très organisés (en « Forces de sécurité » pour le YDG-H ou son équivalent féminin le YDGK) et actifs dans l’est et le sud-est du pays, ces acteurs ont donc émergé aussi pleinement sur le théâtre stambouliote.
Cependant, il faudrait pouvoir aller au-delà de cette polarisation. En effet, si du « côté kurde », pour simplifier, les acteurs mobilisés sont à peu près placés sous la même bannière – avec cependant des différences locales selon l’implication des formations d’extrême gauche, la collaboration entre formations du mouvement kurde et ces dernières n’étant pas toujours harmonieuse, loin de là -, la composition des « partisans de l’État islamique » varie en fonction des terrains concernés. A Bağcılar, Arnavutköy ou Sultanbeyli par exemple, il semble que les manifestants kurdes se soient heurtés à des membres (souvent d’origine kurde eux-mêmes) de différentes confréries, fondations et associations liées de près ou de loin au Hüda Par. En revanche à Esenyurt les militants kurdes ont trouvé devant eux plutôt des ultra-nationalistes et à Zeytinburnu12 des ultra-nationalistes aussi, appuyés par quelques Afghans, Turkmènes et Kazakhs stipendiés, tout dévoués à la cause turque/turciste. Dans tous les cas, les petits commerçants soutenus par les pouvoirs locaux (AKP voire CHP), les polices municipales et la police ont conclu des alliances tactiques ou de facto avec ceux qui s’opposaient aux manifestations de rue perçues comme une menace pour le bon ordre des affaires.
Les manifestations de rue ont en outre revêtu une incontestable dimension de classe, beaucoup plus nette qu’au moment de Gezi. On a ainsi vu à Esenyurt, Beylikdüzü et Halkalı les travailleurs du secteur du bâtiment – migrants kurdes en partie – descendre dans la rue pour protester, opérant une jonction entre des revendications relatives à leurs conditions de travail et de rémunération et le drame de Kobanê.
Compte tenu du répertoire d’action de groupes comme le YDG-H – cocktails Molotov, destruction de lieux ou d’instruments « symboles » d’un système honni -, la criminalisation de l’ensemble des manifestants par les autorités locales et nationales et par une grande partie de la presse (même celle de la cemaat) a été immédiate. Et même si le 9 octobre 2014 le secrétaire général du HDP s’est employé à rappeler que son appel du 6/10 à descendre dans la rue n’était pas un appel à la violence et au vandalisme, l’amalgame semble fait. L’esprit du processus de paix insufflé fin 2012 paraît avoir déserté aussi Istanbul.
Si l’on met à part les scènes politiques urbaines habituelles, les lieux d’affrontements correspondent à des zones d’immigration récente et mêlée – où il est aisé de monter un groupe de précaires contre d’autres-, à des bassins d’emploi précaire (textile et bâtiment), et des zones d’implantation ancienne d’organisations de gauche radicale. Par conséquent, toute comparaison avec le(s) soulèvement(s) de Gezi semble inadéquate. La sociologie est différente – les beaux quartiers ne sont pas descendus dans la rue pour Kobanê comme ils l’ont fait pour Gezi -, la composante alévie très nette au moment de Gezi semble ici pour l’instant mineure. A l’échelle de la Turquie les mobilisations pour Kobanê se révèlent notablement plus populaires et massives que celles pour Gezi ; à l’échelle d’Istanbul, si l’on note quelques convergences entre Gezi et Kobanê du côté des organisations professionnelles et syndicales (la confédération KESK ayant appelé le 9 à faire grève), des organisations féministes, étudiantes et d’extrême gauche, ce sont d’autres groupes sociaux et d’autres organisations qui ont émergé dans la rue. Mais les composantes socio-démocrates nationalistes (CHP, DSP, TGB), comme les composantes d’extrême gauche nationaliste (İşçi Partisi ou TKP), à la pointe des soulèvements de Gezi sont là totalement absentes13.
Au total, sur les plus de 120 personnes placées en garde à vue suite aux affrontements des jours précédents dans le département d’Istanbul dix-neuf ont été conduites devant le procureur le 13 octobre 2014. La tension n’en demeure pas moins grande dans quelques zones urbaines – avec une dimension anti-Alévis surajoutée à Sarıgazi/Sancaktepe – et l’on peut craindre que les enterrements de jeunes volontaires des deux camps morts au combat en Syrie ne donnent lieu à des débordements. L’entrée d’Istanbul dans le temps et les affres de la guerre en Syrie et aux frontières sud-est du pays, ne s’est pas opérée de manière aussi violente que dans l’est du pays (le 13 octobre on dénombre plus de 40 personnes décédées dans l’ensemble du pays, dont une à Istanbul14). Elle s’est réalisée de façon spatialement discontinue et intermittente. Istanbul fonctionne donc comme une sorte de caisse de résonance fragmentée, qui répercute, relaie, diffracte, amplifie, réinterprète sélectivement et en même temps étouffe et déforme tout ce qui affecte l’ensemble du territoire et du corps national, et, dans une moindre mesure, tout ce qui affecte les pays de la région.
Même s’il faut garder raison et rappeler que la très grande majorité de la population d’Istanbul n’a entendu parler de ces événements qu’à la télévision ou par les réseaux sociaux, le fait de (re)voir l’armée déployée dans la rue (comme à Esenyurt, le 8 octobre), plus de trente ans après la période du coup d’État de septembre 1980, ne manque pas de laisser perplexe sur la « Nouvelle Turquie ». Et la violence de certaines altercations dans la presse nationale – des journalistes de quotidiens pourtant « modérés et libéraux », sombrant dans l’injure, se permettant de lancer de véritables appels au lynchage de confrères ou de responsables de formations politiques légales – ne fait qu’ajouter aux tensions et au trouble.
- En juillet 2014 le DBP (Parti des Régions Démocratiques) a remplacé le BDP (mai 2008-avril 2014) comme parti légal du mouvement kurde. Il coexiste au Parlement turc avec le HDP fondé en octobre 2012. [↩]
- Koma Civakên Kurdistan ou Union des communautés du Kurdistan, cette institution créée en 2005 est censée, au-delà et au-dessus du PKK, préparer la gestion politique de l’ensemble du Kurdistan. [↩]
- Sur ces petites affaires locales qui se déguisent derrière de grandes causes internationales : İrfan Bozan, “1 mahalle, 2 cinayet” : (URL : http://www.aljazeera.com.tr/al-jazeera-ozel/1-mahalle-2-cinayet) (dernière consultation : 09 10 2014). [↩]
- Voir : “Le problème ce n’est pas Kobanê, c’est la Transformation Urbaine”, Taraf, 13 octobre 2014, p. 2. [↩]
- On se rappelle la mort de Mehmet Ayvalıtaş, jeune manifestant issu du quartier Mustafa Kemal (Ümraniye) le 2 juin 2013, alors qu’il participait au blocage du trafic sur l’autoroute qui surplombe le quartier. [↩]
- Voir : http://haber.sol.org.tr/soldakiler/emek-gencligi-uyesi-mert-degirmenci-yasamini-yitirdi-haberi-98449 (dernière consultation, 10 10 2014). [↩]
- Voir : http://www.bestanuce1.com/haber/138373/kanarya-mahallesinde-provokasyon-endisesi&dil=tr (dernière consultation, 10 10 2014). [↩]
- Voir Taraf, 10 octobre 2014, p. 2. [↩]
- Le YPG-H a même réitéré un appel à la révolte/insurrection (Serhildan en kurde) le 14 octobre en début d’après-midi. Voir : http://www.bestanuce1.com/haber/139928/serhildan-atesi-gurlestirilmeli (dernière consultation, 14 10 2014). [↩]
- Voir sa page twitter : https://twitter.com/YDG_HKomutan [↩]
- “Parti de la Cause Libre” (Hür Dava Partisi) dont il faut lire “Parti de Dieu” la contraction généralement utilisée “Hüda Partisi”. Ce parti légal, qui semble bénéficier de la protection bienveillante de l’AKP, est, quand on considère la trajectoire de ses dirigeants, un avatar du Hezbollah, une formation illégale sanguinaire utilisée par les forces de sécurité et certaines composantes de l’appareil d’État pour assurer les sales tâches contre les militants du mouvement kurde au cours des années 1990. A propos du Hezbollah, voir le Dossier de l’IFEA de Gilles Dorronsoro (n°17) de mars 2004 : (URL : http://www.ifea-istanbul.net/dossiers_ifea/Bulten_17.pdf ). Par ailleurs, le site Internet du parti Hüda est sans ambiguïté quant à sa position sur le conflit syrien ; voir le rapport en ligne : http://hudapar.org/Detay/Haber/951/tarihi-sureciyle-suriye-siyaseti-ve-tikanan-arap-bahari.aspx (dernière consultation, 09 10 2014). [↩]
- On rappellera que l’arrondissement de Zeytinburnu a été le théâtre de violences antikurdes caractérisées durant l’été 2011. Voir le rapport circonstancié produit par l’Association des Droits de l’Homme (İHD) : http://www.ihd.org.tr/index.php/raporlar-mainmenu-86/el-raporlar-mainmenu-90/2411-ozelrapor20110803.html (dernière consultation : 10 10 2014). [↩]
- Ces derniers jours, les quotidiens Sözcü, Aydınlık et Cumhuriyet – très anti-AKP -, se sont objectivement, face à la « menace kurde », rangés du côté du discours de l’ordre et de l’intégrité territoriale porté par l’AKP. Il en va de même des quotidiens de la cemaat, Zaman et Bugün. [↩]
- Pour un premier bilan le 14 octobre au matin, voir : http://www.bestanuce1.com/yazdir.php?id=139818 (dernière consultation : 14 10 2014). [↩]